Jaurès en chansons et poésies, de son assassinat à nos jours

Dès l’assassinat de Jean Jaurès, de nombreuses poésies et chansons participent à la construction de sa mémoire. Mieux encore, elles définissent le modèle archétypal de discours qui va être accolé au souvenir du tribun. Grâce à Thomas Valero, qui nous fait découvrir ces compositions, on retrouve des artistes comme Anna de Noailles, Montéhus, Brel…

Concourant au mythe par leur codification – versification, rythme et structure métrique –, les poésies et chansons en hommage à Jaurès ont un caractère savant et populaire. Cependant, elles se bâtissent « contre » : contre le discours dominant, notamment belliciste, et contre le modèle littéraire des esthètes bourgeois en proposant un « langage vrai1Marc Angenot, « La poésie socialiste au temps de la Deuxième Internationale », Discours social, vol. XXXIII, septembre 2010, p. 3. ». La poétique se met ainsi au service d’une contre-culture qui perpétue la tradition de militantisme chantant les luttes sociales, évoquant les événements épico-révolutionnaires ou la « martyrologie des géants de 1848 ou 18712Ibid. ».

L’histoire de la gauche est jalonnée de chants, de poésies et d’odes car ceux-ci structurent l’imaginaire. Ils sont le prolongement d’une culture, d’une histoire et d’une mémoire3Voir Augustin Belloc, « Les chants et chansons politiques, liants structurants de l’action politique », Le Temps des ruptures, 23 octobre 2021.. Ces chansons de geste jaurésiennes mettent en lumière de manière nette l’évolution de cette mémoire4Le travail de recension des poésies et chansons évoquant Jaurès qui est conduit dans le courant des années 1970-1980, comme l’ouvrage de Jacqueline Lalouette Jean Jaurès, l’assassinat, la gloire, le souvenir (Paris, Perrin, 2014), offrent un large panel des textes étudiés.. Plus encore que les discours prononcés à l’occasion de commémorations, chants et poèmes présentent une image différenciée sur un siècle. Le portrait que les poètes-militants dressent est constitué de topoï qui ponctuent l’ensemble des œuvres dédiées à Jaurès. À partir des années 1980, la chanson va prendre le pas sur la poésie et souligner, tout en conservant certains topoï, la nouvelle place de Jaurès dans la mémoire nationale.

1914-1924 : du martyr à l’affirmation du saint laïque

La fixation de la chanson de geste jaurésienne

Dans le courant du mois d’août 1914, des poèmes d’hommage sont reproduits dans la presse socialiste. Ainsi, Ernest Montusès5Ernest Jean Semonsut (1880-1927), homme politique et écrivain français. Bibliothécaire, il écrit sous le pseudonyme de Montusès dans plusieurs journaux (Le Petit Indépendant de l’Allier, Le Socialiste de l’Allier). Il adhère au Parti ouvrier français de Guesde. Congédié par la municipalité de Montluçon, il devient rédacteur en chef du Combat social. Conseiller municipal de Montluçon, chargé de l’instruction publique (1908-1912), il est élu conseiller général du canton de Montluçon. En 1921, il adhère à la Section française de l’Internationale communiste (SFIC), et fonde et dirige le journal Le Travail, d’obédience communiste., dans le journal Le Socialiste de l’Allier, rédige le 1er août son À Jean Jaurès. Anna de Noailles6Anna de Noailles (1876-1933), poétesse et romancière française. Elle tient un salon attirant l’élite intellectuelle littéraire, artistique et politique, notamment Jean Jaurès., Maurice Bouchor7Maurice Bouchor (1855-1929), homme de lettres français. Dreyfusard, membre de la Ligue des droits de l’homme, il est aussi très impliqué dans le mouvement des universités populaires, pour lesquelles il publie de nombreuses pièces. et Montéhus8Gaston Mardochée Brunswick dit Montéhus (1872-1952), chansonnier français. Auteur de Gloire au 17e, La Jeune Garde, Vas-y Léon, il se présente progressivement comme « le chanteur humanitaire ». D’abord socialiste modéré, il connaît un certain succès avant la Première Guerre mondiale. Après une période de longue défaveur du public, il soutient le Front populaire pour connaître une existence miséreuse durant l’Occupation. À la Libération, il continue d’écrire poèmes et chansons sans pour autant connaître à nouveau le succès. écrivent chacun un poème publié dans la presse nationale9Pour aller plus loin : Pierre Bonet, Les Sentiments et les revendications des classes laborieuses en France au travers des chansons de Gaston Montéhus : 1895-1920, mémoire de maîtrise sous la direction de Jacques Droz, Université Paris 1, 1968. : respectivement La Mort de Jean Jaurès, À Jaurès10Maurice Bouchor, « À Jaurès », L’Humanité, 31 août 1914. et Le Rêve de Jaurès11OURS – fonds Montéhus 25 APO 1. Ce poème ne semble pas avoir été publié dans la presse.. Les deux premiers jettent les bases des thèmes abordés dans les odes au tribun. Anna de Noailles s’emploie à rappeler que Jaurès est une voix :
« Tout ce qui fut l’esprit de cet homme qui dort, / Le tonnerre des sons, le feu du cœur, les gestes, / Se glissait doucement et rejoignait plus haut, / L’éther universel où l’hymne a son tombeau. »
Bouchor insiste sur le « maître », « l’exemple », le « guide », « le généreux cœur plus large que tout autre », bien qu’il souligne aussi :
« Qui nous redressera comme toi ? Quel silence / Depuis qu’on n’entend plus ta voix. »
Dans les deux poèmes, Jaurès est présenté comme une puissance de la nature, un être bon, l’espoir et le chemin vers la paix et un monde nouveau. Le champ lexical de la lumière est présent dans les deux textes. Les auteurs associent surtout Jaurès à l’idée d’apôtre12Chez Anna de Noailles : « […] lucide et serein, / Populaire et secret comme sont les apôtres, / N’ayant plus pour désir que le bonheur des autres ». Chez Bouchor : « Tu luttais en héros, tu parlais en apôtre. » et le présentent comme la première victime d’une guerre qu’il voulut empêcher13Chez Anna de Noailles : « L’histoire s’emparait, éplorée, alarmée, / De ce héros tué en avant des armées… » Chez Bouchor : « La guerre a fait de toi sa première victime ».. Seulement, dans le poème de Bouchor, on trouve la formule promise à un heureux avenir : « Pur martyr de la Paix ».

Le Rêve de Jaurès de Montéhus, certainement écrit concomitamment aux deux autres, contient les mêmes thèmes :
« Jaurès était la grande voix humaine, / L’espoir des gueux, des parias, des damnés, / En l’écoutant, moins lourde était leur chaîne / Voilà pourquoi il fut assassiné » ;
« Qu’il était beau ce grand maître du verbe » ;
« Quand il parlait, il nous livrait son âme / Son cœur pour nous était pétri d’amour, / On se sentait réchauffé par sa flamme / Et l’on voyait venir de meilleurs jours » ; « Et c’est Jaurès le premier qui tomba ! »

L’année 1915 apporte plusieurs sujets neufs. La Mort de Jaurès14René Fauchois, « La mort de Jaurès », L’Humanité, 2 mars 1915. de René Fauchois15René Fauchois (1882-1962), homme de lettres français. D’abord acteur, il se tourne rapidement vers l’écriture de pièces. Proche des grands noms du théâtre français comme Sarah Bernhardt, Georges de Wissant et surtout Sacha Guitry – il fait plusieurs apparitions dans ses films –, il devient secrétaire du syndicat des auteurs dramatiques et président de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques. traite de la guerre. La question « Qu’aurait fait Jaurès ? » apparaît. Fauchois, dans sa longue dernière strophe, prend le parti d’un Jaurès artisan de la défense nationale malgré quelques nuances :
« Un peuple de soldats demain, en rangs épais, / Suivra le corbillard du tribun de la paix. / Sombre ironie ; et quand nous sécherons nos larmes / Nous n’aurons qu’une voix pour crier : « France ! Aux armes ! »
S’adressant à Raoul Villain, il écrit :
« Tu dois être en effet dément, ayant une arme / Pour oser lorsque règne une grande alarme / T’en servir autrement que contre l’ennemi / Et pour tuer Danton la veille de Valmy. »
Les poèmes de Victor Basch16Victor Basch (1863-1944), philosophe et homme de lettres français, d’origine hongroise, cofondateur de la Ligue des droits de l’homme. Universitaire et socialiste, il prend part au combat dreyfusard aux côtés de Lucien Herr et lutte contre l’extrême droite. Juif, franc-maçon, président de la Ligue des droits de l’homme, il est recherché par le régime de Vichy alors qu’il se cache à Caluire-et-Cuire. Il est exécuté par la Milice en janvier 1944. et de Georges Pioch17Georges Pioch (1873-1953), journaliste français. Collaborateur pour différents journaux et auteur antimilitariste, il adhère à la SFIO en 1915 puis milite à la SFIC. Il est exclu de L’Humanité en 1922, puis du PC l’année suivante. Orateur de grande qualité, il est membre du comité central de la Ligue des droits de l’homme puis président de la Ligue internationale des combattants de la paix. Pacifiste intégral, lors de la Seconde Guerre mondiale, il écrit des chroniques dans L’Œuvre de Marcel Déat. Il quitte ses fonctions en 1943. À la fin de la guerre, il dénonce l’épuration, se retire dans le Sud en donnant des articles à Nice-Matin., tous deux publiés dans L’Humanité du 31 juillet 1915, ne varient guère : Jaurès est l’incarnation de l’humanité et la bonté même. Victor Basch le compare à Prométhée : « Il se sent enchaîné, le Captif éternel. » Georges Pioch fait de même mais plus subtilement encore en interrogeant :
« Quel geste à nos foyers va rallumer sa flamme / Puisque Jaurès n’est plus qu’en immortalité ? »
Renvoyant l’Allemagne à son bel héritage, il écrit :
« Quand un peuple qui fut Beethoven, Kant et Goethe / Assouvit lâchement sur le droit abattu / Un idéal de proie et de fureurs de meute, / Quand l’héroïsme est meurtre, et le crime vertu ».
Basch fait de même :
« Malgré tous les Césars et leurs hordes traîtresses / Que chassera du sol sacré la vengeresse / L’indomptable valeur des bons soldats du Droit ».

Signalons l’existence d’une chanson intitulée Gambetta-Jaurès18Archives BNF – 4 VM7.288 : « Gambetta-Jaurès ». Le document donne les informations suivantes : « paroles et musique de C.L. » ; « Auteur inconnu. » Le document qui présente une partition est « en dépôt, à Saint-Denis chez Madame Le Bozec, 10 rue de la Légion d’Honneur et à Paris, Chez Roblot, 67 Rue Caumartin ». Le tampon de dépôt à la BNF indique 1916. Ces derniers éléments laissent à penser que l’auteur de ce texte, sans doute écrit dans le courant de l’année 1915, est un proche de l’Action française.. Les paroles associent les deux tribuns populaires :
« Cahors nous donna Gambetta / Albi Jaurès. Tous deux bavards sonores / Gros nourrissons que Faconde allaita / Ô République, en vain tu les honores : / Le vrai Français les détesta ! »
Il est intéressant de constater que, dans l’esprit de l’auteur, Jaurès et Gambetta sont tous deux des traîtres : « Oh ! que Berlin, s’il veut, les glorifie : / Notre pays les rejeta. » Il se satisfait visiblement que ces deux derniers soient enfin silencieux.

Les deux dernières années de guerre se bornent à approfondir les thèmes abordés depuis l’assassinat. On constate qu’à partir du deuxième anniversaire, l’image de martyr – voire de nouveau Jésus – se renforce et apparaît dans la quasi-totalité des poésies. Il en est ainsi dans le poème en prose d’Henri Guilbeaux19Henri Guilbeaux (1884-1938), écrivain et journaliste. Proche des mouvements anarchistes, il rejoint les socialistes. Pacifiste convaincu, réformé durant la Première Guerre mondiale, il se réfugie en Suisse où il se rapproche de Lénine. Condamné à mort par contumace en France en 1919, il est expulsé par les autorités suisses en Russie où, à partir de 1923, il devient correspondant pour L’Humanité. Exclu de la SFIO en 1929, il revient en France et sa sentence est cassée après un procès en révision. Il passe les dernières années de sa vie à alerter l’opinion sur les dangers du stalinisme., Du champ des horreurs : « Les catholiques français, qui gémissent sur le sort de la cathédrale de Reims n’ont pas pleuré ta mort, ô vrai et unique chrétien ! », puis plus loin : « À ta tombe, je ne suspends nulle couronne, / Mais je te salue, Jaurès, du beau nom de martyr. »

La lassitude de la guerre et la nécessité de poursuivre l’œuvre de Jaurès, singulièrement celle de la paix, vont devenir les thèmes récurrents de la poésie jaurésienne. La révolution d’Octobre en Russie ne fait qu’amplifier ce phénomène. En 1917, Raoul Verfeuil20Raoul Verfeuil (1887-1927), poète et homme politique français né à Montauban. Militant socialiste, il se prononce dans un premier temps contre l’adhésion à la IIIe Internationale, puis se ravise en rejoignant cette dernière ainsi que la majorité constituant le Parti communiste. En 1922, il est exclu de la SFIC. Après s’être rapproché de l’Union socialiste communiste, il adhère à nouveau à la SFIO en 1924., dans son poème dédié à Jaurès publié dans la Librairie d’action d’art de la ghuilde « Le Forgeron », est catégorique :
« Oh non ! tu n’aurais pas légitimé la guerre, / Toi qui la combattis si vigoureusement ! / Tu n’aurais pas absous les bandits de naguère ; / Le crime aurait reçu son juste châtiment. / Oh non ! tu n’aurais pas prêché la guerre sainte / Guerre dite du Droit et de la Liberté ! / Il monte des charniers de trop lugubres plaintes / Et le nombre des morts encor n’est pas compté. »

Le poème de Marcel Martinet21Marcel Martinet (1887-1944), homme de lettres français. Militant socialiste et pacifiste, ce normalien se rend célèbre lors du premier conflit mondial avec Les Temps maudits. Il adhère au Parti communiste et devient jusqu’en 1923 directeur littéraire de L’Humanité. Il se montre critique envers le stalinisme dans les années 1930 et mène le combat antifasciste., écrit au printemps 191822Marcel Martinet, À un homme en allé., associe le souvenir de Jaurès à la révolution de 1917 :
« Et qui regardons à présent, / Impuissants et le cœur battant / Passer dans le Ciel d’Orient / Les vagues d’ombre et de lumière / De ta lutte, ô Russie révolutionnaire. »

En quatre ans, la chanson de geste jaurésienne s’est dessinée avec ses thèmes classiques, ses passages obligés, ses topoï littéraires et ses formules instituées. Si la sensibilité des poètes varie, on peut dégager une structure relativement analogue pour l’ensemble du corpus sur les années de guerre : l’horreur et le choc de l’assassinat commis par un fou, le génie, la culture et la bonté de Jaurès, le champ lexical de la nature, du verbe et de la lumière, Jaurès immortel/prophète/martyr/saint/apôtre, Jaurès combattant de la paix, Jaurès première victime de la guerre et, enfin, le serment de perpétuer sa mémoire et son œuvre.

Les accommodements pour mieux canoniser un saint laïque

La panthéonisation de 1924 consacra un Jaurès plus radical-socialiste que socialiste. Ainsi, le Cartel des gauches panthéonisait la paix et, en un sens, toutes les victimes de la Grande Guerre. Les odes et poèmes publiés dans la presse lors de l’événement tendent à le démontrer.

Dans Le Journal d’Aubenas, le 23 novembre 1924, on trouve en une un texte de Gabriel Forges vantant l’« Apôtre de la paix mondiale, universelle ; / Lyrique incomparable et sublime penseur » ; « Tu donnas une forme à la félicité / Hors de laquelle il n’est de paix, ni d’harmonie, / Et la guerre devient une affreuse manie. » Les deuxième et troisième strophes du poème d’Anna de Noailles, Immortalité, lu par la tragédienne Madeleine Roch lors de la cérémonie, contiennent davantage cette idée que ce sont aussi les victimes que l’on panthéonise.

L’Ode panthéïque de José Leconte publiée le 8 novembre est sans doute la meilleure synthèse des accommodements opérés :
« Ayant prévu la Guerre aux griffes de Harpie, / Tu sus nous rallier à la noble utopie / Dont tes jours étaient occupés, / Pour qu’à rebours des Temps descanons et des aigles, / Chacun se mît, selon les plus humaines règles, / Au travail des Faisceaux de Paix ! » ;
« Non ! rien ne périra de ton Œuvre si forte / Car avec toi la Paix féconde n’est pas morte / Et tous les peuples disent : “Non !” / Tant que tu dormiras dans la Crypte éloquente / La Gorgone, jamais, ne vaincra la Bacchante /Car la Paix s’attache à ton Nom !… »

Certaines œuvres furent plébiscitées. Le Combat social du 23 novembre 1924 indique que le Chant d’apothéose23Robert Brécy, « Chant d’apothéose pour Jaurès au panthéon », Bulletin de la société d’études jaurésiennes, n° 82, juillet-septembre 1981, p. 4-6. de Gustave Charpentier sur le poème de Saint-Georges de Bouhélier a rencontré un vif succès. Comœdia note qu’il a été joué au Trocadéro avec les mêmes exécutants qu’au Panthéon24Comœdia, 25 novembre 1924. et qu’il a été favorablement accueilli par les militants présents : « Une longue ovation fut faite à l’illustre compositeur […] dont les attitudes émouvantes autour du buste de Jaurès reçurent une unanime approbation25Ibid.. »

Dans un style grandiloquent, Chant d’apothéose dépeint un Jaurès quasi déifié, reprenant des images de la littérature héroïque. L’auteur évoque subtilement son statut nouvellement acquis de grand homme :
« Et voilà pourquoi nous te saluons / Comme un homme grand, / Ô Poète qui as noblement accompli / En entier / Ta mission de bonté et de justice26Robert Brécy, « Chant d’apothéose pour Jaurès au panthéon », art. cit. ! »

Jaurès commémoré : statues et poésies

L’inauguration d’un monument ou d’un buste est aussi l’occasion d’entendre un poème en l’honneur de Jaurès. La pratique semble répandue et très en vogue durant l’entre-deux-guerres et au moins jusque dans les années 1950. Des concours poétiques pouvaient avoir lieu. Le comité du monument Jean Jaurès de Montpellier a ainsi organisé un concours d’odes n’excédant pas 50 vers27« Un concours pour une ode à Jean Jaurès », Le Populaire, 19 septembre 1922.. La poésie ayant remporté le concours fut lue lors de l’inauguration, celle arrivée deuxième dans le courant de l’après-midi.

Ce sont souvent des poètes locaux qui chantent les vertus et la gloire de Jaurès. En 1921, à Perpignan, Albert Bausil, alors directeur du journal Le Cri catalan, publie dans son journal un long poème intitulé À Jaurès. Huit ans plus tard, lors du dévoilement de la statue de Jaurès dans le square du Capitole à Toulouse, c’est un professeur, ancien collègue de Jaurès, Erembert Delmas, qui rédige une ode que Le Midi socialiste publie sous le titre Ode inédite au tribun.

La longueur des poèmes ne modifie cependant pas la nature des thèmes abordés, ne faisant qu’en épaissir le trait avec plus ou moins de bonheur… Toutefois, les auteurs s’attachent à préciser la place et l’emploi de la statue dans la cité. Albert Bausil le fait dès la première strophe :
« Jaurès, le Roussillon a voulu ton image / Sous les arbres ensoleillés de sa Cité / Pour que le Catalan, laborieux et sage / Apprenne en te voyant chaque jour davantage / La leçon de travail, de paix et de bonté. »

Dans son ode, Erembert Delmas résume dans les trois dernières strophes l’usage de l’œuvre monumentale promise à un avenir tourmenté :
« Dans ce square vivant, voisin du Capitole / À son aise chacun contemplera tes traits / Et pourra croire entendre encore une parole, / Pour qui l’art de bien dire épuisa ses secrets. / […] Toulousain honneur à toi pour cette apothéose ! / Car toi seul tu pouvais élever en son rang / Le citoyen sans tache et le tribun sans rose / Que la postérité dénommera le Grand. »

Quelques strophes plus haut, cet ami de Jaurès remarquait qu’en l’espace de quelques années :
« Au surplus, des cités les plus belles artères / Squares, jardins publics, places et boulevards / Portent ton nom qui va, par-delà nos frontières / S’inscrire dans les plis de joyeux étendards. »
Le poème souligne ainsi que la statue a toute sa place à Toulouse et prolonge cette « guerre mémorielle » entre les différentes polarités jaurésiennes de la région :
« De tes adorateurs conduisent le cortège / Carmaux nous a donné ton front ceint de laurier, / Et Castres a suivi, dont l’important Collège / Couronna tant de fois tes succès d’écolier. »
Le long poème d’Andrée Goullet28AN – fonds Jean-Jaurès 437AP/2. intitulé La Classe ouvrière bragarde à Jaurès n’échappe pas à ce constat. Signalons enfin l’existence de poèmes en occitan rédigés par le félibre Jean Belaygue29Jean Belaygue (1861-1930), Compagnon du Devoir, maître carrier. Il réalise de nombreux monuments aux morts, dont celui de Bruniquel. Pour chacune des trente-deux stèles qu’il réalisa, il composa un poème qu’il déclamait le jour de l’inauguration. Plusieurs de ces poèmes sont consacrés à Jaurès..

Continuités et ruptures de la chanson de geste jaurésienne de l’entre-deux-guerres aux années 1970

Une mémoire vive

L’entrée au Panthéon ne marque pas la fin d’une pratique mémorielle qui s’était installée de manière vivace dans les partis politiques ouvriers. La mort de Jules Guesde le 28 juillet 1922 fut l’occasion d’adjoindre à la mémoire du tribun celle de l’inflexible tenant de « la ligne ».

Cela ne transparaît que rarement dans les poésies et les chansons marquant une nouvelle hiérarchisation, dès le milieu des années 1920, au sein du panthéon socialiste. On peut le remarquer dans les poèmes publiés dans la presse socialiste de la fin des années 1920 et des années 1930. Dans Hommage à Jean Jaurès de H. Andrieu, en 1928, Jaurès est déifié :
« Pour tous les travailleurs, tu es le Dieu Suprême / Et tous te veulent leur, Ô Martyr immolé ! / Sempiternellement tu seras notre emblème / Jaurès, tu as trop bien servi l’humanité. »
Si Guesde est absent, Jeanne Paule-Mink, dans son poème du 22 mai 1929, Deux maîtres, joint les deux mémoires :
« L’un, c’est Guesde, l’aîné. Non pas sur un nuage, mais en un ferme roc, du Juste, sûr aimant, sut poser la base, indestructiblement, / Disant : Hors de cela, tout n’est que verbiage. / Et l’autre, c’est Jaurès, qui du vaste alliage / De tous les sucs épars et de chaque ferment / En enrichit la sève, afin que largement / S’éployât la clarté de son mouvant feuillage. / À son heure chacun fut l’homme qu’il fallut ! L’un de la frêle planée assurant le salut / En gardant le pivot de l’emprise des foules, / Et l’autre, quand, grandie, elle put à son tour / Épancher dans le vent des verdoyantes houles / Y répandit sa voix ainsi qu’un chant d’amour ! »

Une nouvelle fois, Jaurès est présenté par des métaphores liées à la nature et au vent. À l’exception de l’acrostiche de H. Andrieu en juillet 1932, évoquant la nécessaire unité30« Jaurès tu souffrirais d’une douleur cruelle / À la vue d’un parti t’évoquant désuni. / Une chose pour toi te paraissait plus belle / Rester discipliné et servir ton parti / Estimant que l’ouvrier est battu divisé / Sans cesse de tes lèvres, tu prêchais l’unité. » lors de la scission des « néosocialistes », dans les années 1930, poésies et chansons ne modifient pas profondément les thématiques.

Notons que l’on trouve très peu de chansons ou de poèmes en hommage à Jean Jaurès durant la Seconde Guerre mondiale. Signalons un poème de Montéhus du 21 septembre 1942, La Révolte des martyrs, un écrit de guerre, usant une nouvelle fois du parallèle Jésus/Jaurès :
« Et j’ai souffert pour que vous soyez frères, / Pour que les êtres enfin réunis / Il n’y ait plus ni guerre ni misère, / Ainsi parla notre bon Jésus-Christ ! Puis, à son tour, Jaurès prit la parole, / Car lui aussi aimait l’humanité, / Et son martyr lui fait une auréole / Car lui aussi, est mort assassiné. »

Quel fut le succès des chansons et poésies jaurésiennes ? Il paraît difficile d’affirmer que tel hymne ou tel sonnet a retenu l’intérêt du public. Toutefois, comme l’a souligné Jacqueline Lalouette31Jacqueline Lalouette, Jean Jaurès. L’assassinat, la gloire, le souvenir, op. cit., p. 242., certains textes ont été portés par des interprètes de renom, comme le À Jaurès d’Albert Bausil ou le Jaurès au Panthéon d’Anna de Noailles, tous deux déclamés par Madeleine Roch, sociétaire de la Comédie-Française, respectivement le 31 juillet 1921 et le 23 novembre 1924.

De même, la réputation des poètes ne doit pas être minorée. C’est également le cas pour les poètes locaux comme Albert Bausil, né à Castres en 1881, écrivain et journaliste, directeur du journal Le Cri catalan. Son poème, visiblement conservé et connu dans la région perpignanaise, a été prononcé par une Mademoiselle Massina lors de l’inauguration du buste du Boulou. La transmission orale a dû jouer à plein son rôle lors de commémorations. Outre les chants révolutionnaires venant ponctuer les cérémonies du souvenir, les militants apprenaient et récitaient certains poèmes, qui cependant ne dépassaient guère ce cercle restreint.

 « Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? »

La fin de la Seconde Guerre mondiale a bouleversé l’« Olympe socialiste ». La collaboration d’anciennes figures de la gauche non communiste aux crimes et exactions du régime de Vichy comme la participation de socialistes à la Résistance a redistribué les places dans la hiérarchie mémorielle. Dans ce chantier de refonte du panthéon, plusieurs axes se dégagent : l’idée que le Parti communiste n’est pas à lui seul le parti de la Résistance, que le socialisme est un chemin possible entre les deux blocs, que la SFIO incarne la paix.

La poésie illustre ce mouvement de refonte et les nouvelles polarités qui se font jour. En 1945, à l’occasion de l’inauguration du monument à la mémoire de Gaston Malroux, à Albi, Francine Andrieu rédige le poème Recueillement qui paraît le 10 avril de la même année dans Le Cri des travailleurs32Archives de la SFIO dans les fonds de l’OURS – SFIO/ Jaurès 1-2 – Anniversaires. On peut également citer, pour l’ensemble des fonds concernant les poésies plus contemporaines, les fonds Louis-Lévy conservés par l’OURS (Louis-Lévy 95APO 10 et 95APO6).. Elle reprend les formes classiques de l’ode en soulignant les traits principaux du résistant :
« Mais ils sentent très fort, tous ceux qui te suivaient, / Que le plus éloquent est de savoir se taire » ;
« Cette foule à tes pieds, vois-tu, c’est celle-là / Qui a connu ta gloire et pleuré ta souffrance / Qui t’aime et se souvient, et qui n’abdique pas / C’est le pèlerinage émouvant de la France… »
Plus loin, elle associe la mémoire de Jaurès à celle de Malroux : « Ils clament leur serment de poursuivre la Voie / Que Jaurès a tracée, dont tu as pris la suite ».

Jusqu’au centenaire de la naissance de Jean Jaurès, le glissement vers le panthéon socialiste s’opère de manière relativement lente. On ne voit quasiment plus d’odes à la mémoire de tel ou tel ancien dans la presse socialiste ou communiste. Dans un autre texte de Montéhus, les références à Jules Guesde, Marcel Sembat et d’autres sont peu à peu gommées. Dans une poésie, le « chansonnier humanitaire » évoque sa propre mort et dresse une sorte de liste de ses dernières volontés. Jaurès est convoqué comme avocat et témoin :
« Je sentirai se ranimer mes cendres / En entendant chanter ma “Jeune Garde” / Mon dix-septième, ah ! oui, je veux l’entendre ! Et si du ciel Jean Jaurès nous regarde / Il pensera qu’il est venu lui-même / En cour d’assises sauver le renom / Des p’tits soldats du glorieux dix-septième / Dont on voulait condamner la chanson. »

Dans la presse, entre 1959 et 1964, la production et la publicité de textes poétiques en hommage à Jaurès se tarissent pour revenir avec beauté et fracas en 1977. Dans un ultime album, Jacques Brel chante Jaurès. Ayant émis le souhait qu’aucune promotion ne soit faite, il accepte néanmoins qu’une personnalité donne son avis sur le disque. Cette personnalité est le premier secrétaire du Parti socialiste33Voir la vidéo « François Mitterrand parle de Jacques Brel », interview de Luce Perrot sur Antenne 2, site de l’INA, 19 novembre 2017.. Le lendemain de la sortie de Brel, invité d’Antenne 2 dans l’émission Hebdo chansons, hebdo musiques, François Mitterrand répond en effet à la journaliste Luce Perrot :
« J’ai écouté les deux faces du disque, je me suis arrêté spécialement à quelques-unes d’entre elles, certaines reprennent les thèmes d’autrefois en les accentuant […]. Oui, ça m’a intéressé parce que c’est à la fois pittoresque et puissant, mais ce n’est pas ça qui m’a retenu le plus, et ne croyez pas du tout que ce soit par une familiarité politique, mais la chanson sur la mort de Jaurès a quelque chose comme une sorte de mélopée avec l’accompagnement, je crois, d’accordéon… Une volonté d’épouser le rythme de l’époque tout en signifiant la grande complainte d’un peuple qui souffre, qui espère […]. »

Le choix d’une telle personnalité n’est pas anodin. Les sympathies de Brel pour le Parti socialiste ne sont pas un mystère. En 1967, l’artiste était apparu aux côtés de Pierre Mendès France, Gaston Defferre et François Mitterrand lors de la campagne des législatives. À cette occasion, il s’était rapproché du futur président de la République34Sur la page du site de l’INA consacrée à l’émission où François Mitterrand évoque Jacques Brel, Philippe Babé précise que, « lors de la fin de son périple vers les Marquises sur L’Askoy en 1975, Jacques Brel avait emporté, parmi quelques livres de chevet, La Paille et le Grain, le succès de librairie de François Mitterrand ». Ibid., même si ses sympathies allaient à Pierre Mendès France. Il est intéressant de constater que la chanson n’est pas une ode à Jaurès lui-même, mais l’évocation attristée de la situation ouvrière dont ce dernier est l’âme. Plus évocateur encore est le refrain, qui consiste en cette phrase : « Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? » Toute la force suggestive du « ils » écarte le geste isolé d’un fou, renvoie à la formule « Ils ont tué Jaurès » prêtée à Madame Poisson et, par extension, souligne l’idée d’un complot mené par des organisations occultes nécessairement réactionnaires, financières, militaires…

Triomphe commercial écoulé à plus d’un million d’exemplaires – chiffre record pour l’époque –, la chanson devint presque aussitôt culte. Depuis cette date, le succès ne s’est jamais démenti. Repris par plus d’une cinquantaine d’artistes célèbres, comme Manu Dibango ou Francesca Solleville et par d’innombrables amateurs, Jaurès de Brel est entré dans la postérité. Reprise par le groupe Zebda en 2009, à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de la naissance du tribun, la chanson ne cesse de symboliser l’engagement de gauche35Violaine Morin, « Jean Jaurès en films et en chansons », Le Figaro, 31 juillet 2014..

Des années 1980 à nos jours : quand on dit « Jaurès », de quoi parle-t-on ?

Jaurès, marque du quotidien

Jaurès, profondément ancré dans le paysage urbain via les statues, les noms de rues, de places, d’avenues, de quartiers, d’arrêts de bus ou de métro, revient dans la chanson en quittant son statut d’« apôtre de la paix » ou d’« homme de l’idéal ». Une rue Jean-Jaurès ou une photo deviennent des marques du quotidien qui ont une force d’évocation aussi grande que Jaurès lui-même. En 1981, le groupe français de rock alternatif La Souris Déglinguée, dans Jaurès-Stalingrad, raconte la soirée d’une jeunesse s’opposant à l’ordre établi, courant sur les rails du métro « de Jaurès à Stalingrad ». L’année qui suit, Pierre Bachelet, dans sa chanson Les Corons36Dans le courant des années 1990, cette chanson est devenue l’un des hymnes du RC Lens. On peut également rappeler l’existence de plusieurs chants de supporters lyonnais faisant référence aux tribunes Jean-Jaurès et Jean-Bouin. de Jean-Pierre Lang, fait revivre le peuple des mines du Nord, la fierté des ouvriers, leurs combats, mais aussi leurs fêtes :
« Y avait à la mairie le jour de la kermesse / Une photo de Jean Jaurès / Et chaque verre de vin était un diamant rose / Posé sur fond de silicose ».

Près de vingt ans plus tard, en 2004, le chanteur Miossec dans Brest parle de l’avenue Jean-Jaurès. L’évocation est quasi naturaliste avec « le vent dans l’avenue Jean-Jaurès », cette artère ayant la réputation d’être un véritable couloir d’air, comme le fredonnait déjà Gérard Delahaye dans Brest37« Le vent, le vent, le vent souffle rue Jean-Jaurès / Soulève les jupons des filles et les caresse » dans Brest de Gérard Delahaye (1979)..

Sur un tout autre registre, notons la reprise par un groupe local toulousain d’Aux Champs-Élysées de Joe Dassin intitulée Allées Jean-Jaurès, sur le même air. Autre exemple, au début des années 2010, à Mulhouse, un jeune rappeur amateur raconte avec un vocabulaire choisi une fusillade ayant eu lieu rue Jean-Jaurès dans la banlieue mulhousienne.

En réalité, de manière subtile, les chanteurs renvoient davantage à la figure tutélaire de Jaurès qu’à l’objet auquel son nom est accolé. Ainsi, en 2007, le groupe Les Fatals Picards évoque dans sa chanson Mon père était tellement de gauche les joyeuses mésaventures d’un enfant dont le père est communiste :
« Mon père était tellement de gauche / Qu’on habitait rue Jean-Jaurès / En face du square Maurice-Thorez / Avant d’aller vivre à Montrouge ».

Jaurès, marqueur de gauche et figure invoquée pour critiquer la gauche de gouvernement

L’exercice du pouvoir par les socialistes a séduit autant qu’il a déçu. Chanteurs et poètes se sont fait l’écho de cette déception. Jaurès est convoqué comme un témoin, un idéal à atteindre, une référence. Il balaie Blum, le Front populaire et surtout Mitterrand. Il est l’incarnation du socialisme à lui seul. Par extension, il devient également l’image même de la morale en politique. Poésies et chansons le citant sont traversées par une tension historique où la mémoire des événements est convoquée, mêlée à d’autres moments du récit national. Effets de construction et discours politiques s’imbriquent pour souligner sa place singulière et rappeler les combats originels des « vrais socialistes ».

En 1992, Michel Sardou dans Le Chanteur des rues évoque Jean Jaurès comme « Héros d’la classe ouvrière ». Dans un texte à la fois pathétique et réaliste, il fait revivre le monde des ouvriers et des gens de peu. Dans les couplets, seuls Jaurès et Duclos sont nommément évoqués, comme les deux polarités de la classe ouvrière. En 2016, dans Lettre à mon fils, Serge Lama oppose d’un côté « les rêves de Jaurès » et, de l’autre, Robespierre, Fouché, Bonaparte et l’ensemble des dictateurs contemporains ainsi que les ravages de la guerre. Associant le souvenir de Jaurès à celui de la Commune, il écrit plus loin : « Bien sûr à part quelques saints, quelques sages / Que de haine, que de mépris ». On retrouve ainsi, sans qu’il y soit fait explicitement référence, l’image classique de Jaurès dans la poésie et la chanson populaire.

La même année, Tryo en appelle une nouvelle fois à Jaurès pour exprimer son mécontentement envers le Parti socialiste. Convoqué comme l’incarnation même de ce que devait être le PS, le tribun n’est plus réifié. Morceaux choisis :
« On nous a promis / La finance c’est l’ennemi » ;
« Eh président ! On s’ennuie / Un peu trop normal / Un peu trop endormi / Beaucoup trop libéral / Nous on veut changer la vie » ;
« C’est la gauche à l’envers ».
La déception provoquée par le quinquennat n’ôte toutefois pas tout espoir. Le groupe invite la jeunesse à remplacer les « éléphants fatigués » afin que « l’égalité reprenne de l’altitude / Si elle n’est pas morte / Peut-être endolorie / Jaurès le retour et le peuple avec lui ».

En 2018, dans son poème Le Pays de Jaurès, Denis Lefebvre revient sur la situation politique en usant des champs lexicaux de la colère et de la mélancolie, mêlant le souvenir et la personne du tribun à l’actualité : « Le pays révolté de Jaurès n’est pas mort ». L’année suivante, avec Chante la rue chante, Pascal Obispo associe la fête nationale et Jean Jaurès : « Qu’est-ce qui nous fait croire / Qu’il faut abandonner l’espoir / Et nos ivresses / Au pays des 14 Juillet et de Jaurès ».

La mémoire de Jaurès cent ans après

À l’occasion du centenaire de son assassinat, en 2014, plusieurs pièces de cabaret, pièces de théâtre et chansons rendent hommage à Jaurès. En avril, dans la pièce Le Cabaret des trois marches, on peut entendre La Chanson de Séverine, sur un texte de Gérard Lindeperg et une musique d’Isabelle Guiard. La journaliste Séverine met en récit son séjour rennais à l’auberge des Trois-Marches avec Jaurès38Gérard Lindeperg et Jean-Michel Steiner, Jaurès Stéphanois, Saint-Étienne, Actes graphiques, 2015.. Quelques vers suivent les formes classiques de l’ode à Jaurès : le soleil lumineux39« Jaurès était un grand soleil / Qui m’a inondée de lumière »., le chagrin et les ténèbres après l’assassinat40« Une grande lumière s’est éteinte / Et l’ombre a couvert le pays / La douleur du peuple n’est pas feinte / L’espoir de paix s’est évanoui ».

Le groupe musical Les Grandes Bouches fait une tournée la même année avec son spectacle « Jaurès ! Le bal républicain ». Dans cet album, plusieurs chants font référence au tribun. Mossieu Jean lui rend un hommage ténu et salue par touches le pacifiste, notamment dans le refrain : « Moussieu Jean moussieu Jean / Escota la cançon / Aquo far de cent ans / que nou engagan ». Jaurès assassiné vient honorer la mémoire du tribun.

Évoquons également des poésies, comme celles écrites dans le village de Catllar, dans les Pyrénées-Orientales, où l’association ALEC du Réseau Éducation populaire donne une soirée « Jean Jaurès » le 31 juillet dans le cadre de son université populaire. Renouant avec la pratique de l’ode commémorative, un certain Jo Falieu a proposé un poème en vers libres simplement intitulé Jaurès, qui se présente comme une notice biographique et commence ainsi : « Énigme de l’histoire / Jaurès / Toi qu’on salue partout comme le chantre de la paix ». En somme, les textes contemporains qui honorent le socialiste, s’ils emploient un langage moins verbeux et quelquefois moins dithyrambique, conservent les mêmes thématiques.

Notons enfin que, sans pour autant le glorifier par un texte spécifique, un concours « Poésie en liberté » qui a lieu tous les ans, soutenu par de nombreuses institutions dont le Printemps des Poètes et plusieurs ministères, a été organisé en 2014 autour de Jaurès. Dans la fiche de présentation, on pouvait lire :
« Ce prix est dédié aux Combattants de la Grande Guerre et à tous ceux qui ont cherché à l’empêcher, comme Jean Jaurès : à la veille de la guerre 1914-1918, Jean Jaurès, infatigable militant de la paix, a été assassiné. Ses restes reposent à présent au Panthéon, où la République honore ses Grands Hommes. Ce qui est peu connu, c’est que ce grand tribun a aussi écrit de la poésie41« Qui est cet homme », site internet de Poésie en liberté, 30 mars 2014.. »
Les participants étaient invités à présenter une poésie de trente vers dont le titre serait nécessairement celui d’un des poèmes en prose de Jaurès.

  • 1
    Marc Angenot, « La poésie socialiste au temps de la Deuxième Internationale », Discours social, vol. XXXIII, septembre 2010, p. 3.
  • 2
    Ibid.
  • 3
    Voir Augustin Belloc, « Les chants et chansons politiques, liants structurants de l’action politique », Le Temps des ruptures, 23 octobre 2021.
  • 4
    Le travail de recension des poésies et chansons évoquant Jaurès qui est conduit dans le courant des années 1970-1980, comme l’ouvrage de Jacqueline Lalouette Jean Jaurès, l’assassinat, la gloire, le souvenir (Paris, Perrin, 2014), offrent un large panel des textes étudiés.
  • 5
    Ernest Jean Semonsut (1880-1927), homme politique et écrivain français. Bibliothécaire, il écrit sous le pseudonyme de Montusès dans plusieurs journaux (Le Petit Indépendant de l’Allier, Le Socialiste de l’Allier). Il adhère au Parti ouvrier français de Guesde. Congédié par la municipalité de Montluçon, il devient rédacteur en chef du Combat social. Conseiller municipal de Montluçon, chargé de l’instruction publique (1908-1912), il est élu conseiller général du canton de Montluçon. En 1921, il adhère à la Section française de l’Internationale communiste (SFIC), et fonde et dirige le journal Le Travail, d’obédience communiste.
  • 6
    Anna de Noailles (1876-1933), poétesse et romancière française. Elle tient un salon attirant l’élite intellectuelle littéraire, artistique et politique, notamment Jean Jaurès.
  • 7
    Maurice Bouchor (1855-1929), homme de lettres français. Dreyfusard, membre de la Ligue des droits de l’homme, il est aussi très impliqué dans le mouvement des universités populaires, pour lesquelles il publie de nombreuses pièces.
  • 8
    Gaston Mardochée Brunswick dit Montéhus (1872-1952), chansonnier français. Auteur de Gloire au 17e, La Jeune Garde, Vas-y Léon, il se présente progressivement comme « le chanteur humanitaire ». D’abord socialiste modéré, il connaît un certain succès avant la Première Guerre mondiale. Après une période de longue défaveur du public, il soutient le Front populaire pour connaître une existence miséreuse durant l’Occupation. À la Libération, il continue d’écrire poèmes et chansons sans pour autant connaître à nouveau le succès.
  • 9
    Pour aller plus loin : Pierre Bonet, Les Sentiments et les revendications des classes laborieuses en France au travers des chansons de Gaston Montéhus : 1895-1920, mémoire de maîtrise sous la direction de Jacques Droz, Université Paris 1, 1968.
  • 10
    Maurice Bouchor, « À Jaurès », L’Humanité, 31 août 1914.
  • 11
    OURS – fonds Montéhus 25 APO 1. Ce poème ne semble pas avoir été publié dans la presse.
  • 12
    Chez Anna de Noailles : « […] lucide et serein, / Populaire et secret comme sont les apôtres, / N’ayant plus pour désir que le bonheur des autres ». Chez Bouchor : « Tu luttais en héros, tu parlais en apôtre.
  • 13
    Chez Anna de Noailles : « L’histoire s’emparait, éplorée, alarmée, / De ce héros tué en avant des armées… » Chez Bouchor : « La guerre a fait de toi sa première victime ».
  • 14
    René Fauchois, « La mort de Jaurès », L’Humanité, 2 mars 1915.
  • 15
    René Fauchois (1882-1962), homme de lettres français. D’abord acteur, il se tourne rapidement vers l’écriture de pièces. Proche des grands noms du théâtre français comme Sarah Bernhardt, Georges de Wissant et surtout Sacha Guitry – il fait plusieurs apparitions dans ses films –, il devient secrétaire du syndicat des auteurs dramatiques et président de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques.
  • 16
    Victor Basch (1863-1944), philosophe et homme de lettres français, d’origine hongroise, cofondateur de la Ligue des droits de l’homme. Universitaire et socialiste, il prend part au combat dreyfusard aux côtés de Lucien Herr et lutte contre l’extrême droite. Juif, franc-maçon, président de la Ligue des droits de l’homme, il est recherché par le régime de Vichy alors qu’il se cache à Caluire-et-Cuire. Il est exécuté par la Milice en janvier 1944.
  • 17
    Georges Pioch (1873-1953), journaliste français. Collaborateur pour différents journaux et auteur antimilitariste, il adhère à la SFIO en 1915 puis milite à la SFIC. Il est exclu de L’Humanité en 1922, puis du PC l’année suivante. Orateur de grande qualité, il est membre du comité central de la Ligue des droits de l’homme puis président de la Ligue internationale des combattants de la paix. Pacifiste intégral, lors de la Seconde Guerre mondiale, il écrit des chroniques dans L’Œuvre de Marcel Déat. Il quitte ses fonctions en 1943. À la fin de la guerre, il dénonce l’épuration, se retire dans le Sud en donnant des articles à Nice-Matin.
  • 18
    Archives BNF – 4 VM7.288 : « Gambetta-Jaurès ». Le document donne les informations suivantes : « paroles et musique de C.L. » ; « Auteur inconnu. » Le document qui présente une partition est « en dépôt, à Saint-Denis chez Madame Le Bozec, 10 rue de la Légion d’Honneur et à Paris, Chez Roblot, 67 Rue Caumartin ». Le tampon de dépôt à la BNF indique 1916. Ces derniers éléments laissent à penser que l’auteur de ce texte, sans doute écrit dans le courant de l’année 1915, est un proche de l’Action française.
  • 19
    Henri Guilbeaux (1884-1938), écrivain et journaliste. Proche des mouvements anarchistes, il rejoint les socialistes. Pacifiste convaincu, réformé durant la Première Guerre mondiale, il se réfugie en Suisse où il se rapproche de Lénine. Condamné à mort par contumace en France en 1919, il est expulsé par les autorités suisses en Russie où, à partir de 1923, il devient correspondant pour L’Humanité. Exclu de la SFIO en 1929, il revient en France et sa sentence est cassée après un procès en révision. Il passe les dernières années de sa vie à alerter l’opinion sur les dangers du stalinisme.
  • 20
    Raoul Verfeuil (1887-1927), poète et homme politique français né à Montauban. Militant socialiste, il se prononce dans un premier temps contre l’adhésion à la IIIe Internationale, puis se ravise en rejoignant cette dernière ainsi que la majorité constituant le Parti communiste. En 1922, il est exclu de la SFIC. Après s’être rapproché de l’Union socialiste communiste, il adhère à nouveau à la SFIO en 1924.
  • 21
    Marcel Martinet (1887-1944), homme de lettres français. Militant socialiste et pacifiste, ce normalien se rend célèbre lors du premier conflit mondial avec Les Temps maudits. Il adhère au Parti communiste et devient jusqu’en 1923 directeur littéraire de L’Humanité. Il se montre critique envers le stalinisme dans les années 1930 et mène le combat antifasciste.
  • 22
    Marcel Martinet, À un homme en allé.
  • 23
    Robert Brécy, « Chant d’apothéose pour Jaurès au panthéon », Bulletin de la société d’études jaurésiennes, n° 82, juillet-septembre 1981, p. 4-6.
  • 24
    Comœdia, 25 novembre 1924.
  • 25
    Ibid.
  • 26
    Robert Brécy, « Chant d’apothéose pour Jaurès au panthéon », art. cit.
  • 27
    « Un concours pour une ode à Jean Jaurès », Le Populaire, 19 septembre 1922.
  • 28
    AN – fonds Jean-Jaurès 437AP/2.
  • 29
    Jean Belaygue (1861-1930), Compagnon du Devoir, maître carrier. Il réalise de nombreux monuments aux morts, dont celui de Bruniquel. Pour chacune des trente-deux stèles qu’il réalisa, il composa un poème qu’il déclamait le jour de l’inauguration. Plusieurs de ces poèmes sont consacrés à Jaurès.
  • 30
    « Jaurès tu souffrirais d’une douleur cruelle / À la vue d’un parti t’évoquant désuni. / Une chose pour toi te paraissait plus belle / Rester discipliné et servir ton parti / Estimant que l’ouvrier est battu divisé / Sans cesse de tes lèvres, tu prêchais l’unité. »
  • 31
    Jacqueline Lalouette, Jean Jaurès. L’assassinat, la gloire, le souvenir, op. cit., p. 242.
  • 32
    Archives de la SFIO dans les fonds de l’OURS – SFIO/ Jaurès 1-2 – Anniversaires. On peut également citer, pour l’ensemble des fonds concernant les poésies plus contemporaines, les fonds Louis-Lévy conservés par l’OURS (Louis-Lévy 95APO 10 et 95APO6).
  • 33
    Voir la vidéo « François Mitterrand parle de Jacques Brel », interview de Luce Perrot sur Antenne 2, site de l’INA, 19 novembre 2017.
  • 34
    Sur la page du site de l’INA consacrée à l’émission où François Mitterrand évoque Jacques Brel, Philippe Babé précise que, « lors de la fin de son périple vers les Marquises sur L’Askoy en 1975, Jacques Brel avait emporté, parmi quelques livres de chevet, La Paille et le Grain, le succès de librairie de François Mitterrand ». Ibid.
  • 35
    Violaine Morin, « Jean Jaurès en films et en chansons », Le Figaro, 31 juillet 2014.
  • 36
    Dans le courant des années 1990, cette chanson est devenue l’un des hymnes du RC Lens. On peut également rappeler l’existence de plusieurs chants de supporters lyonnais faisant référence aux tribunes Jean-Jaurès et Jean-Bouin.
  • 37
    « Le vent, le vent, le vent souffle rue Jean-Jaurès / Soulève les jupons des filles et les caresse » dans Brest de Gérard Delahaye (1979).
  • 38
    Gérard Lindeperg et Jean-Michel Steiner, Jaurès Stéphanois, Saint-Étienne, Actes graphiques, 2015.
  • 39
    « Jaurès était un grand soleil / Qui m’a inondée de lumière ».
  • 40
    « Une grande lumière s’est éteinte / Et l’ombre a couvert le pays / La douleur du peuple n’est pas feinte / L’espoir de paix s’est évanoui ».
  • 41
    « Qui est cet homme », site internet de Poésie en liberté, 30 mars 2014.

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