France, Europe : apprivoiser l’hybride ou subir les identités ?

Avant, il était facile de ranger chaque chose, chaque personne, chaque situation, chaque mouvement social dans une case ; maintenant tout, dans le monde, s’hybride : les voitures, les objets, les cultures, les identités, les entreprises, les villes, les campagnes, les commerces, etc. Pour Gabrielle Halpern, docteur en philosophie, il est urgent d’apprivoiser l’hybride, au risque de voir « masse » et « identité » se rejoindre.

Avez-vous déjà entendu parler d’Elias Canetti, et de son ouvrage Masse et Puissance ? Il est l’un des plus grands penseurs européens du XXe siècle ; son œuvre mérite d’être lue et méditée, parce qu’elle n’a pas fini de nous offrir des grilles de lecture pour comprendre notre monde. L’homme redoute le contact de l’inconnu plus que tout au monde, écrit-il, et toutes les distances, tous les comportements qu’il adopte sont dictés par cette phobie du contact. Or, c’est dans la masse seulement que l’homme a l’impression qu’il peut être libéré de cette phobie du contact. Mais si soulagement il peut y avoir, c’est en vertu de ce que Canetti appelle « la décharge », qui correspond au moment où tous ceux qui font partie de la masse « se défont de leurs différences et se sentent égaux ». L’égalité semble régner au sein de la masse ; c’est pour cela qu’elle est irrésistible. 

Pour nous, ce besoin de faire masse semble venir d’une sorte de « pulsion d’homogénéité ». Intrinsèquement, les individus ont une incapacité à assumer la singularité, la diversité, l’altérité ; et cette pulsion à laquelle il est si difficile de résister mène au culte de l’identité, à l’obsession de l’unité. Comment cette pulsion d’homogénéité se manifeste-t-elle aujourd’hui ?

Combien de fois cela vous est-il arrivé, lorsqu’un ami vous raconte une histoire, de l’associer immédiatement à quelque chose que vous avez vécu ? Combien de fois cela vous est-il arrivé de soupirer quand une amie répond à ce que vous venez de lui raconter par « oui, c’est comme moi, j’avais etc. », et poursuit avec le récit d’une histoire qui n’a rien à voir ou peu à voir avec ce que vous venez de lui dire ? Nous avons tous fait cette expérience ! L’être humain adore associer ce qu’il ne connaît pas à ce qu’il connaît pour le rendre moins terrorisant. Nous haïssons l’inconnu, alors nous le déguisons immédiatement en connu, ni vu ni connu.

Nous homogénéisons les informations pour qu’elles entrent sans encombre et sans contradiction dans nos opinions. Et si une information risque de tordre le cou à notre opinion, nous tordons le cou à cette information. Ce sont les fake news ; c’est le complotisme !

Une critique de plus en plus grande est faite des réseaux sociaux et des plateformes numériques qui créeraient des bulles homogènes, des algorithmes qui nous enferment. Tout cela est bien ironique ! Ce ne sont pas les réseaux sociaux ni les plateformes qui nous enferment ; ce ne sont que des outils. Les réseaux sociaux ne sont que le reflet de cette pulsion d’homogénéité propre à l’être humain. Nous sommes poussés par cette pulsion bien humaine à n’être abonnés qu’à d’autres individus qui pensent comme nous, qui votent comme nous, qui lisent comme nous. Nous nous enfermons nous-mêmes dans une bulle homogène, par peur irrépressible de l’inconnu, du contradictoire, de l’hétéroclite. 

Nous n’avons jamais autant entendu parler de l’identité. Depuis plusieurs années, ce terme envahit le débat public. Cela est devenu un sujet et un enjeu politique en soi. Désormais, tout programme politique doit avoir un mot à dire de l’identité ; et ce, à l’échelon local, comme à l’échelon national ou européen. Aujourd’hui, la pulsion d’homogénéité des individus semble n’avoir jamais été aussi forte. Pourquoi notre époque connaît-elle un tel culte de l’unité ? Pourquoi en sommes-nous venus à parler autant de l’identité dans le débat public ?

Parce que le monde est devenu hybride. Tout, dans le monde, s’hybride : les voitures, les objets, les cultures, les identités, les entreprises, les villes, les campagnes, les commerces, etc. Avant, il était facile de ranger chaque chose, chaque objet, chaque personne, chaque situation, chaque mouvement social, chaque personnage politique dans telle ou telle catégorie. Notre cerveau ressemblait à une armoire géante avec des tiroirs bien délimités où nous pouvions ranger à sa place tout ce que nous voyions, tout ce à quoi nous étions confrontés. Un téléphone était un téléphone. Une télévision était une télévision. Un parti politique avait telle ou telle valeur, tel ou tel programme. Oui, mais aujourd’hui, un téléphone est aussi un appareil photo, un réveil et un GPS, une télévision et un scanner ; une usine de traitement de déchets est aussi une ressourcerie et un lieu horticole ; les idées des partis politiques sont brouillées et certaines s’entremêlent. Les catégories explosent, implosent et ne sont plus du tout pertinentes. C’est comme si notre armoire intérieure ne fonctionnait plus, n’arrivait plus à ranger quoique ce soit, parce que les tiroirs se sont mis à se chevaucher et à se briser. Nous nous sentons impuissants ! Il n’y a plus de grille de lecture du monde, puisqu’il n’y a plus de catégorie pertinente. 

Avons-nous encore le temps d’apprivoiser l’hybride ? N’est-il pas trop tard ? 

Non, mais il est urgent d’accompagner cette mutation. Il en est de la responsabilité des pouvoirs publics, des corps intermédiaires, de l’Éducation nationale ; de l’ensemble des parties prenantes de notre société, tant au niveau local que national et européen.

Sans cette prise de conscience collective, nous prenons le risque que masse et identité se rejoignent. Certains d’entre nous éprouvent un besoin d’unité, de puissance et de maîtrise. L’émergence du désir de démocratie directe et participative en est peut-être une illustration. À l’échelle de l’Europe, la montée des nationalismes et des populismes y trouve sans doute une explication. 

S’acheminerait-on alors vers une société, divisée en deux catégories, selon que les individus parviennent ou non à résister à leur pulsion d’homogénéité : les « pur-sang » et les « centaures » ? Le XXIe siècle sera-t-il le siècle de leur lutte à mort ? 

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