Depuis le début de la guerre qu’il a déclenchée en Ukraine, Vladimir Poutine n’a eu de cesse de reconstruire l’histoire en fonction de ses intérêts. Alexandre Riou revient pour la Fondation sur plusieurs repères utiles pour mieux restituer l’histoire particulière de l’Ukraine vis-à-vis des conceptions du Kremlin.
Les 21 février et 24 février 2022 ont marqué indubitablement un tournant dans l’histoire européenne et plus largement dans les équilibres géopolitiques mondiaux. Après des mois de tensions croissantes sur le plan international entre la Russie, l’Union européenne et les États-Unis sur fond de prétentions sur la souveraineté et le territoire ukrainien, le président russe, Vladimir Poutine, a fait le choix délibéré de la solution du pire.
Au terme d’un discours à la nation russe aussi attendu que redouté, retransmis sur la plupart des grandes chaînes de la planète, tenu au soir du 21 février, Vladimir Poutine s’est livré à un exercice sidérant de réécriture historique. Un exercice que nous pensions, à tort, relégué aux heures les plus sombres de notre histoire. En effet, pendant près d’une heure de prise de parole, le président russe nous a livré sa lecture révisionniste1Ce terme est employé à dessein. Son sens a évolué depuis ces cent trente dernières années. Initialement utilisé contre Eduard Bernstein dans les luttes idéologiques au sein de la social-démocratie allemande dans les années 1890 pour combattre son discours, il évolua après la Seconde Guerre mondiale pour qualifier tout discours de révision de la Shoah tenu par des pseudo-intellectuels qui souhaitaient nier la réalité du nazisme jusqu’à nos jours. Nous faisons le choix de ce terme car, dans le discours du maître du Kremlin, nous constatons une sémantique et une rhétorique comparables, notamment dans la négation même de l’existence de la nation ukrainienne et du peuple ukrainien considérés comme Russes. de l’histoire de l’Ukraine et du peuple ukrainien en niant l’existence même de l’Ukraine en tant qu’État souverain et indépendant2Nous faisons le choix de ne pas même prendre en considération les propos tenus par Vladimir Poutine au sujet d’une mainmise de « nazis » à la tête de l’Ukraine. C’est une provocation qui ne mérite pas d’être relevée autrement que pour être dénoncée avec force.. Pour ce faire, il s’est réfugié derrière l’histoire de l’URSS en pointant régulièrement la responsabilité des dirigeants soviétiques qui auraient amené à cette situation en dehors de tout cadre juridique et encore aujourd’hui non réglée sur le plan du droit. Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’essentiel de son discours « pseudo-historique » a concerné l’histoire de l’URSS depuis 1917 jusqu’en 1989 et notamment la décision prise lors de la plénière du Parti communiste de l’Union soviétique de septembre 1989 d’adopter les décisions du KPSS3Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique, soit l’organe décisionnaire qui définissait la ligne politique exécutive du parti. d’octroyer aux républiques de l’Union soviétique des assouplissements en matière nationale4Session du 21 septembre 1989 au cours de laquelle fut débattue et adoptée une « plate-forme » sur la politique des nationalités.. Il ne fit d’ailleurs pas référence à l’indépendance formelle de l’Ukraine décidée par le Soviet suprême en 1991 et ratifiée lors d’un référendum par 90% des votants.
En outre, à aucun moment de son intervention, nous n’avons eu écho de l’histoire et de la culture ukrainiennes pourtant denses dans les siècles précédant la révolution d’Octobre. Car, contrairement à ce qui fut distillé en creux au cours de son allocution, si l’Ukraine et la Russie sont bel et bien proches sur le plan culturel et linguistique avec des liens historiques forts, l’Ukraine n’est en rien une excroissance russe ou encore une création artificielle offerte par les Soviétiques sur le déclin. Il s’agit d’un État et d’une nation propres dont l’histoire, la langue et la culture sont millénaires et méritent d’être rappelées. À plus forte raison dans le contexte massif de désinformation auquel nous sommes confrontés depuis plusieurs semaines, à commencer par les éléments de langage du Kremlin qui jouent sur une méconnaissance de ce pays dans la culture d’Europe occidentale ainsi que sur les raccourcis historiques, voire les « clichés », en raison d’un enseignement quasi inexistant dans l’enseignement secondaire au sujet de cette aire géographique.
Notre but n’est en aucun cas ici d’entreprendre une histoire de l’Ukraine stricto sensu, mais plutôt de restituer son histoire particulière, sa culture propre au prisme d’influences diverses et au moyen de quelques repères séquentiels particulièrement marquants.
Aux origines de l’Ukraine : du berceau de la Rou’s kiévienne au Renouveau national, retour sur l’idée reçue d’une Ukraine russe
À gros traits, nous pouvons considérer que la naissance d’un État kiévien remonte à l’année 8825Pierre Bauduin, Les Vikings, Paris, PUF, 2004 (2e édition 2016). lorsque se fonda le pouvoir « riurikide ». Il s’agissait alors de seigneurs Varègues6Nom communément donné aux « Vikings » qui opérèrent en Europe orientale, sur les contours de la Baltique et de la mer Noire., trois frères, dont Riurik le fondateur de la dynastie, qui régnaient chacun sur une ville et ses alentours. Riurik7Invitation à Riurik, Chronique de Nestor – Chronique des temps passés, source du XIIe siècle transmise par un moine de Kyiv. à Novgorod, Sineus à Beloozero et Trouvor à Izborsk. Lorsque deux usurpateurs s’emparèrent de Kyiv, Askold et Dir, Oleg un proche parent et le fils de Riurik les chassèrent8Pierre Gonneau et Aleksandr Lavrov, Des Rhôs à la Russie : histoire de l’Europe orientale, Paris, PUF, 2012.. Il donna alors naissance à une dynastie qui régna jusqu’au XVIe siècle – jusqu’au XIIIe siècle dans le bassin de Kyiv, puis jusqu’au XVIe dans ce royaume de la Moscovie – mais, pour autant, un débat historiographique au cœur d’enjeux nationaux s’est amorcé afin de déterminer s’il s’agissait d’un État commun. Or, si, du point de vue des historiens, il est considéré qu’il s’agit bien du berceau de la Russie, rien ne permet de justifier que ce territoire appartient à la Russie ou qu’elle puisse prétendre avoir des droits dessus aujourd’hui. En effet, il est important, et à plus forte raison dans l’Europe monarchique, de distinguer la notion de dynastie de celle d’État. Les exemples abondent de mariages, transferts monarchiques, sans pour autant qu’on puisse y voir ou constater une transformation étatique ou que des politiques d’assimilation puissent être opérées. Lorsque Jean Ier de Luxembourg monte sur le trône de Bohême en 1310, les Tchèques n’en deviennent pas davantage Luxembourgeois. De même, dans l’État kiévien, les mariages avec des familles souveraines d’Europe occidentale sont nombreux.
Le véritable drame de l’État ukrainien est assez similaire aux autres États de l’Europe médiane et orientale au cours de l’histoire. Ce sont des États aux contours fluctuants, les frontières se redéfinissant en permanence au gré des guerres et des mariages. L’absence de stabilisation et les multiples morcellements, dont ces différents États et les nombreux peuples les composant ont souffert, rend extrêmement complexe la représentation spatiale indispensable pour beaucoup à la représentation d’un pays.
Au cours de ces siècles, l’Ukraine se voit partagée en de multiples influences et empires tels que la Moscovie qui deviendra la Russie, mais aussi la Pologne, la Lituanie ou encore l’Empire d’Autriche. Lors des XVIe-XVIIe siècles, sous l’influence des Cosaques zaporogues, qui forment le gros des forces militaires ukrainiennes, une série d’insurrections voit le jour contre les Polonais. Ce fut aussi une période de développement culturel pour la nation ukrainienne avec l’instauration d’un collège qui devint le seul lieu d’enseignement supérieur pour les Ukrainiens. En 1648, alors que la guerre de Trente Ans prend fin sur le continent européen, une guerre révolutionnaire débute sur le sol d’Ukraine, menée par Bohdan Khmelnytsky, qui parvient à infliger plusieurs défaites aux armées polonaises envoyées pour le contrer. Cependant, il décida de faire appel au tsar Alexis comprenant qu’il ne pourrait vaincre seul et, si dans un premier temps un accord fut contracté entre l’hetman d’Ukraine et la Russie, qui offrait à l’Ukraine une réelle liberté dans son administration et la possibilité de conserver une armée, très vite, d’autres prétentions sont apparues9Victor Koptilov, Parlons ukrainien – Langue et culture, Paris, L’Harmattan, 1995..
À cette date, le territoire ukrainien n’est d’ailleurs pas unifié en tant que tel puisque la partie orientale et la ville de Kyiv sont aux mains des Russes, mais sa partie occidentale, quant à elle, était toujours sous domination polonaise. Il va sans dire d’ailleurs que l’occupation polonaise dans la partie ouest n’était guère plus enviable pour la paysannerie ukrainienne qui subit également la mainmise des grands propriétaires fonciers polonais 10Jerzy Lukowski, Hubert Zawadzki, Histoire de la Pologne, Paris, Perrin, 2010 (édition française)..
L’Ukraine du XIXe siècle à 1917 : le « Renouveau national » dans un nouveau contexte d’éclatement territorial
En 1795 se produisit le troisième partage de la Pologne. Une période de cent vingt-deux ans où la Pologne disparut, totalement partagée entre les empires centraux. Or, comme nous l’avons évoqué précédemment, l’Ukraine se trouvait déjà elle-même partagée entre plusieurs monarchies avant cette date. Après 1795, la partie orientale de l’Ukraine est formellement rattachée à la Russie tandis qu’une part occidentale se voit, elle, rattachée à l’Empire d’Autriche : la Galicie polonaise qui comporte des territoires ukrainiens ainsi que la Bucovine possédant également des foyers de peuplement ruthènes et ukrainiens. Dans cet éclatement, ce sont deux logiques très distinctes qui vont désormais voir le jour, selon l’empire de rattachement pour les minorités nationales le composant. Sans grande surprise, c’est dans la partie autrichienne qu’une libéralité culturelle va réellement se développer. À l’instar des autres minorités de cet empire multinational où la question des nationalités joua un rôle central, les Ukrainiens vont pouvoir bénéficier de mesures permettant une représentativité politique et la possibilité de cultiver leurs particularismes culturels après 1848. Là où, dans la partie russe, la « russification » bat son plein, en Autriche, puis au sein de la double monarchie austro-hongroise, des revues sont créées, les Ukrainiens disposent de sièges au Reichsrat11Le Conseil d’Empire, le Parlement de Cisleithanie (partie dite autrichienne de la double monarchie) à partir de 1867 dont les modalités de répartition des sièges et les procédés électifs furent au centre des débats politiques jusqu’en 1914. Les nationalités y étaient toutes représentées bien que son fonctionnement fût imparfait. À partir des élections de 1907, le mode de scrutin évolua des curies censitaires vers le suffrage universel..
La fin du XVIIIe et le XIXe siècle correspondent en Europe médiane et orientale à la période dite du « Renouveau national ». Il s’agit d’une période complexe à l’origine des identités modernes où les peuples, essentiellement slaves, vont renouer avec leurs origines, vont redécouvrir leurs cultures propres et les développer. La composante linguistique eut un rôle essentiel dans ce processus (on parle d’ailleurs à ce sujet de « nationalisme linguistique ») même si des trajectoires et des modes d’action différents furent suivis selon les peuples12L’historien Bernard Michel va distinguer plusieurs trajectoires du nationalisme au sein de l’Empire austro-hongrois. D’un côté, le nationalisme politique incarné notamment par les Polonais et les Magyars et, de l’autre, le nationalisme culturel incarné par les Tchèques. Pour la partie autrichienne, nous pouvons rattacher la composante ukrainienne/ruthène à cette seconde logique. Voir Bernard Michel, Nations et nationalismes en Europe centrale, XIXe-XXe siècles, Paris, Aubier, 1995.. Ce sont là deux éléments intimement liés car, pour reprendre la formule de l’historien Ronan Calvez, « il n’est pas de renaissance nationale sans renaissance linguistique13Cité dans Carmen Alén Garabato (actes de colloque réunis par), L’Éveil des nationalités et les revendications linguistiques en Europe 1830-1930, Paris, L’Harmattan, 2006. ».
Les Ukrainiens se sont pleinement inscrits dans ce mouvement global. C’est en 1848 qu’est parue la première revue en ukrainien, dans la région de Galicie, intitulée L’étoile galicienne. Vers 1890, toujours dans la partie autrichienne, un intellectuel et journaliste ukrainien, Ivan Franko, fonde un parti politique ukrainien et pose clairement sur la table l’idée d’État ukrainien indépendant, au sens contemporain du terme.
Dans la partie russe, un tournant de libéralisation est opéré à la suite de la Révolution de 1905 qui secoua l’autocratisme tsariste jusque dans ses fondements. Si les changements opérés par le tsar se révélèrent mineurs, il dut cependant consentir à quelques libéralités culturelles. Ainsi, des journaux et des revues en langue ukrainienne purent voir le jour et être diffusés et des œuvres littéraires furent publiées.
À l’issue de la première révolution russe de 1917, les Ukrainiens s’émancipent de l’Empire russe et tentent de négocier leur indépendance ou a minima leur autonomie. L’Ukraine se dote d’institutions propres, telles que la Rada14Il s’agit de l’Assemblée ukrainienne, équivalent des Diètes en Europe médiane ou de la Douma en Russie.. En novembre 1917, la République populaire ukrainienne est proclamée et à sa tête prend place Mykhaïlo Hrouchevsky. Historien de formation et de profession, il est le père du renouveau historiographique ukrainien qui se déploya à la fin du XIXe siècle dans les milieux académiques et intellectuels. Un renouveau historiographique qui s’inscrit également dans la construction d’un récit national, à l’instar des autres peuples slaves d’Europe. La politiste Alexandra Goujon évoque d’ailleurs « un continuum linéaire qui relie l’empire kiévien à la principauté de Galicie-Volhynie, puis à l’hetmanat des Cosaques du Dniepr et la République populaire d’Ukraine des années 1918-192015Alexandra Goujon, Révolutions politiques et identitaires en Ukraine et en Biélorussie (1988-2008), Paris, Belin, 2009. ». Cette république dura jusqu’en 1922. Rappelons également un point d’importance, une partie de l’Ukraine, appelée Ruthénie subcarpathique, qui était rattachée à l’Autriche-Hongrie, se trouve liée en 1918 à la Tchécoslovaquie naissante. Ce n’est qu’à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, en 1945, que ce territoire se voit rattaché à l’URSS.
L’Ukraine sous l’URSS jusqu’à l’avènement de l’Ukraine indépendante (1922-1991)
L’Ukraine durant la période soviétique alterne entre phases de libéralisation et phases de « russification ». Une clé de compréhension – loin d’être la seule – est le rôle joué par Joseph Staline alors commissaire du peuple aux nationalités. En effet, en 1911, Staline fut envoyé en Autriche-Hongrie à la demande de Lénine afin de rencontrer les dirigeants sociaux-démocrates, alors tenants de l’austro-marxisme, pour étudier leurs conceptions. Des conceptions politiques et intellectuelles propres à la social-démocratie supranationale d’Autriche qui visait à pallier politiquement les conflits nationalitaires afin de se concentrer sur les luttes sociales. Or, après plusieurs entrevues et échanges avec les théoriciens et dirigeants du Parti, il remit un rapport à Lénine dans lequel il récusait totalement ces théories et ne voyait que l’assimilation comme la seule option pour faire coexister différents peuples dans un ensemble étatique plus vaste.
Si, dans l’ensemble, la décennie des années 1920 offrit des marges de manœuvre réelles à la société ukrainienne pour entretenir et développer sa culture nationale tout en bénéficiant d’une économie agricole correcte à défaut d’être prospère, la décennie suivante fit subir un cruel retour de flammes à l’Ukraine. De nombreuses persécutions furent menées contre les élites intellectuelles du pays. Le point culminant fut atteint en 1932-1933 avec des spoliations massives des produits des récoltes qui entraînèrent une famine dont les conséquences se chiffrèrent en millions de morts, sans même évoquer les déportations de millions d’autres. Entre 1936 et 1937 eurent également lieu des assassinats massifs de communistes ukrainiens accusés par Staline de « déviances bourgeoises ».
La Seconde Guerre mondiale fit du sol ukrainien un territoire martyr en ce sens qu’il vit de nombreux affrontements s’y dérouler. L’Ukraine fut témoin de massacres et d’exactions à grande échelle ; citons notamment le massacre de Babi Yar où plus de 30 000 juifs furent assassinés par balles par les nazis près de Kyiv. Le discours déformé et déformant d’une « Ukraine nazie » vient du fait que dans un premier temps, certains Ukrainiens ont vu dans l’invasion nazie une possibilité de pouvoir accéder à l’indépendance de leur peuple. Or, peuple slave à l’instar des Russes, ils furent traités de la même manière et subirent la violence et la brutalité de la force d’invasion et son lot de carnages au nom d’une idéologie mortifère. Ces actes perpétrés hantent encore aujourd’hui l’histoire.
Au cours de cette période, deux groupes de résistance se formèrent et entrèrent en concurrence avec, d’un côté, l’armée des insurgés ukrainiens et, de l’autre côté, les partisans soviétiques. Les premiers, hostiles aux nazis, mais aussi à l’URSS, poursuivirent la lutte encore quelques années après la libération du territoire ukrainien.
À l’issue de la guerre, Staline poursuivit une politique hostile aux Ukrainiens en s’attaquant au dogme uniate et en poursuivant les persécutions contre les intellectuels. Son successeur Nikita Khrouchtchev entama une politique d’apaisement qui prit fin en 1965 avec à nouveau une vague d’arrestations et de déportation d’intellectuels, générant la multiplication de groupes dissidents à travers le pays, qui contribuèrent efficacement à la diffusion massive de positions contre le régime, tout en gagnant en influence dans l’opinion publique nationale. La catastrophe de Tchernobyl – sur le territoire ukrainien – suscita un niveau de défiance nouveau de la part des opinions publiques face au régime ; ainsi, nombre d’intellectuels et de figures de la société civile prirent la tête de mouvements, tel le Mouvement populaire de l’Ukraine dont la figure tutélaire était le poète Ivan Dratch16Ivan Dratch né en 1936 est décédé en 2018..
Après plusieurs assouplissements intervenus à partir de 1989 – introduction de la pluralité de la presse, autorisation du pluralisme politique… –, l’indépendance formelle fut octroyée en 1991 et ensuite ratifiée par un référendum populaire dans lequel le « oui » l’emporta à 90%. À l’issue d’une histoire tourmentée, l’Ukraine devenait enfin un État-nation. À l’instar d’un certain nombre d’États satellites de l’URSS en Europe centrale et orientale, la contestation qui ébranla les fondations du régime soviétique fut essentiellement l’œuvre d’acteurs de la société civile, d’intellectuels – certains issus du régime même – qui prirent la tête des mouvements de dissidence. Comme en Pologne, et dans une mesure moindre en Tchécoslovaquie, le fait religieux eut une importance notable dans la cristallisation de ces dissidences. En Ukraine, cette cristallisation eut lieu spécifiquement autour de l’Église uniate, que Staline et, bien auparavant, Catherine II avaient persécutée et interdite.
Pour autant, gardons-nous bien d’une lecture téléologique de l’histoire. Cette reconnaissance de l’indépendance réelle de l’Ukraine comportait en elle les germes de nombreuses difficultés. Notamment la présence de fortes composantes russophones à l’est du pays, objet de tensions qui se firent vite sentir et se sont poursuivies dans les décennies suivantes. Rappelons aussi qu’à la différence de l’Europe occidentale et spécifiquement de la France, les concepts d’État et de nation ne revêtent pas les mêmes contours en Europe centrale et orientale. De même, la question de la langue maternelle et de la langue d’usage est centrale dans la détermination individuelle de l’identité nationale ainsi que dans la perception des autres membres de la communauté nationale vis-à-vis de l’individu.
Dans ce cas de figure, dès lors que le régime considéré comme oppresseur est vaincu et que l’indépendance est proclamée, tout reste à entreprendre pour bâtir un État solide autour de la nation, une nation définie et acceptée capable de rassembler des populations parfois disparates autour d’un récit et d’un projet commun.
Nous faisons volontairement le choix de nous arrêter à l’année 1991 qui marque non seulement un tournant historique majeur – la fin d’un monde –, mais qui restaure l’Ukraine souveraine et indépendante dans le cadre de ses frontières. Comme nous l’évoquions précédemment, la nouvelle ère qui s’ouvre pour l’Ukraine à partir de 1991 n’est pas sans ombre au tableau. Les différents gouvernements qui se succèdent oscillent entre orientation pro-russe et orientation pro-occidentale. Néanmoins, à la différence de la Russie ou encore de la Biélorussie, l’Ukraine réussit son virage démocratique, certes imparfait, mais pour autant suffisamment important pour être salué.
Le rejet du président russe de voir l’Ukraine s’émanciper en faisant le choix d’un positionnement pro-occidental et la menace qui en résulterait n’est pas la raison réelle de l’invasion qu’il a lancée. On est davantage ici dans le prétexte géopolitique servant à justifier l’agression. Les motivations s’inscrivent dans le temps long et dans le rejet d’un modèle qu’il abhorre, celui d’un héritage historique qui continue à alimenter une vision de la Russie dont le berceau est le bassin kiévien et qui, de facto, lui reviendrait de droit couplé à cette aspiration à la démocratie dont il craint la propagation en Russie. Les propos liés à la négation même de la nation ukrainienne s’inscrivent quant à eux dans cette assimilation (appelée « russification ») qui considère l’homogénéisation forcée de minorités nationales ou de peuples à part entière sur les valeurs du dominant comme un prérequis indispensable pour permettre à la nation d’exister en un bloc uni. Une conception extrêmement brutale et condamnable qui a été mise en œuvre tant dans la Russie tsariste qu’à certains moments de la période soviétique.
Sa logique s’inscrit autant dans une perspective de restauration impériale, un retour aux frontières du temps de la grandeur, que dans un refus de reconnaître les trajectoires nationales des peuples, leurs aspirations et, a fortiori, celles des peuples slaves orientaux que Vladimir Poutine considère comme étant russes à part entière dans une forme de résurgence du panslavisme de la fin du XIXe siècle.
- 1Ce terme est employé à dessein. Son sens a évolué depuis ces cent trente dernières années. Initialement utilisé contre Eduard Bernstein dans les luttes idéologiques au sein de la social-démocratie allemande dans les années 1890 pour combattre son discours, il évolua après la Seconde Guerre mondiale pour qualifier tout discours de révision de la Shoah tenu par des pseudo-intellectuels qui souhaitaient nier la réalité du nazisme jusqu’à nos jours. Nous faisons le choix de ce terme car, dans le discours du maître du Kremlin, nous constatons une sémantique et une rhétorique comparables, notamment dans la négation même de l’existence de la nation ukrainienne et du peuple ukrainien considérés comme Russes.
- 2Nous faisons le choix de ne pas même prendre en considération les propos tenus par Vladimir Poutine au sujet d’une mainmise de « nazis » à la tête de l’Ukraine. C’est une provocation qui ne mérite pas d’être relevée autrement que pour être dénoncée avec force.
- 3Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique, soit l’organe décisionnaire qui définissait la ligne politique exécutive du parti.
- 4Session du 21 septembre 1989 au cours de laquelle fut débattue et adoptée une « plate-forme » sur la politique des nationalités.
- 5Pierre Bauduin, Les Vikings, Paris, PUF, 2004 (2e édition 2016).
- 6Nom communément donné aux « Vikings » qui opérèrent en Europe orientale, sur les contours de la Baltique et de la mer Noire.
- 7Invitation à Riurik, Chronique de Nestor – Chronique des temps passés, source du XIIe siècle transmise par un moine de Kyiv.
- 8Pierre Gonneau et Aleksandr Lavrov, Des Rhôs à la Russie : histoire de l’Europe orientale, Paris, PUF, 2012.
- 9Victor Koptilov, Parlons ukrainien – Langue et culture, Paris, L’Harmattan, 1995.
- 10Jerzy Lukowski, Hubert Zawadzki, Histoire de la Pologne, Paris, Perrin, 2010 (édition française).
- 11Le Conseil d’Empire, le Parlement de Cisleithanie (partie dite autrichienne de la double monarchie) à partir de 1867 dont les modalités de répartition des sièges et les procédés électifs furent au centre des débats politiques jusqu’en 1914. Les nationalités y étaient toutes représentées bien que son fonctionnement fût imparfait. À partir des élections de 1907, le mode de scrutin évolua des curies censitaires vers le suffrage universel.
- 12L’historien Bernard Michel va distinguer plusieurs trajectoires du nationalisme au sein de l’Empire austro-hongrois. D’un côté, le nationalisme politique incarné notamment par les Polonais et les Magyars et, de l’autre, le nationalisme culturel incarné par les Tchèques. Pour la partie autrichienne, nous pouvons rattacher la composante ukrainienne/ruthène à cette seconde logique. Voir Bernard Michel, Nations et nationalismes en Europe centrale, XIXe-XXe siècles, Paris, Aubier, 1995.
- 13Cité dans Carmen Alén Garabato (actes de colloque réunis par), L’Éveil des nationalités et les revendications linguistiques en Europe 1830-1930, Paris, L’Harmattan, 2006.
- 14Il s’agit de l’Assemblée ukrainienne, équivalent des Diètes en Europe médiane ou de la Douma en Russie.
- 15Alexandra Goujon, Révolutions politiques et identitaires en Ukraine et en Biélorussie (1988-2008), Paris, Belin, 2009.
- 16Ivan Dratch né en 1936 est décédé en 2018.