Peut-on être socialiste et accepter l’existence d’une industrie d’armement ? La question n’est plus toujours posée explicitement mais elle reste présente dans l’appréciation de cette activité industrielle si particulière, construite au service du politique.
Nos amis allemands et d’autres en Europe n’hésitent pas à soulever régulièrement cette question, dans une posture plus globale d’antimilitarisme. Faut-il alors considérer comme Trotsky dans La Guerre et la IVe Internationale que « les socialistes qui promeuvent la défense nationale sont des petits bourgeois réactionnaires au service du capitalisme en déclin » ? C’est un peu court. D’une certaine manière, ceci revient à considérer que les « marchands de canons » sont incontrôlables même dans un système démocratique et que les institutions de notre pays leur sont inféodées.
De plus, la promotion de la paix n’est pas nécessairement incompatible avec l’existence d’une industrie d’armement. Certes la défense des valeurs humanistes appelle à la suppression des guerres et donc à celles des moyens permettant de les conduire. Le surarmement n’est en aucun cas compatible avec la vision socialiste de l’avenir du monde. Toutefois la volonté de prévenir les guerres et d’empêcher la violence ne doit pas conduire à nier la nécessité d’avoir les moyens de défendre nos valeurs. Si les équipements militaires peuvent servir à l’agression et à l’oppression, ils sont aussi les outils qui permettent de s’interposer pour sauver les populations de la guerre et des conflits en faisant cesser la violence, le chaos et la barbarie.
Les opérations de restauration de la paix conduites par les Nations unies sont là pour montrer l’utilité de forces armées pour maîtriser une violence qui, malheureusement, existe même là où les armées légales n’existent pas, comme le montrent l’histoire du XXe siècle, surtout depuis la fin de la guerre froide, et le début du XXIe siècle. Les interventions militaires ne sont pas nécessairement impérialistes et oppressives. A contrario, il n’est pas acceptable de se draper dans une vision pacifiste qui conduit à un non-interventionnisme qui peut aboutir à laisser faire les oppresseurs en toute impunité. Les hautes valeurs morales sont inutiles quand elles sont couplées à l’impuissance.
Les questions du contrôle politique et démocratique sur les forces armées et du lien armées-nation sont importantes, car elles définissent la légitimité sociale des forces militaires. Cependant, il s’agit d’une problématique en soi. Si nous considérons que la subordination politique des forces armées est acquise et que ces troupes servent à porter les valeurs humanistes que nous défendons, alors se pose la question de leur équipement. En effet, un pouvoir politique responsable se doit de doter les forces armées des moyens nécessaires à la conduite des missions qui leur sont confiées, de manière à les réaliser de manière efficace et en minimisant les risques auxquels les soldats engagés en opérations sont exposés. De ce fait, l’existence d’une industrie d’armement devient nécessaire.
L’enjeu devient ainsi celui du contrôle de cette industrie, au sens anglo-saxon de « régulation », et non plus celle de sa légitimité. De fait, l’industrie d’armement est légitime à partir du moment où elle répond à une nécessité politique. L’enjeu est alors de comprendre comment maintenir l’industrie d’armement dans le rôle qui lui est imparti, en évitant notamment qu’elle ne se « normalise » en se comportant comme n’importe quelle industrie lambda alors que ses produits ne peuvent pas être considérés comme banals.
La question des exportations d’armement ne peut pas être dissociée de la question de la régulation de l’industrie d’armement dans sa globalité. La croissance des exportations reflète une mutation profonde du marché de l’armement qui n’a pas été pleinement prise en compte. Ceci est vrai notamment du point de vue d’institutions publiques qui se projettent toujours principalement dans un cadre de régulation national, mais aussi du point de vue des socialistes qui gardent une vision marquée par le XXe siècle quant à la nature et aux comportements de l’industrie d’armement.
Quelles sont les principales raisons pour lesquelles la France autorise et même appuie les exportations d’armement ? Cette question ne peut pas se limiter à voir ici la quête de profits des entreprises d’armement ou la volonté de préserver des emplois dans les bassins d’emploi concernés. Il faut remonter en amont, aux fondements de l’émergence de cette industrie et à la légitimation de son existence : pour quelles raisons s’est-elle développée sur le territoire national ? En quoi est-elle légitime du point de vue politique, même dans une perspective socialiste ? Quelles sont les attentes vis-à-vis de l’industrie d’armement, ce qu’on appelle souvent la « base industrielle et technologique de défense » (BITD) ? Comment est-il possible de préserver cet outil industriel au service des armées sans faire des choix incompatibles avec les valeurs humanistes ?
Penser l’industrie de défense et sa régulation
Pour maîtriser les choix des entreprises d’armement et maîtriser leurs ventes internationales, il faut d’abord comprendre la nature économique et, plus encore, politique de l’industrie d’armement. Cette industrie est particulière en ce qu’elle est, plus que toute autre, une création politique. Cependant aujourd’hui, elle n’est plus directement entre les mains des décideurs publics et elle dépend toujours plus de ses ventes internationales pour assurer sa pérennité.
Une industrie construite au service du politique
L’industrie d’armement a mauvaise presse et, d’un certain point de vue, c’est justifié. Après tout, ses produits peuvent être détestables puisqu’ils portent la mort et la destruction. Il n’est donc pas étonnant que les expressions « marchands de canon » ou « marchands de mort » soient souvent associées à cette industrie manufacturière si particulière. Bien entendu, il faut contrôler l’usage des armes et, tant que faire se peut, en réduire la production et la circulation. Cependant la condamnation des armes et des mauvais usages qui en sont faits n’est pas suffisante en soi. Une posture morale ne saurait être totalement satisfaisante.
D’une part, l’histoire du pacifisme montre que, malgré tous les efforts des militants, les bonnes intentions ne suffisent pas à stopper la production, la vente et l’usage des armes à l’échelle internationale. Nous disposons aujourd’hui d’une littérature conséquente en science politique et en économie sur les embargos. Elle montre qu’il est très difficile d’empêcher un Etat de trouver un fournisseur d’armes quand bien même notre pays (et souvent ses alliés) refuse de les vendre et tente de prévenir toute livraison par des décisions régionales ou internationales. Les mauvaises intentions des uns seront toujours plus fortes que les meilleures intentions des autres, malheureusement. Le bannissement des armes, tout en restant un objectif majeur, apparaît comme illusoire surtout s’il s’agit un objectif absolu.
D’autre part, condamner par principe les armements reviendrait à oublier les raisons pour lesquelles cette production s’est mise en place. C’est bien pour répondre à une demande étatique que l’industrie d’armement s’est initialement mise en place. Bien sûr, certaines entreprises sont entrées sur ce marché de leur propre initiative. Cependant cette démarche n’apparaît pas comme majoritaire et elle s’est matérialisée principalement lors de guerres. En dehors des conflits majeurs, l’appétence des investisseurs privés pour l’armement se révèle être bien plus faible qu’on ne pourrait le croire.
Loin d’être une « poule aux œufs d’or » comme beaucoup s’imaginent, cette industrie s’adresse à un marché in fine très restreint et extrêmement encadré, ce qui limite le potentiel de croissance au-delà des besoins de la France et de ses alliés. En fait, une lecture historique montre que les États ont très souvent dû mettre en place des incitations pour attirer des industriels sur le marché de l’armement (en dehors des pays militaristes, mais il s’agit là d’un autre contexte).
La particularité de la production d’armement est telle que l’émergence d’entreprises dans ce secteur ne saurait résulter du simple jeu des mécanismes de marché. Si un État veut qu’apparaissent des producteurs dans ce domaine, il lui est nécessaire de mettre en place des incitations dont beaucoup reposent sur une relation très forte avec ces producteurs. L’indépendance politique et la liberté d’action à l’échelle internationale ont un prix : elles impliquent une organisation de la production d’armement sous les auspices de l’État.
Si l’industrie d’armement est hors norme, ce n’est pas uniquement au regard des produits qu’elle fabrique. C’est aussi et surtout parce qu’il s’agit d’une industrie politique par essence. Cette nature extraordinaire découle des prémices de sa constitution. La production d’armements est politique « en amont » en ce que sa création répond à un besoin politique, équiper les armées, pour mettre en œuvre les missions qui sont confiées aux forces armées par les décideurs politiques.
La maîtrise de l’approvisionnement en équipements militaires justifie de ce fait que leur production soit placée en dehors des mécanismes normaux de la concurrence. Comme le soulignait déjà Adam Smith, dont le libéralisme n’est pourtant pas contestable, dans son Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776) : « à la vérité, si quelque fabrique particulière était nécessaire à la défense nationale, il pourrait bien ne pas être sage de rester en tout temps dans la dépendance de ses voisins pour l’approvisionnement ». Adam Smith souligne que c’est la sagesse de l’État qui permet de créer et d’entretenir les moyens de la défense en organisant une division sociale des activités qui n’apparaîtrait pas spontanément autrement.
D’ailleurs, sans une telle action, il est fort à parier que l’industrie d’armement serait insuffisante ou inadaptée aux besoins des armées. Des exemples historiques sont là pour le montrer (artillerie en 1870 en France, optique au Royaume-Uni à la veille de la Première guerre mondiale). Comme le souligne Alexander Hamilton dans son Rapport sur les manufactures (1791), « c’est un signe d’imprévoyance que la production de ces équipements vitaux pour la défense nationale reste soumise aux spéculations hasardeuses de l’initiative individuelle sur laquelle on peut moins compter dans ce cas que dans la plupart des autres. »
L’industrie d’armement est également politique « en aval » au sens où ses productions ne sont possibles qu’à la condition d’être autorisées par une décision politique. L’entrée dans la production d’armement des entreprises privées a été conditionnée par un statut dérogatoire. Seul l’État peut développer, produire et vendre des armes, mais il autorise certaines entreprises à réaliser ces activités pour répondre à ses besoins et à celui des pays alliés ou amis tout en gardant un contrôle sur chacune de celles-ci.
L’industrie d’armement est donc très encadrée et il n’est pas possible pour les entreprises, sauf action répréhensible, de ne pas référer de leurs activités à l’État. De ce fait, dans une large mesure, la vente internationale d’armements est avant tout un acte politique, que ce soit de manière minimaliste par une démarche de supervision étatique sur les campagnes d’exportation des entreprises ou, de manière plus volontariste, comme l’expression d’un soutien à un pays allié ou ami qui cherche à satisfaire ses besoins de défense et de sécurité.
Des entreprises privées, toujours plus civiles et internationales
Le recours à l’industrie privée s’est développé dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Auparavant l’essentiel de la production d’armement était réalisé par des arsenaux d’État, comme celui de Saint-Étienne-en-Forez en France ou celui de Springfield aux États-Unis. Le recours à une offre privée ne survenait que de manière occasionnelle. Cette configuration correspondait à une réalité tant politique qu’économique. Les besoins des armées étaient ponctuels et ne permettaient pas de maintenir un volume de production suffisant pour attirer des investisseurs privés. Ceux-ci n’intervenaient qu’au cours des conflits, pendant lesquels les arsenaux d’Etat n’étaient plus à même de répondre aux volumes demandés.
Cependant le système de l’arsenal a montré ses limites en termes d’innovation et de performances industrielles à partir du milieu du XIXe siècle, en raison notamment de ses difficultés à suivre l’évolution technologique ou conceptuelle des équipements militaires. C’est la raison pour laquelle les États ont incité les entreprises privées à entrer sur ce marché. Elles sont donc venues sur ce marché bien particulier en réponse à des incitations publiques ou politiques dans la majorité des cas.
Cette articulation entre État et secteur privé peut fonctionner mais elle pose la question de la viabilité des activités concernées du fait de commandes publiques souvent erratiques. Ceci explique la place qu’occupent de manière historique les exportations pour l’industrie d’armement d’un pays comme la France : les commandes internationales servent notamment à compléter le plan de charges lié aux commandes nationales. Face aux dérives connues au début du XXe siècle dans les décisions des entreprises en termes d’exportations, un système de régulation des exportations a été mis en place de manière efficace.
L’articulation entre production privée et besoins étatiques pouvait fonctionner efficacement jusqu’aux années 1970, car la commande nationale constituait l’essentiel du chiffre d’affaires des entreprises concernées ou de celui de leurs filiales spécialisées dans l’armement. Le cadre national de régulation correspondait donc bien au périmètre économique de l’industrie d’armement, qui avait un chiffre d’affaires national et était détenue soit par l’État, soit par des actionnaires français.
La fin de la guerre froide et l’évolution du coût des capacités militaires a bouleversé cet équilibre. La baisse ou la stagnation des commandes nationales depuis 1990 a accru la dépendance des entreprises d’armement vis-à-vis des ventes internationales, qui ont servi de relais de croissance ou simplement de substitut aux commandes nationales. De plus, ces entreprises se sont profondément transformées pour assurer leur pérennité. Elle se sont à la fois internationalisées pour accéder à d’autres marchés de défense, développées sur des marchés civils et, particularité de la France notamment, elles sont sorties du giron de l’État par une ouverture de leur capital à des actionnaires privés.
La contraction du marché national a aussi entraîné une concentration de secteur autour de quelques grands groupes. Si nous n’avons pas connu en France et en Europe un mouvement de fusions et acquisitions aussi massif et rapide qu’aux États-Unis, l’offre est aujourd’hui très concentrée de ce côté de l’Atlantique. Dans le cas de la France, les cinq premiers fournisseurs industriels (Airbus Group, DCNS, Thales, Safran et Dassault Aviation) accaparent les deux tiers des achats d’équipements militaires en 2015. La situation est d’ailleurs bien plus extrême dans d’autres pays où un seul groupe fournit l’essentiel de ces équipements comme au Royaume-Uni (BAE Systems) ou en Italie (Leonardo-Finmeccanica).
Ainsi l’offre industrielle apparaît aujourd’hui bien différente de ce qu’elle était à la fin des années 1980. Ceci n’est pas sans conséquence sur les relations des entreprises avec l’État. Pendant la guerre froide, il était assez évident que les intérêts des deux côtés du marché de l’armement étaient alignés. Il y avait peu de risque que les objectifs des entreprises publiques vivant essentiellement des commandes nationales diffèrent des objectifs étatiques. Aujourd’hui rien ne garantit que des entreprises internationalisées et dont le chiffre d’affaires est très majoritairement civil aient des objectifs stratégiques alignés sur ceux de l’État français. Du fait de leur financiarisation, l’entrée à leur capital de fonds d’investissement étrangers accentue encore la primauté de critères de rentabilité dans les arbitrages stratégiques de ces entreprises sur la préservation d’un outil industriel au service de la défense de la France.
De ce fait, la régulation implicite qui gouvernait la production d’armement à l’échelle nationale n’est plus suffisante. Il apparaît nécessaire de mettre en place une régulation explicite comme dans beaucoup d’activités civiles. C’est à cette condition qu’il sera possible de s’assurer qu’en dépit d’une gouvernance privée, les entreprises d’armement vont faire en sorte que leurs choix stratégiques ne soient pas désalignés ou contradictoires avec les attentes de l’État.
La transformation de l’industrie d’armement en France crée un réel défi pour penser sa régulation. En effet, elle n’a pas été accompagnée par une évolution simultanée des modalités et de l’échelle de la régulation. Sans même évoquer le Traité sur le commerce des armes adopté par l’ONU en 2015, il faut reconnaître que la seule échelle de régulation reste nationale dans sa conception, quand bien même les autorités publiques agissent au nom de traités internationaux.
Ceci ne veut pas dire que des tentatives de création d’un cadre supranational de régulation n’ont pas été engagées. Ainsi, lorsque les six principaux pays producteurs d’armes en Europe ont signé une Lettre d’Intention en 1998 (« LoI » pour l’acronyme anglais), plusieurs axes de travail auraient pu aboutir à un cadre partagé de régulation. Cependant les autorités nationales ont gardé la main en dépit d’une industrie s’engageant dans une consolidation transeuropéenne… De même, la Commission européenne et l’Agence européenne de défense ont tenté des initiatives qui n’ont pas pu aboutir ou, tout le moins, mettre en place des mécanismes supranationaux de régulation.
Il existe donc un décalage entre la réalité des entreprises à réguler et le cadre de référence dans lequel opèrent les autorités de contrôle. Ceci ne veut pas dire que ces autorités sont inutiles ou inefficaces, mais la situation à laquelle nous sommes parvenus du fait de la transformation de l’industrie d’armement requiert de dépasser les approches traditionnelles fondant l’action de ces autorités et, plus largement, de réviser la manière dont une industrie d’armement doit être régulée aujourd’hui.
Préservation de l’outil industriel et exportations
La transformation de l’industrie d’armement en France pose un défi car, pour préserver les capacités industrielles en France, exporter est devenu un impératif mais, en même temps, les entreprises exportatrices sont aujourd’hui détenues par des actionnaires dont l’objectif est de maximiser la rentabilité de leurs activités.
L’envolée des ventes internationales d’armement est assez impressionnante au cours des dernières années, comme le souligne le tableau ci-dessous. Les succès remportés par l’industrie française atteignent des niveaux jamais égalés grâce à une aide très active du ministère de la Défense. La récente signature d’un contrat pour la vente de 36 avions de chasse Rafale à l’Inde, d’un montant estimé de 7,75 milliards d’euros, est là pour le démontrer.
Prises de commandes et livraisons d’armes de la France (millions d’euros)
|
2007 |
2008 |
2009 |
2010 |
2011 |
2012 |
2013 |
2014 |
2015 |
Commandes |
5660 |
6584 |
8164 |
5118 |
6517 |
4817 |
6874 |
8218 |
16922 |
Part Moyen Orient |
44% |
23% |
20% |
24% |
19% |
21% |
38% |
70% |
76% |
Livraisons |
4540 |
3173 |
3746 |
3783 |
3778 |
3379 |
3881 |
4045 |
6202 |
Part Moyen Orient |
25% |
24% |
27% |
36% |
23% |
31% |
24% |
26% |
43% |
Sources : Rapports au Parlement sur les exportations d’armement, plusieurs années.
Ces succès à l’international sont importants pour préserver des capacités industrielles sur le territoire national. En effet, pour l’État, l’exportation n’est pas une fin en soi. Elle est un moyen pour garantir un volume suffisant d’activités aux sites français des entreprises concernées en dépit de commandes nationales insuffisantes. En effet, la contrainte budgétaire ne permet pas d’assurer en permanence un volume de commandes à la hauteur des capacités industrielles.
Par exemple, la préservation d’une capacité de conception et de fabrication d’avion de combat est au cœur de l’autonomie stratégique de la France. Or, avec 11 Rafale fabriqués par an pour les besoins de l’Armée de l’Air française, nous sommes déjà pratiquement au seuil de rupture industrielle. Comme la Défense ne peut même pas garantir ce niveau de livraisons chaque année en raison de ses contraintes budgétaires, la seule solution pour éviter de perdre des compétences est de compléter les commandes nationales par des contrats internationaux. Les récentes prises de commandes en Égypte (24 avions), au Qatar (24 avions) et en Inde (36 avions) vont permettre non seulement de maintenir un niveau de production et même de l’accroître pour éviter ce dangereux flirt avec le seuil de rupture.
Beaucoup de catégories de systèmes sont concernées par la nécessité d’exporter pour équilibrer le plan de charges et assurer ainsi un niveau minimal de production. Cette contrainte de l’exportation peut conduire les entreprises à chercher à gagner des contrats à tout prix. Or il est impossible d’accepter une « normalisation » de la vente des armements. Ces équipements restent des produits devant être contrôlés en raison de l’usage qui en est fait. Il est donc important de se prémunir par une inversion de la relation pays exportateur-pays importateur qui pourrait résulter d’une très grande dépendance économique vis-à-vis de quelques pays clients (ce qui risque de se produire avec certains pays du Moyen-Orient si les tendances récentes de prises de commandes se poursuivent).
Outre la livraison d’armements, il est aussi important de maîtriser les conditions dans lesquelles les contrats ont été gagnés. En effet, beaucoup de pays importateurs ne se limitent pas à négocier sur les prix. Ils demandent de plus en plus de transferts industriels et technologiques afin de développer leur propre base industrielle et technologique de défense. Si ces demandes peuvent être légitimes, ces pays cherchant comme la France à acquérir une certaine autonomie stratégique, les concessions que les entreprises et l’État acceptent pour gagner un marché ne sont pas nécessairement en ligne avec la préservation des intérêts nationaux. En effet, ces compensations industrielles peuvent à terme créer des concurrents pour les entreprises françaises (réduisant la capacité de ventes internationales pour soutenir la base industrielle et technologique de défense française).
C’est cependant d’un point de vue stratégique que l’enjeu est important pour l’État. Ces compensations peuvent doter des armées potentiellement adverses de capacités équivalentes, voire supérieures à celle dont nos armées sont dotées. Ceci peut se produire du fait des performances et des équipements proposés lors d’une compétition internationale et/ou au travers des transferts de compétences via les compensations. Ici il est possible de constater le conflit qui existe entre les intérêts à court terme des entreprises (sécuriser des ventes) et ceux à moyen et long terme de l’État (préserver la supériorité et la sécurité de nos soldats).
Repenser les outils de régulation
Le déterminant principal de la régulation de l’industrie d’armement repose sur son caractère stratégique. Il convient de trouver le bon équilibre entre une certaine liberté dont les entreprises ont besoin pour gérer au mieux leurs activités et l’encadrement d’une industrie par nature politique, qui n’existe que pour répondre aux besoins d’équipements des armées dans la réalisation des missions qui leur sont confiées par les décideurs politiques.
Cependant dans un univers industriel toujours plus privé et internationalisé, les outils traditionnels de régulation apparaissent moins pertinents. Il est cependant possible d’identifier quatre leviers directs et quatre leviers indirects que l’État peut utiliser pour mettre en œuvre une régulation de l’industrie d’armement. Il faut cependant tenir compte des limites associées à chacun de ces leviers.
Instruments directs de régulation
Le problème de la régulation peut être abordé en termes d’asymétrie d’information ou d’aléa moral, ce qui est très bien analysé en économie par la théorie principal-agent et par la théorie des coûts de transaction dans les relations client-fournisseur. Une solution proposée consiste à prendre le contrôle d’un partenaire peu fiable dans une logique d’intégration verticale. C’est en quelque sorte ce type d’approche que les leviers directs cherchent à mettre en œuvre.
Le contrôle étatique direct
L’actionnariat public constitue un premier outil de régulation directe. La concentration de l’offre industrielle d’armement conduit à la constitution de monopoles ou de duopoles ayant la possibilité de renverser le rapport de force et la relation de dépendance, autrefois favorable au monopsone (c’est-à-dire à l’État en tant qu’acheteur unique). Les risques de hold-up deviennent alors importants : les entreprises peuvent utiliser la volonté de l’État de préserver des capacités industrielles et technologiques sur le territoire national pour accroître leur chiffre d’affaires, leur marge ou leurs exportations. Le risque de capture du régulateur est majeur. Dans les années 1990 aux États-Unis, certains observateurs comme J.K. Galbraith ont proposé de nationaliser les monopoles créés par les mégafusions entre les entreprises d’armement pour résoudre les difficultés de régulation par une internalisation des capacités de production.
La nationalisation permet d’aligner de façon immédiate et complète les intérêts du client-régulateur et du producteur. Elle pourrait, par exemple, être envisageable en cas de défaillance organisationnelle ou financière majeure d’une entreprise, de nature à mettre en péril la capacité à produire les systèmes cruciaux à la souveraineté nationale, ou encore pour stopper des stratégies jugées contraires aux intérêts nationaux, en particulier à l’international. Cependant, bien que la nationalisation constitue une menace pouvant servir à inciter les entreprises à ne pas avoir un comportement opportuniste, ce choix ne peut pas être considéré comme une stratégie crédible ou efficace sur le long terme.
Historiquement, la production publique d’armements s’est avérée moins performante que la production privée. Elle est marquée par le « référentiel de l’arsenal », qui est défini comme un système normatif dans lequel la norme de performance commerciale (contractuelle) et industrielle est hiérarchisée par la norme d’autonomie technologique et stratégique. Ce biais peut contribuer à une dérive des coûts des programmes et à une performance technologique excessive (donc onéreuse) des systèmes d’armes.
La moins bonne performance économique des arsenaux et des entreprises d’État est renforcée par le fait qu’elles ne disposent pas d’une autonomie de gestion appropriée (étant traitées comme des entités administratives), ni de capitaux suffisants pour conduire une stratégie propre (ne conservant pas leurs profits et ne pouvant pas augmenter leur capital – si tant est qu’elle en ait un) et qu’elles doivent prendre leurs décisions en fonction notamment de critères sociaux et politiques (gestion du personnel, des sites,…) qui peuvent être contradictoires avec une stratégie et l’adaptation de l’outil de production.
Les limites d’une gestion publique de la production d’armement expliquent le recours à des entreprises privées à partir de la fin du XIXe siècle et la privatisation des entreprises publiques d’armement à partir des années 1980. La logique d’arsenal apparaît antinomique avec les finalités à moyen et long terme de la politique industrielle d’armement, car les arsenaux ne placent pas l’efficacité économique au cœur de leur démarche productive.
La nationalisation ne pourrait constituer qu’une réponse à court terme, en particulier dans une logique de sauvegarde d’activités sur le territoire national, à ne mobiliser qu’en dernier ressort. Elle ne constitue pas un mode de régulation pérenne ou répondant aux attentes d’efficacité économique de l’État, car les avantages de l’intégration verticale (réduction de l’asymétrie d’information, contrôle de la rente) sont susceptibles d’être plus que contrebalancés par une inefficacité productive coûteuse en termes de dépenses publiques.
L’actionnariat public de contrôle
L’actionnariat public, minoritaire mais souvent au-dessus du seuil de blocage permettant un veto sur les décisions stratégiques, constitue un deuxième levier de régulation directe. Il présente l’avantage de permettre à l’entreprise de déployer de multiples incitations propres au secteur privé tout en donnant à l’État un droit de regard sur ses décisions stratégiques. L’État peut participer à l’orientation stratégique de l’entreprise, de manière à ce que celle-ci soit alignée avec les intérêts nationaux, en particulier avec la possibilité de poursuivre des activités non rentables économiquement mais qui présentent des intérêts pour la défense nationale.
En France, l’État a ainsi choisi de rester actionnaire de certains groupes d’armement. En date du 14 septembre 2016, il détenait notamment une participation dans le capital d’Airbus Group (11% du capital), de Thales (26%), de Safran (15%) ou encore de DCNS (64%). Ces entreprises privées à capitaux publics constituent des exemples de compromis entre propriétés publique et privée.
Un risque de mauvaise gestion des entreprises à capitaux publics se pose cependant dès lors que les objectifs politiques, susceptibles d’être changeants, s’éloignent des objectifs et contraintes économiques. De même, le manque parfois de compétences managériales des représentants de l’État peut donner lieu à des orientations sous-optimales économiquement pour le développement de l’entreprise ou au regard des intérêts de ses actionnaires privés, comme le montre l’histoire de l’Aérospatiale, de Thomson-CSF ou de la SNPE dans les années 1980 et 1990. En conséquence, certains investisseurs peuvent éprouver des réticences à investir dans une telle entreprise en raison de décisions contraires à leurs intérêts ou qui conduiraient à une moindre rentabilité, voire une décote des actions de l’entreprise.
L’actionnariat public peut constituer une entrave à l’autonomie de gestion et au développement de l’entreprise, minimisant son potentiel de croissance et menaçant sa compétitivité face à des concurrents ayant un actionnariat purement privé. Par exemple, les chantiers navals allemands (privés) Thyssen-Krupp se sont toujours opposés à une possible consolidation avec le chantier naval français DCNS tant que l’État français en sera actionnaire, de crainte que les décisions d’une entreprise commune soient guidées non pas par des critères économiques et industriels, mais par des objectifs purement politiques. De façon plus générale, la participation de l’État au capital d’une entreprise d’armement peut donner lieu à interrogation sur l’éventualité de conflits d’objectifs et d’intérêts entre l’actionnaire, le client et le régulateur qu’est simultanément l’État.
L’action spécifique (golden share)
L’action spécifique ou « golden share » constitue un levier de régulation complémentaire à la détention du capital des sociétés. Une telle action n’a pas de valeur marchande mais donne à l’État de disposer de droits particuliers quant aux décisions stratégiques de l’entreprise (contrôle des investissements et cession d’actifs notamment) et lui accorde de jure un pouvoir de veto à l’égard des décisions qui lui sembleraient contraires aux intérêts nationaux.
Cette action est définie, en France, par deux lois de 1986 (n°86-923, article 10) et 1993 (n°93-923, article 7). Outre la nomination de représentants publics au conseil d’administration, elle donne à l’État le pouvoir d’autoriser ou non les prises de participation de plus de 5% dans les entreprises d’armement et de s’opposer, dans des conditions fixées par décret en Conseil d’État, aux décisions de cession d’actifs ou d’affectation de ceux-ci à titre de garantie. Une liste des dix secteurs considérés comme stratégiques a été établie en 2005, dans laquelle figurent notamment la sécurité, le matériel d’interception et de communication, la sécurité des systèmes informatiques, les technologies duales, la cryptologie, les marchés classés « secret défense » et l’armement. Les domaines visés sont ceux dont « les activités sont de nature à porter atteinte à l’ordre public, à la sécurité publique ou aux intérêts de la défense nationale » ou ceux dont « les activités de recherche visent la production ou la commercialisation d’armes, de munitions, de poudres et substances explosives ».
Le recours à une action spécifique présente cependant des limites. Nous pouvons en identifier deux principales qui réduisent la valeur de ce levier.
Premièrement, il s’agit d’une mesure considérée comme transitoire et non pérenne ; cette action spécifique peut à tout moment être définitivement transformée en action ordinaire. C’est d’ailleurs ce qu’il est possible de constater dans l’expérience britannique. La golden share a été une des conditions permissives de la privatisation de Rolls Royce et British Aerospace au début des années 1980. Cependant la Couronne britannique a progressivement modifié les droits attenants à ces golden shares, réduisant de ce fait la capacité de l’État à intervenir dans les décisions stratégiques des entreprises concernées de manière à leur donner une plus grande autonomie dans leur stratégie et in fine une meilleure valorisation.
Deuxièmement, les fondements légaux de l’action spécifique sont fragiles, car ils ont une nature principalement politique. Or la jurisprudence a mis en évidence que les droits associés constituent une restriction des droits des actionnaires. La Cour européenne de justice a remis plusieurs fois en cause la légitimité des actions spécifiques dans ses arrêts, ce qui réduit donc le recours et la portée de cet outil de régulation.
Il faut aussi noter que l’existence d’une golden share peut également réduire le potentiel d’appréciation des actions, avec pour conséquence possible de décourager les actionnaires éventuels.
Les accords spéciaux de sécurité
Il existe un quatrième levier que nous pourrions qualifier de « semi-direct » : les accords spéciaux de sécurité. Ceux-ci visent à obtenir une relation entre l’État et l’entreprise concernée qui se rapproche de la golden share sans subir les aléas que nous avons mentionnés précédemment.
La difficulté de la golden share est qu’elle s’applique à la totalité des activités de l’entreprise. Or l’évolution de l’industrie d’armement a conduit à la présence dans ce secteur d’un nombre croissant d’entreprises pour lesquelles l’armement n’est qu’une activité minoritaire. S’il existe encore en France ce que nous pourrions appeler des « pure players » comme Nexter, MBDA ou DCNS qui réalisent la quasi-totalité de leur chiffre d’affaires dans l’armement, beaucoup d’autres entreprises ou groupes n’ont aujourd’hui qu’une faible part de leurs ventes liées à la défense. C’est le cas de Safran (10%), d’Airbus Group (18%) et même de Thales (50%).
Un droit de contrôle sur l’ensemble de ces entreprises apparaît de ce fait à la fois exorbitant (car couvrant des activités sans lien avec l’armement) et inapproprié (car l’effort de régulation n’est pas concentré là où il devrait l’être). De ce fait, une solution envisageable est de signer un accord de sécurité qui ne concerne que les activités pour lesquelles l’État a des enjeux sécuritaires et stratégiques. L’accord spécial de sécurité répond à cette approche : il consiste à mettre en place une gouvernance spécifique pour les activités concernées au niveau national.
Dans ce cadre, l’entreprise et l’État mettent en place sur une base volontaire une structure de gouvernance dédiée qui n’est pas sans rappeler les Special Security Agreements et Proxy Agreements américains. L’entreprise isole dans une structure spécifique les activités sensibles pour limiter les interactions ou la circulation d’informations avec le reste de l’entreprise, qui n’a pas à en connaître. Au-delà de ce contrôle de l’information, un comité de suivi est mis en place avec une représentation paritaire de l’État et de l’entreprise qui permet de présenter les orientations et décisions stratégiques de ces activités. L’État peut ainsi être informé des décisions impliquant les activités liées à la défense. Il bénéficie d’un droit de veto en cas de décision contraire aux intérêts de la nation.
En France, cette solution a été retenue par exemple pour les activités d’Aerospatiale-Matra liées à la dissuasion nucléaire. L’Accord « BMB » a permis de garantir que dans le nouveau groupe EADS, seuls des salariés français auraient accès aux informations dans ce domaine de souveraineté après la fusion entre Aerospatiale-Matra, l’allemand DASA et l’espagnol CASA.
Instruments indirects
La privatisation des entreprises d’armement et leur financiarisation croissante rendent plus difficile le recours aux leviers de contrôle direct. Pour autant, l’État garde un rôle important dans la régulation pour tout ce qui concerne les activités internationales des entreprises d’armement ainsi que pour leur viabilité au travers des commandes qu’il peut leur attribuer. En dépit de l’internationalisation du chiffre d’affaires défense de ces entreprises, la France reste sans doute aucun leur premier client. Les leviers indirects permettent donc également d’infléchir la stratégie et les décisions majeures des entreprises d’armement : nous pouvons en identifier quatre également.
Alors que les modalités de régulation directe apparaissent insatisfaisantes, des formes de régulation indirecte constituent des leviers plus adaptés à la fois à l’évolution récente de la base industrielle de défense et aux objectifs poursuivis par l’État. Ils s’appuient, pour la plupart, sur des mécanismes de marché et la mise en place d’incitations à l’effort et à la performance.
Le contrôle des fusions et acquisitions
Les pouvoirs publics disposent d’un premier outil au moyen de la supervision légale des prises de participation et, plus particulièrement, des fusions-acquisitions. L’objectif d’une telle régulation est de s’assurer que toute décision de ce type ne mettra pas en péril la sécurité d’approvisionnement des armées.
Pour ce faire, l’État possède un droit de regard sur les évolutions de l’actionnariat des entreprises d’armement, tout en s’assurant d’un niveau de concurrence adapté au contexte et aux enjeux sectoriels. Il peut donc bloquer ou, au contraire, encourager des fusions-acquisitions. Ce pouvoir est particulièrement important quand il s’agit de décisions impliquant des entreprises étrangères. Il est du devoir de l’État de préserver le patrimoine national quand celui-ci est essentiel à l’exercice de la souveraineté et à la conduite de la politique de défense.
Cette approche est partagée par d’autres pays producteurs d’armement et, en premier lieu, par les États-Unis. En effet, le Sénat américain a créé à cette fin, en 1975, le Comité de supervision des investissements étrangers aux États-Unis (Committee on Foreign Investment in the United States, plus connu par l’acronyme CFIUS). Le CFIUS a pour mission d’analyser les projets de prise de participation étrangère dans les entreprises américaines stratégiques et il a le pouvoir de bloquer les acquisitions qui représentent une menace pour les intérêts nationaux.
La supervision des fusions et acquisitions peut également être utilisée pour favoriser une consolidation industrielle souhaitée par l’État. Ainsi, en 1993 lors de ce que la presse a appelé le « Last Supper », le secrétaire américain à la défense William Perry a invité l’industrie d’armement à se consolider en la prévenant que seule une poignée des entreprises survivrait aux coupes budgétaires à venir. Ce signal a été le point de départ de quelque 35 fusions-acquisitions majeures qui ont donné naissance à des groupes gigantesques de l’armement comme Lockheed Martin, Boeing ou encore Northrop Grumman. Jamais une telle concentration n’aurait été possible sans l’assentiment et même l’encouragement du Pentagone.
À l’inverse, en 1998, le ministère américain de la défense a interdit la fusion entre Northrop Grumman et Lockheed Martin de façon à éviter un niveau de concentration industrielle trop élevé. De même, en 2012, le projet de fusion entre EADS et BAE Systems a été abandonné lorsqu’il est apparu que les États français et allemand ne soutenaient pas une telle concentration industrielle, car elle était considérée comme contraire à leurs intérêts nationaux respectifs.
En Europe, la volonté de réguler l’industrie par l’intermédiaire des décisions sur les fusions et acquisitions s’est notamment concrétisée par une LoI (mentionnée précédemment) signée en juillet 1998 par la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, la Suède et le Royaume-Uni. Cet accord-cadre avait pour objectif de faciliter les restructurations de l’industrie d’armement à l’échelle européenne. En juillet 2000, la création du groupe EADS, par la fusion de l’allemand DASA, du français Aérospatiale-Matra et de l’espagnol CASA, a participé de cette logique. Les restructurations industrielles stimulées par cette lettre d’intention ont cependant été rares en raison de la persistance d’une lecture nationale de la notion d’autonomie stratégique et de l’industrie d’armement.
Le « Paquet Défense » adopté en 2009 à l’échelle de l’Union européenne a pour objectif de remédier notamment aux blocages dans la consolidation des bases industrielles et technologiques de défense à l’échelle européenne. Cependant ceci ne réduit en rien le droit de regard des États. Ainsi, la fusion en décembre 2015 entre KMW et Nexter dans l’armement terrestre a été une initiative des deux entreprises de l’armement terrestre, mais son aboutissement n’a été possible qu’avec l’assentiment, voire une impulsion des gouvernements allemand et français. Sans nul doute, ce projet ne réussira réellement qu’au travers d’un programme commun franco-allemand qui sera le réel vecteur de l’intégration industrielle du nouveau groupe née de cette fusion, KNDS.
Le contrôle des exportations
Le contrôle des exportations constitue un deuxième levier de régulation indirecte. Dans ce domaine, la relation entre les entreprises et l’État repose sur un équilibre complexe entre le soutien étatique aux exportations (répondant en particulier à des objectifs de préservation de la base industrielle de défense) et la limitation des exportations non-essentielles (pour des motifs de sécurité et de diplomatie). Nous avons abordé précédemment la nécessité d’exportations pour un pays comme la France pour maintenir sa base industrielle et technologique de défense, mais l’obligation pour les entreprises d’avoir l’autorisation de l’État pour promouvoir des armements, les vendre et les livrer constitue aussi un formidable outil de contrôle pour la puissance publique. Tout comme la production, les exportations d’armement sont interdites sauf dérogation de l’État.
Dans la plupart des pays producteurs d’armes, le client national est prédominant dans le chiffre d’affaires des entreprises d’armement. Ainsi, l’industrie française dépend des commandes nationales pour 60% à 80% de son chiffre d’affaires. D’ailleurs, il est très difficile d’exporter des équipements qu’à sans référence nationale, c’est-à-dire une validation opérationnelle par les forces armées française. L’État appuie aussi les campagnes commerciales internationales des entreprises françaises. De ce fait, même à l’international, les entreprises restent dans une relation de forte dépendance vis-à-vis de l’État de manière directe (soutien export) et indirect (référence nationale).
Ce pouvoir de l’État sur les échanges internationaux concerne aussi les entreprises implantées sur plusieurs pays. Les transferts et exportations de matériels de guerre étant strictement encadrés et exclus du domaine de compétences de l’Organisation mondiale du commerce, une organisation des activités industrielles sur plusieurs pays ou la vente à des pays tiers peuvent être rendues délicates, voire impossibles si des composants et systèmes ne peuvent pas être transférés entre sites industriels.
L’internationalisation des entreprises n’a de ce fait pas conduit, jusqu’à aujourd’hui, à une intégration industrielle de leurs activités de part et d’autre des frontières politiques. Par exemple, Thales, BAE Systems ou Airbus Group se sont constitués en fusionnant des entreprises de différents pays, mais leur organisation industrielle reste structurée sur une base nationale à la demande des États, notamment pour préserver localement le maximum de compétences technologiques et industrielles. Cette demande politique va donc à l’encontre de la logique industrielle de fusions transnationales, qui devraient favoriser une consolidation des actifs et une spécialisation des sites. De ce fait, les groupes d’armement ne sont pas des entreprises internationalisées mais plutôt « multi-domestiques ».
Le cadre de régulation national prédomine donc toujours et il n’est pas moins contraignant qu’auparavant pour la stratégie des entreprises. En effet, les échanges de matériel de guerre sont strictement encadrés et, de facto, ce mode de contrôle peut permettre de bloquer une réorganisation des activités entre pays ou une stratégie d’exportation jugée trop laxiste, puisque les activités industrielles ou la mise en œuvre des contrats impliquent de pouvoir échanger des composants et systèmes entre des sites situés dans différents pays. Si les États se sont désengagés de la production d’armement d’un point de vue financier, ils gardent un levier majeur dans le domaine des exportations. D’ailleurs, leur arsenal de régulation s’est renforcé et complété depuis la fin de la guerre froide dans ce domaine.
Le contrôle des exportations a certes évolué récemment en Europe. Les pays européens ont accepté, pour les transferts intra-communautaires, d’abandonner une partie de leurs prérogatives de contrôle des exportations. Deux directives de l’Union européenne adoptée en 2009 facilitent les échanges en Europe pour accroître la concurrence sur les marchés nationaux d’armement (directive 2009/43/CE du 6 mai 2009 sur les transferts intracommunautaires de produits liés à la défense ; directive 2009/81/CE du 13 juillet 2009 marchés publics de défense et sécurité).
Ces directives posent des conditions favorables aux consolidations industrielles transeuropéennes afin de créer un marché unique par l’intégration des bases industrielles et technologiques de défense nationales. Elles conduisent à réduire la capacité de l’État à utiliser le contrôle des exportations pour influencer la stratégie et les décisions des entreprises du secteur. Toutefois cette évolution réglementaire ne concerne que les échanges entre pays européens. Le contrôle des exportations par les États reste plein et entier pour les échanges concernant des pays tiers, qui sont la destination principale des livraisons d’armement (de l’ordre de 80% en moyenne sur les dernières années).
Le financement de la recherche et développement
Les dépenses de recherche et développement (R&D) sont un troisième levier de régulation indirecte. La particularité de la défense est qu’une très grande partie des investissements de R&D est prise en charge par l’État et orientée par la demande et non par l’offre, soit sous forme de contrats de R&D exécutés par les entreprises, soit dans le cadre des programmes d’armement. Les budgets de R&D de défense représentent en effet entre le sixième et le tiers des dépenses d’équipement des pays producteurs. Du fait de leur caractère stratégique, les dépenses de R&D de défense ont été placées en dehors du cadre du Paquet Défense précédemment mentionné de la Commission européenne.
En raison du caractère monopsonique du marché d’armement, de la nature irrécupérable ou faiblement redéployable des investissements en R&D (tout du moins à court terme) et du risque élevé de l’innovation dans la défense (en raison de technologies souvent émergentes ou de rupture), les entreprises ont peu d’incitations à investir sur fonds propres en R&D de défense. Le ministère de la Défense doit alors se substituer à l’investissement privé en prenant en charge les investissements nécessaires.
La R&D de défense est un moyen de pilotage de l’industrie qui dépend des crédits publics pour préserver et accroître la performance de ses produits pour le client national, mais aussi – et de plus en plus – pour ses offres à l’exportation. En effet, le niveau de performance des systèmes d’armes est particulièrement important pour gagner des contrats sur des marchés internationaux marqués par une concurrence croissante. Les pays importateurs attendent des systèmes de pointe, parfois avec des performances supérieures à celles du pays exportateur (par exemple, un moteur plus puissant de l’avion de combat Rafale pour les Émirats arabes unis), ce qui suppose pour l’industrie de recevoir des financements publics de R&D.
De plus, beaucoup de contrats d’exportation impliquent des transferts de technologie dans le cadre des compensations demandées par le pays importateur. Il est donc important pour le pays exportateur d’investir en R&D pour maintenir son avance technologique et pour les entreprises de participer aux projets publics de R&D de défense pour maintenir leur compétitivité et renouveler leurs gammes. Si la stratégie ou les décisions d’une entreprise ne sont pas compatibles avec les attentes de la Défense, celle-ci peut donc la priver de contrats de R&D. Si cela peut paraître dérisoire ou indolore à court terme, une telle décision a un impact pourtant important, car l’entreprise ne pourra pas renouveler sa gamme de produits et elle verra la compétitivité de ceux-ci s’éroder progressivement. Ne plus avoir de programmes de R&D, c’est une mort assurée des activités concernées…
La commande publique
Enfin, la commande publique constitue un quatrième levier, fondamental, de régulation indirecte, puisque les achats nationaux constituent le principal débouché de la production de l’industrie nationale d’armement. L’État peut jouer sur les différents outils contractuels pour réguler l’évolution de la base industrielle et assurer une cohérence entre ses objectifs et les stratégies des entreprises. Les décisions relatives à l’expression de la demande, à la sélection éventuelle des partenaires industriels, les choix des termes contractuels et bien sûr les montants consacrés ont des conséquences majeures sur l’organisation de l’industrie.
Les entreprises peuvent exporter une partie de leur production et internationaliser leurs actifs, mais elles restent dans une relation de dépendance économique forte vis-à-vis de leur État d’origine. La prédominance des commandes nationales dans le chiffre d’affaires de l’industrie octroie de facto un pouvoir de marché indéniable à l’État. Le Pentagone a, par exemple, contraint McDonnell Douglas à fusionner avec Boeing en choisissant ce dernier dans la compétition pour l’un des deux prototypes du programme d’avion de combat Joint Strike Fighter (F-35 Lightning II), de sorte que McDonnell Douglas n’avait plus d’autre choix pour survivre que d’accepter une fusion longtemps rejetée entre les deux groupes.
À l’inverse, le groupe britannique BAE Systems offre un cas presque unique de réduction du pouvoir de marché du monopsone originel. En effet, BAE Systems a pu utiliser son implantation croissante aux États-Unis dans les années 2000, par d’importantes acquisitions, et la croissance plus soutenue des commandes du Pentagone que celles du ministère britannique de la défense pour faire pression sur celui-ci afin qu’il infléchisse ses décisions de politique industrielle ou d’acquisitions. BAE Systems a cependant troqué une dépendance économique pour une autre, puisqu’il doit désormais s’adapter aux orientations données par son principal client, le Pentagone.
Par ses choix en matière de commandes publiques, l’État peut également susciter l’entrée de nouveaux compétiteurs sur ce marché s’il n’est pas satisfait du comportement de l’entreprise en place, qu’elle soit nationale ou non. Par exemple, face à la concentration de l’offre satellitaire en Allemagne entre les mains d’Astrium, l’État a favorisé la montée en puissance d’un nouvel entrant, OHB. De même, les armées espagnoles et allemandes ont choisi le missile Spike de l’israélien Rafael parce qu’elles n’étaient pas satisfaites des propositions de MBDA, pourtant l’acteur dominant de ce marché en Europe avec le missile Milan, et les armées françaises ont utilisé la menace d’acquérir ce missile pour obliger MBDA à reconsidérer sa stratégie dans les missiles terrestres.
Rappelons également que les choix d’acquisition nationaux déterminent de façon drastique la crédibilité d’une entreprise et d’un équipement sur les marchés internationaux. Sans acquisition par l’État national, il est très difficile, voire impossible d’exporter un système d’armes. De même que pour ce qui concerne la R&D de défense, si la stratégie ou les décisions d’une entreprise ne sont pas compatibles avec les attentes de la Défense, celle-ci peut donc la priver de contrats de livraisons. Une telle décision est loin d’être dérisoire, car elle signe l’arrêt de mort de l’activité concernée même si quelques exportations peuvent la maintenir en vie temporairement – si tant est que l’entreprise obtienne les autorisations pour pouvoir exporter.
Le contrôle démocratique et le Parlement
Comme nous venons de le présenter, il existe de nombreux outils pour réguler l’industrie d’armement. Si les leviers directs restent pertinents, il faut reconnaître que la transformation des entreprises du secteur tend à privilégier les outils indirects, car ils sont plus compatibles avec les attentes des investisseurs. Bien entendu, l’État ne doit pas se plier aux desiderata de ces derniers mais, comme nous l’avons souligné précédemment, son objectif est de maintenir une base industrielle et technologique de défense qui réponde aux besoins des armées sur le territoire national, ce qui requiert de trouver un équilibre entre les attentes de l’État et celles des investisseurs.
Dans un tel contexte, la mise en œuvre d’outils de régulation par l’administration apparaît nécessaire mais non suffisante. Comme l’industrie évolue fortement depuis la fin de la guerre froide et que les critères d’appréciation des choix stratégiques des entreprises se fondent de moins en moins sur des critères de défense et sur des critères nationaux, il est important de réintroduire une dimension politique dans la régulation de cette industrie politique par essence. Ici nous souhaitons ouvrir quelques pistes de réflexion pour permettre de préserver cet équilibre entre intérêts souverains de l’État et objectifs des actionnaires (privés, de plus en plus non-français et souvent purement financiers) des entreprises participant à la base industrielle et technologique de défense.
La transformation de l’industrie d’armement ne peut en effet que se poursuivre. Cette tendance est portée par les paramètres mêmes de ce marché, en particulier pour les pays producteurs européens. Nous pouvons déjà revenir aux bases en économie industrielle : sur un marché donné, le volume des ventes compte tenu d’une technologie donnée détermine le nombre d’entreprises pouvant exister de manière pérenne. La difficulté est que, compte tenu de l’évolution en tendance longue des coûts unitaires de production comme du coût global des programmes majeurs, le nombre tend à être inférieur à 1 dans la plupart des pays… Quand nous regardons les chiffres de l’Agence européenne de défense, il est aisé de constater que la contrainte de marché s’est accentuée malgré une stabilisation du « pouvoir d’achat » des armées en Europe.
Dépenses militaires des pays européens (excl. Danemark)
Source : Agence européenne de défense.
De ce fait, si nous souhaitons garder une autonomie stratégique en France et en Europe, il faudra indéniablement partager les coûts des programmes et de la préservation des compétences industrielles entre deux ou plusieurs pays à l’avenir. La conséquence de cette tendance est que l’emprise de l’État français sur les entreprises concernées tendra à diminuer. Ces entreprises seront plus internationales, plus civiles certainement et moins dépendantes de la commande ou des financements de la France dans le domaine de l’armement.
Certains défis nouveaux se posent aussi. Pour maîtriser leurs coûts, les entreprises d’armement vont internationaliser leur chaîne de valeur : elles vont chercher à l’international les fournisseurs permettant de réduire leurs coûts. Même si la production d’armement est très encadrée, la pression des États à la baisse des prix des armements va ouvrir une brèche. La rationalité industrielle et financière va pousser les entreprises à suivre la stratégie d’approvisionnement qui a été amplement adoptée par les secteurs civils au travers de leur globalisation et de celle de leur base d’approvisionnement.
Or cette dynamique est favorisée par l’indifférenciation croissante d’une partie des composants et systèmes des équipements militaires. La convergence des technologies entre le civil et la défense favorise en effet une communauté de fournisseurs, même si les équipements de défense gardent des spécificités. Les outils de production tendent aussi à converger, en particulier au travers du développement de l’industrie 4.0 (qui pourrait représenter une quatrième révolution industrielle). La maîtrise des risques de prolifération passe donc par une approche différente de celle qui a été mise en place pendant la guerre froide et au travers notamment de l’Arrangement de Wassenaar pour les biens dits à double usage en 1996.
De plus, pour remporter des contrats internationaux, les entreprises se sont engagées à offrir des compensations industrielles (offsets) aux pays potentiellement clients. Cette attente de leur part change radicalement la nature des ventes internationales. En effet, traditionnellement, les entreprises réalisent des exportations purement et simplement. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Dans les contrats, il est souvent prévu que le pays-client reçoive des transferts non seulement de production (c’est-à-dire une forme de délocalisation) mais aussi des transferts de compétences et de technologie, qui doivent à terme lui permettre de développer une base industrielle et donc d’acquérir une relative autonomie stratégique. C’est la raison pour laquelle il est parfois impropre de parler de contrats d’exportation, car il s’agit bien plus de ventes internationales ayant un contenu de plus en plus important sous forme de biens immatériels ou de production locale sous licence.
Face à cette évolution, il est important de réintroduire la place du politique dans la régulation mais aussi de refonder un partenariat avec les entreprises impliquées dans la base industrielle et technologique de défense pour qu’elles restent conscientes des principes sur lesquels l’industrie d’armement doit fonctionner pour exister en France.
La première dimension consiste à aller au-delà du simple fonctionnement de l’administration aujourd’hui. Pour que l’industrie d’armement reste légitime, il est important de garantir un contrôle démocratique sur son fonctionnement et ses activités, ce qui implique un meilleur rôle du Parlement. Certes, depuis une dizaine d’années, un rapport sur les exportations est remis (presque) chaque année aux parlementaires. Il s’agit d’un progrès dans la transparence du secteur de l’armement français de la part de la DGA, mais il est possible d’aller plus loin dans l’information de la Représentation nationale.
Bien entendu, transparence ne doit pas nécessairement rimer avec information ouverte. Certaines informations doivent être connues des parlementaires, mais il n’est pas nécessaire de les divulguer. Il est possible d’envisager des auditions fermées et la mise en place d’un groupe de parlementaires en charge du suivi de l’industrie d’armement travaillant à huis clos. L’important dans cette démarche est que ce groupe de parlementaires puisse apporter un contrôle démocratique sur l’évolution de la base industrielle et technologique de défense et qu’il puisse veiller à la préservation des intérêts de la nation et au respect des valeurs dans lesquels les entreprises d’armement doivent opérer.
La mise en place d’une régulation adaptée aux réalités industrielles, économiques et technologiques d’aujourd’hui doit aussi reposer sur un partenariat renouvelé avec les entreprises de la base industrielle de défense. Il s’agit ni plus ni moins que d’un pacte au travers duquel chacun puisse trouver son intérêt dans une relation équilibrée. L’État doit apporter des garanties aux entreprises quant à la pérennité de leurs activités, tant par la visibilité sur les besoins des armées que par les conditions de ventes et de coopération avec des pays tiers. De leur côté, les entreprises doivent accepter un niveau de dialogue sur leurs choix stratégiques qui aille au-delà des strictes obligations légales ou réglementaires.
L’industrie de défense n’est légitime que parce que cette industrie sert un dessein politique et qu’elle respecte les valeurs sans lesquelles elle constitue plus une menace qu’un appui à la mise en œuvre de la politique de défense et de sécurité de la nation. Par-delà les transformations récentes, il est donc important de réaffirmer ce pacte fondateur dans ses principes comme dans une gouvernance qui réponde aux intérêts bien compris de chacune des parties.
Les échéances politiques de 2017 constituent une opportunité afin de débattre de la question du mode de régulation approprié pour l’industrie d’armement aujourd’hui. Il est important de ne pas laisser cette question aux seuls experts et spécialistes et donc de réintroduire une démarche démocratique au travers d’un suivi parlementaire structuré et raisonné. La méfiance à l’égard du monde de l’armement découle à la fois d’une incompréhension (qui résulte souvent d’un manque d’informations) et d’une méfiance (qui résulte d’une information très parcellaire et souvent difficile à appréhender). En impliquant plus la Représentation nationale, il sera possible de donner aux citoyens une médiation démocratique pour renforcer la qualité de la régulation de cette industrie bien particulière.
Conclusion
Le marché de l’armement a profondément changé depuis la fin de la guerre froide. Ces transformations ont concerné aussi bien le côté de l’offre que celui de la demande. Si l’État français reste le principal client de l’industrie française d’armement, l’érosion du pouvoir d’achat des armées (qui se reflète dans une diminution de la part du PIB consacrée à la défense) et l’accroissement continu des coûts unitaires des équipements rendent impossible un maintien de la base industrielle et technologique de défense française uniquement à partir du budget national d’investissements militaires. Du côté de l’offre, les entreprises ont dû s’adapter en diversifiant leurs ventes sur d’autres marchés militaires et en cherchant des relais de croissance dans le secteur civil. Ces deux dimensions ont entraîné une plus forte internationalisation et une moindre dépendance vis-à-vis des commandes militaires nationales.
Bien entendu, une approche pour contrôler les flux internationaux d’armement serait d’interdire les exportations d’autant qu’elles sont une tentation bien compréhensible pour des entreprises mues plus que jamais par la recherche de la rentabilité. Il s’agit de l’approche proposée en particulier par le SPD en Allemagne.
Cependant cette solution n’apparaît pas pleinement satisfaisante. Compte tenu du niveau d’activités qui en résulterait, elle pourrait entraîner des pertes de compétences faute de commandes suffisantes, ce qui nuirait in fine à la préservation de l’autonomie stratégique de la France et, en particulier, à la sécurité et à l’efficacité de nos soldats dans le cadre de la réalisation de leurs missions. De plus, des exportations bien maîtrisées par une supervision étatique efficiente permettent d’aider nos alliés et aussi d’éviter que les acheteurs potentiels ne se fournissent auprès de producteurs peu scrupuleux. Elles permettent donc de promouvoir nos valeurs auprès des pays importateurs.
L’industrie d’armement n’est pas et ne sera jamais une industrie « normale » ; elle ne pourra jamais le devenir en agissant librement. Heureusement d’ailleurs, car elle fournit des armes. Cependant, il est possible de mettre en en place un cadre de régulation adapté à des entreprises internationales et faiblement impliquées dans l’armement tout en mettant en place les incitations et les mécanismes de contrôle qui permettent un alignement entre leur stratégie et les intérêts souverains de la nation.
L’industrie d’armement française, comme dans de nombreux pays, s’est construite sur une logique de partenariat entre l’État et l’industrie privée. Elle a une nature politique par sa construction même : elle doit donc reposer sur un compromis politique adapté à un environnement inconnu jusqu’à présent. Ce compromis ne doit cependant pas être une compromission. Il doit préserver et même reposer sur les valeurs humanistes qui sont les nôtres.
C’est aussi sous cet angle que l’industrie d’armement doit rester politique. La primauté des intérêts de la nation doit l’emporter sur les considérations mercantiles, ce qui suppose toutefois que l’État soit prêt à supporter le coût de décisions qui vont à l’encontre de la rationalité commerciale et financière pour compenser le manque à gagner des entreprises concernées. Cet équilibre est ardu à trouver mais il n’est pas impossible, notamment si la France parvient à partager le fardeau de son autonomie stratégique avec des pays partenaires de confiance.