Quels sont les clivages qui structurent l’opinion des citoyens ? En partant des résultats de notre enquête « Fractures françaises 2019 » réalisée avec Ipsos Sopra Steria, Le Monde et l’Institut Montaigne, Émeric Bréhier, directeur de l’Observatoire de la vie politique de la Fondation Jean-Jaurès, dresse un état des lieux à quelques mois des élections municipales.
L’explosion des cadres habituels
C’est peu de dire que la société politique française, et sans doute plus largement européenne, est dans le flou. La succession d’élections locales comme nationales a mis en exergue dans nombre de pays tout à la fois la redéfinition des enjeux et l’affaissement des partis dits traditionnels. Entendons-nous d’ailleurs sur ce terme de « traditionnels » : il s’agit bien là d’organisations politiques qui ont structuré durant de longues périodes les vies politiques nationales. Force est d’ailleurs de constater qu’historiquement il n’y a rien de moins « traditionnel » qu’un parti « traditionnel ». Le nombre de partis voyant leur influence décroître au fur et à mesure que les thèmes les ayant portés sur les fonds baptismaux n’étaient plus des enjeux essentiels est colossal. Et lorsque certains d’entre eux sont malgré tout parvenus à subsister, c’est soit en ayant profondément redéfini leur corps de doctrine en se saisissant avec force de nouveaux enjeux apparus entre temps, soit en ne demeurant qu’en tant que traces culturelles et parfois électorales. Souvent, dans ce dernier cas, dans des bastions de plus en plus territorialement limités.
La France ces dernières années n’a bien évidemment pas échappé à cette tendance de fond touchant l’ensemble des démocraties dites « libérales ». L’élection présidentielle, d’abord, les élections législatives ensuite, mais également les dernières élections européennes ont atomisé la scène politique française classique. À l’instar de 1958, et plus encore 1962, l’élection présidentielle de 2017 a fait voler en éclats la structuration partisane à laquelle, sous différentes formes, nous nous étions habitués. Si bien évidement, la dynamique électorale propre à cette élection présidentielle imperdable pour la droite a joué son rôle, elle a été permise également par des évolutions sous-jacentes en œuvre depuis plusieurs années. Dire que l’offre politique bipolaire entre la droite et la gauche a implosé est une chose, savoir par quoi elle est remplacée est bien plus délicat. À cet égard, la dernière vague (la septième) de l’enquête « Fractures françaises » apporte quelques éléments sinon d’affirmation à tout le moins d’hypothèse.
Un clivage droite/gauche inefficient
Premier élément d’évidence : le clivage gauche/droite, contesté depuis bien longtemps, est de moins en moins perçu comme capable de fournir une grille de lecture pertinente permettant de décoder la réalité. Ainsi 71% des personnes interrogées en doutaient en 2017, ils sont 76% en 2019. Relevons toutefois à ce stade que cette critique du clivage « traditionnel », si elle est très forte chez les sympathisants de LREM (85% en 2019) comme chez ceux du Rassemblement national (77% en 2019), et en progression chez les Républicains (de 58 à 66%), connaît une chute considérable chez les sympathisants tant de La France insoumise (de 50 à 39%) que du Parti socialiste (de 66 à 50%). Preuve de la recherche par ces derniers de valeurs correspondant à leur propre culture politique et de l’efficacité, à tout le moins pour leur noyau dur, du discours d’opposition très fermement ancré à gauche des responsables politiques des deux organisations en question. Cette évolution contrastée se retrouve également au niveau des catégories sociales puisque si l’appréciation négative demeure stable chez les cadres (63% en 2019 contre 64% en 2017), elle se renforce singulièrement chez les ouvriers (77 à 84% en 2019), et plus encore chez les employés (66 à 81%). Ce doute sur la capacité de compréhension du monde au travers de ce clivage classique droite/gauche n’induit néanmoins pas que les mêmes ne perçoivent pas de distinctions entre les deux « camps » : 63% des sympathisants PS et 70% de leurs homologues LR continuent à y percevoir des différences substantielles. Peu efficient, certes, le clivage « gauche/droite » est néanmoins compris par 58% des enquêtés.
Un clivage non remplacé
Pour autant, ce rejet du clivage traditionnel comme élément de compréhension du monde n’induit pas qu’il ait été remplacé à ce stade. Ainsi, alors que 19% jugent ce dernier pertinent, ils ne sont guère plus (21%) à juger le clivage progressistes/nationalistes comme éclairant. Il n’est d’ailleurs préféré par aucune des catégories sociales, seuls les moins de 35 ans le préférant nettement, à 27% contre 18% pour le classique droite/gauche. Pour autant, même chez eux, cette appréciation un peu moins négative n’induit pas une bonne compréhension puisque 47% disent ne pas le comprendre, contre 40% au clivage droite/gauche. La période de transition, si transition il y a, est loin donc d’être achevée. L’ancien clivage, s’il n’est plus perçu comme efficient et pertinent pour guider sa propre lecture du monde actuel, n’a en rien été véritablement remplacé par un nouveau entre les progressistes et les nationalistes. Ceci est d’ailleurs confirmé par le peu de sympathisants LREM s’auto-déclarant « progressistes » (11%) contre 32% comme « centristes » et 11% de « gauche » alors même que ceux du RN s’affirment plus volontiers « nationalistes » (23%) et « patriotes » (10%) et de « droite » (27%).
Si l’ancien clivage paraît à maints égards désuet pour une très large majorité de nos concitoyens et à nouveau peu convainquant, d’autres éléments de cette étude laissent-ils entrevoir l’émergence d’un troisième type de clivage ? Le relatif succès électoral d’EELV lors des dernières élections européennes et ceux qui lui sont promis à ce stade lors des prochaines municipales pourraient laisser à penser que la dimension « environnementale » s’impose de manière évidente. Pourtant, si la question environnementale apparaît comme la plus fondamentale pour 36% des enquêtés, ce sont bel et bien les sympathisants de LREM qui s’y montrent le plus sensible à 50%, suivis par ceux du PS comme de La France insoumise à 36%, ceux de LR avec 31% et ceux du FN avec seulement 26%. La question sociale demeure la plus essentielle pour 32% des Français, avec sans surprise une proportion très importante chez les proches de FI (46%), loin devant ceux du PS (32%), ceux de LR (26%) et seulement 22% chez ceux du RN comme ceux de LREM. Quant à la question migratoire, c’est bien pour les sympathisants LR qu’elle arrive en tête des préoccupations (51%), loin devant ceux du RN (33%), du PS (32%), ceux de LREM (29%) et de FI (15%). Enfin, la question européenne prédomine chez les sympathisants du RN (33%), devant ceux de LREM (23%), loin devant FI (17%), LR (13%) et le PS (11%). LREM vote écolo, FI vote social, LR vote migratoire et RN vote Europe. Le PS quant à lui apparaît équilibré ou incapable de choisir entre l’une de ces quatre questions !
L’ouverture au monde, nouveau clivage ?
C’est bien peut être à l’occasion d’autres interrogations qu’apparaissent des éléments d’un clivage sous-jacent capable de devenir véritablement structurant. Après un temps de reflux, la mondialisation est de nouveau perçue comme une menace par une large majorité des interrogés. 61% estiment ainsi que la France doit davantage se protéger, c’est-à-dire son plus haut niveau depuis le début de cette enquête sur les fractures françaises. Avec une hausse conséquente tant chez les partisans de La France insoumise (+ 12 points en deux ans) que chez ceux des Républicains (+ 14 points), les ouvriers (+ 14 points) et les employés (+ 15,5 points) ; les deux groupes paraissant les moins inquiets demeurent ceux se déclarant proches de LREM (22% disent percevoir la mondialisation comme une menace) et du Parti socialiste (42%). Logiquement, seuls ces deux groupes affirment leur confiance à la question de l’ouverture, à 53% pour les partisans du PS et 73% pour ceux de LREM. Ces deux groupes, PS et LREM, apparaissent également partagés sur la question de la solidarité, alors même que FI et LR sont sur des positionnements asymétriques. Ce clivage ne se retrouve ni sur la question migratoire (FI-PS-LREM constituant un bloc contre LR et RN), ni sur celle de la redistribution (FI-PS versus LREM-LR).
L’indispensable clivage
Si les organisations politiques sont le fruit des clivages politiques, elles en sont tout à la fois les prescripteurs. La messe est donc loin d’être dite. Ce qui semble motiver avant tout le rejet de ce clivage ayant structuré notre vie politique est son incapacité, ou perçue comme tel, à faire face aux enjeux nouvellement apparus dans l’ensemble des sociétés occidentales. Pourquoi donc continuer à y donner du crédit lorsque les partis politiques qui s’y référent apparaissent comme incapables d’apporter des réponses aux problèmes rencontrés quotidiennement ? C’est donc bien d’abord et avant tout un sentiment d’inefficacité qui s’impose et qui explique la faible adhésion au clivage droite/gauche. Cela n’induit néanmoins pas, à ce stade, que d’autres grilles de lecture du monde s’y soient substituées. Le clivage « nationalistes/progressistes » est aujourd’hui moins bien compris que ne l’est encore l’ancien clivage. Et si des lueurs d’espoir pour ces promoteurs peuvent apparaître dans la mesure où les moins de 35 ans lui accordent plus de crédit, les perceptions des autres questions (environnementale, sociale, migratoires, européenne) apparaissent tout aussi vigoureuses.
L’enjeu pour l’ensemble des forces politiques, qu’elles fussent de « l’ancien » comme du « nouveau » monde, est de rendre intelligibles leurs propres analyses et grilles de lectures du monde. Et d’en faire des éléments de perception des enjeux du monde qui vient et non plus seulement des références par trop déconnectées des réalités quotidiennes vécues par nos concitoyens, ou par trop intellectuelles sans lien aucun avec la réalité du monde qui nous enserre. Bref, il s’agit alors de redonner de la visibilité et de la compréhension aux prises de position politiques permettant à chacune et chacun de se positionner et d’ainsi être en capacité de participer pleinement à la vie démocratique. Car en démocratie, rien n’est pire que la confusion. Pour vivre, celle-ci a besoin de clivages porteurs de visions antagonistes d’avenir. Avec une règle simple, et pourtant bien difficile à accepter: si un clivage est valable, alors la victoire de l’adversaire est légitime. Plus encore, admettre la nécessité du clivage, c’est également accepter que l’émergence de l’un ou l’autre, ou sa résurgence, n’est pas le fruit d’une instrumentalisation mais bel et bien celui des luttes politiques. À cet égard, nul clivage est illégitime dès lors qu’il donne à lire les fractures qui traversent la société française. Ces clivages sont même indispensables à qui veut créer du lien entre les archipels constitutifs aujourd’hui de notre République.