Face à l’inaction politique, les Français plébiscitent la coercition climatique

Comment les citoyens de 30 pays perçoivent-ils l’urgence climatique et ses enjeux ? Une enquête internationale conduite par BVA pour la Banque européenne d’investissement (BEI) en partenariat avec la Fondation Jean-Jaurès livre des enseignements précieux. L’analyse est menée en deux parties : à côté d’un focus sur les vingt-sept pays de l’Union européenne, les États-Unis, le Royaume-Uni et la Chine, c’est l’état de l’opinion publique française qui est décryptée par François Gemenne, chercheur et enseignant en science politique (FNRS – université de Liège, Sciences Po et université Panthéon-Sorbonne).

En raison de son électricité largement décarbonée grâce à l’énergie nucléaire, la France se perçoit souvent comme un élève exemplaire dans la lutte contre le changement climatique. À deux reprises au cours des dernières années pourtant, les tribunaux administratifs ont enjoint la France de rehausser son niveau d’ambition pour atteindre ses objectifs climatiques. Quant à la biodiversité, elle est longtemps restée le parent pauvre des politiques environnementales, jusqu’à la création de l’Agence française pour la biodiversité en 2016.

Une préoccupation ancienne

La création d’un secrétariat d’État à l’Environnement, en France, remonte à 1971, à peu près à la même époque que dans la plupart des pays industrialisés. Dès 1974, un candidat écologiste, René Dumont, se présente à l’élection présidentielle. Depuis lors, plusieurs défenseurs de l’environnement deviendront des figures populaires du débat public français : le commandant Jacques-Yves Cousteau, le vulcanologue Haroun Tazieff, ou encore l’animateur de télévision Nicolas Hulot, qui conseillera plusieurs présidents avant de se lancer lui-même en politique par la suite. L’apparition des problèmes environnementaux parmi les préoccupations principales des Français est toutefois relativement récente : le sujet a longtemps été vu comme un sujet technique, avec un impact limité sur la vie des citoyens. Et malgré quelques envolées restées célèbres, telles celle du président Chirac sur notre « maison qui brûle tandis que nous regardons ailleurs », les politiques environnementales restent peu visibles et peu ambitieuses.

Aujourd’hui, près d’un Français sur deux (47 %) mentionne le changement climatique parmi les trois plus grands défis que leur pays doit affronter, soit un taux légèrement supérieur à la moyenne européenne. Dès 2021, une écrasante majorité (83 %) estimait que le changement climatique était le plus grand défi pour l’humanité au XXIe siècle. Ces résultats confirment ceux indiqués dans plusieurs autres enquêtes récentes, notamment celle de « Parlons climat » (2022) qui montrait que 85 % des Français se disaient inquiets du changement climatique. Cette inquiétude est partagée par toutes les générations et toutes les classes d’âge de la population. Les vagues de chaleur et les sécheresses qui ont ponctué l’été 2022 ont certainement joué un rôle dans la perception des impacts du changement climatique : 80 % des Français estiment désormais que le changement climatique a des impacts dans leur vie de tous les jours, un chiffre en hausse de 10 % par rapport à 2021.

Innovations démocratiques

Ce n’est qu’à partir de 2007, sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy, que les politiques environnementales vont connaître un tour décisif, avec la convocation du Grenelle de l’environnement, un grand forum qui associe la société civile, et notamment les ONG environnementales, à l’élaboration d’un cadre législatif ambitieux en matière de politiques environnementales. Le Grenelle de l’environnement a conduit à l’adoption d’un important paquet législatif – la loi Grenelle I –, mais la plupart des mesures ont été finalement abandonnées au cours du processus, au grand dam des associations. 

Une décennie plus tard, la convention citoyenne pour le climat, initiée en 2019 suite à la crise des « gilets jaunes », a connu un destin similaire : la plupart des mesures préconisées ont été abandonnées. La convention était un dispositif démocratique innovant, qui avait rassemblé 150 citoyens tirés au sort pour plancher sur des mesures de réduction des émissions de gaz à effet de serre de la France. Au terme d’un processus délibératif de neuf mois, 150 mesures, très ambitieuses, ont été remises au président de la République, qui n’en garda finalement que quelques-unes. 

Mobilisations citoyennes

Les politiques environnementales, en France, ont également été très influencées par les mobilisations citoyennes, que celles-ci aient été dirigées contre certains projets destructeurs de l’environnement ou contre des politiques environnementales. Le moment fondateur des mobilisations citoyennes est sans nul doute la lutte du Larzac, mouvement citoyen d’opposition à l’extension du camp militaire sur le causse du Larzac, qui dura de 1971 à 1981 et se solda par l’abandon du projet. D’autres mobilisations similaires d’occupation de l’espace public aboutirent aussi à l’abandon du projet, comme le barrage de Sivens (2015) ou l’aéroport de Notre-Dames-des-Landes (2018). L’occupation de l’espace public se fait désormais souvent sous la forme d’une zone à défendre (ZAD), au sein de laquelle les militants qui l’occupent (les zadistes) s’organisent en auto-gestion. 

Mais d’autres mobilisations se sont portées contre des politiques environnementales : ainsi le projet d’écotaxe sur les poids lourds a dû être abandonné à la suite de la mobilisation des « bonnets rouges » en Bretagne, en 2013. Plus récemment, le mouvement des « gilets jaunes », déclenché à la suite d’une augmentation des droits d’accises sur le diesel, a révélé une profonde fracture sociale à partir de 2018 et souligné la nécessité d’une forte exigence d’équité dans la mise en place de politiques environnementales.

Deux tiers des Français se déclarent néanmoins en faveur de mesures environnementales plus strictes de la part des gouvernements, de manière à modifier les habitudes des populations. Ce résultat tranche singulièrement avec la nature des débats publics sur le sujet, qui donne volontiers à penser qu’une majorité de la population serait hostile à des interdictions ou à des restrictions au nom de la protection de l’environnement, des mesures souvent caricaturées sous le vocable d’« écologie punitive ». Le résultat du sondage indique au contraire qu’une forte majorité de la population souhaiterait des mesures plus strictes et donc coercitives. C’est un signal très important pour la définition des politiques publiques, qui montre que le débat public est profondément biaisé par rapport à l’état de l’opinion.

Politiques énergétiques

La question de la lutte contre le changement climatique, en France, se réduit souvent à la question de l’énergie nucléaire dans le mix énergétique. Le choix de recourir massivement à l’énergie nucléaire pour la production d’électricité, dans les années 1950 et 1960, a permis une décarbonation rapide de ce secteur, mais s’est heurté dès l’origine à de violentes oppositions ; aujourd’hui, ces dernières portent essentiellement sur le coût de cette énergie, les problématiques de sûreté et les déchets. Alors que l’énergie nucléaire apparaissait volontiers comme une énergie du passé il y a quelques années, en particulier suite à l’accident de la centrale de Fukushima-Daiichi en 2011, le changement climatique a remis l’énergie nucléaire sur le devant de la scène, en raison de ses très faibles émissions de gaz à effet de serre. Malgré la présence de personnalités pro-nucléaires très médiatiques, comme Jean-Marc Jancovici, seuls 23 % des Français estiment que la France devrait s’appuyer sur l’énergie nucléaire pour affronter le défi climatique. Ce chiffre reste étonnamment bas, plus de deux fois inférieur à celui de ceux qui comptent sur les énergies renouvelables (54 %), et suggère que l’opposition à l’énergie nucléaire demeure forte dans l’opinion, malgré le changement climatique. Néanmoins, le pourcentage des Français en faveur de l’énergie nucléaire est significativement supérieur à la moyenne européenne de 17 % et a particulièrement progressé au cours de l’année dernière.

Cette opposition est spécialement marquée chez les femmes et chez les plus jeunes. Une telle tendance se retrouve partout en Europe, où les énergies renouvelables sont massivement préférées à l’énergie nucléaire dans un rapport de 4 à 1 (65 % versus 17 %). En Europe, la France est le seul pays qui soit en retard sur ses objectifs de déploiement des énergies renouvelables. Au début de son second mandat, le président Macron a annoncé un vaste plan de réinvestissement dans l’énergie nucléaire.

Alors que la sobriété énergétique s’est imposée comme un leitmotiv suite à la guerre en Ukraine, seul un cinquième de la population privilégie les économies d’énergie dans la lutte contre le changement climatique, le reste de la population préférant le développement des énergies renouvelables ou nucléaires. La formulation de la question, qui imposait de choisir l’une ou l’autre option, a certainement joué un rôle dans ce résultat, mais montre que la sobriété énergétique reste globalement délaissée au profit du développement des énergies bas-carbone. Au niveau mondial, ces énergies bas-carbone représentent environ 15 % du mix énergétique mondial, qui reste largement dominé par les énergies fossiles (84 %). Cette proportion a peu varié au cours des vingt dernières années, malgré le développement des énergies renouvelables : en raison de l’augmentation soutenue de la consommation d’énergie, les énergies bas-carbone se sont ajoutées aux énergies fossiles dans le mix énergétique mondial, plutôt que de remplacer celles-ci. La sobriété énergétique, pourtant décrite comme une voie d’action essentielle dans le dernier rapport du GIEC, tarde à se faire un chemin dans l’opinion, et reste sans doute largement perçue comme une contrainte, un sacrifice à effectuer en raison de la crise énergétique de l’hiver 2022.

Lutte contre le changement climatique

En France, selon le Haut Conseil pour le climat, les principales sources d’émission de gaz à effet de serre sont d’abord le transport, avec 31 % des émissions (et en particulier le transport routier, qui représente 93 % de ces émissions), suivi de l’industrie et de l’agriculture, avec 19 % des émissions pour chaque secteur, et du logement, avec 17 % des émissions. La transformation d’énergie, qui monopolise pourtant une bonne partie des débats sur le climat, ne représente que 10 % des émissions.

Les Français n’apparaissent pas comme majoritairement opposés à des mesures plus radicales de lutte contre le changement climatique, contrairement à l’impression parfois dégagée dans certains débats publics. Ainsi, environ deux tiers des Français sont favorables à une taxe carbone ou à une politique de prix de l’énergie qui soient modulées sur la consommation des ménages. Ils sont moins nombreux que les Européens, en revanche, à se montrer favorables à une limitation de la vitesse sur les autoroutes : seule une courte majorité y est favorable. Ce résultat est d’autant plus surprenant que le pouvoir d’achat est la principale préoccupation des Français, et que cette mesure leur permettrait d’économiser de l’argent, alors que les deux autres les toucheraient au portefeuille. En période de crise énergétique et d’inflation des prix des carburants, on aurait pu penser que cette mesure aurait recueilli davantage d’approbation.

Globalement, les Français se montrent néanmoins pessimistes quant aux chances de leur pays d’atteindre ses objectifs en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre – et la justice leur donne raison, puisqu’elle a condamné la France à deux reprises pour n’avoir pas respecté ses objectifs définis dans l’accord de Paris. Trois quarts des Français se disent ainsi plus concernés par le changement climatique que ne l’est leur gouvernement, envoyant le message implicite que leur gouvernement devrait être davantage concerné par le climat. En 2021, une majorité (56 %) estimait par ailleurs que la lutte contre le changement climatique devait passer avant tout par un changement drastique des comportements individuels, alors que le gouvernement mise surtout sur l’innovation technologique (plébiscitée par 36 % de la population) dans sa stratégie de lutte contre le changement climatique.

Scepticisme

Enfin, il importe de signaler la persistance d’attitudes climato-sceptiques parmi la population. Ces positions, en France, ont été largement relayées dans le débat médiatique dans les années 2010, notamment par des figures scientifiques comme Claude Allègre ou Vincent Courtillot, tous deux géologues. Une récente enquête de l’OCDE, en juillet 2022, avait fait apparaître que la France était le pays industrialisé où le consensus scientifique sur le réchauffement était le moins bien accepté par la population. 

Une minorité significative (8 %) estime ainsi qu’il n’y a aucun avantage à renoncer aux énergies fossiles. Le sondage de 2021 montrait que 13 % de la population était ouvertement climato-sceptique, estimant soit que les activités humaines ne sont pas responsables du changement climatique, soit que celui-ci n’existe tout simplement pas. Ces chiffres sont alignés avec ceux de la plupart des pays européens, et montrent une partie significative – quoique très minoritaire – de la population qui reste absolument rétive aux alertes scientifiques sur le sujet.

Il est courant de penser, dans le débat public, que les climato-sceptiques ont complètement déserté les plateaux de télévision et de radio – à l’exception de CNews et de Sud-Radio – et que le climato-scepticisme s’est donc durablement éteint dans l’opinion. Le sondage montre au contraire que ce climato-scepticisme revendiqué – il ne s’agit pas ici de doutes – s’est durablement ancré dans l’opinion en Europe, et concerne environ un citoyen sur sept.

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