Quatorze pays de l’OTAN, associés à la Finlande, ont annoncé leur intention de se doter d’un système commun de défense aérienne et antimissile. Initié par l’Allemagne, ce projet se fera sans la France et compte se fournir auprès d’industriels non européens. Ernst Stetter, conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, analyse les raisons de ces choix.
Les ministres de la Défense de quatorze pays alliés de l’OTAN et de la Finlande se sont réunis à Bruxelles le 13 octobre 2022 pour signer une lettre d’intention afin de développer une « initiative européenne de protection du ciel ». L’Allemagne est à l’origine de ce projet, qui vise à créer un système européen de défense aérienne et antimissile grâce à l’acquisition commune d’équipements et de missiles par différents pays européens.
Dans son discours de Prague du 20 août 2022, le chancelier allemand Olaf Scholz avait en effet insisté sur le besoin d’opérer un rattrapage considérable en matière de défense aérienne en Europe. Selon lui, cela devait passer par un système européen commun et non simplement par une harmonisation des différents systèmes existants.
Face au risque élevé d’une agression russe contre l’Europe, l’Allemagne a pu fédérer dans un temps relativement court des membres de l’OTAN ainsi que la Finlande pour lancer l’acquisition de technologies communes. Selon le chancelier, un tel dispositif serait à la fois moins cher et plus efficace que si chacun en Europe décidait de construire sa propre défense aérienne.
Pour autant, deux grands pays européens – la France et la Pologne – ne se sont pas joints à l’initiative. La Pologne préfère mettre en place son propre système de défense aérienne. La France compte quant à elle sur l’effet dissuasif de son propre système et de son arsenal nucléaire plutôt que d’opter pour des systèmes étrangers.
« European Skyshield » et le choix des systèmes américains
Après la signature de la lettre d’intention, la ministre allemande, Christine Lambrecht, a souligné devant la presse sa préférence pour les systèmes déjà existants et qui ont fait la preuve de leur efficacité. D’après elle, un des critères dans la sélection du futur système devra être son interopérabilité avec les systèmes de l’OTAN et de l’armée américaine.
Selon les plans actuels, « European Skyshield » devrait intégrer trois systèmes de défense contre les attaques aériennes de courte, moyenne et longue portée. Le premier d’entre eux sera le système allemand de défense aérienne à courte portée IRIS-T(Infra Red Imaging System Tail/Thrust Vector-Controlled). Développé depuis 1996 par la société allemande Diehl BGT Defence, ce missile guidé air/air à tête chercheuse infrarouge pour des portées courtes et très courtes a fait ses preuves lors de la guerre en Ukraine. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a ainsi loué plusieurs fois son efficacité.
Il y aura ensuite le système américain PATRIOT (Phased Array Tracking Radar to Intercept Of Target) à moyenne portée et à longue portée, et le système de défense antimissile balistique US Arrow-3, un missile anti-balistique hypersonique et exoatmosphérique, financé, développé et produit conjointement par Israël et les États-Unis.
Cependant, la liste des systèmes peut encore évoluer. Les États-Unis et Israël n’ont par exemple pas encore donné leur accord pour qu’Israël fournisse l’Arrow-3. De même, puisque la Norvège est aussi membre de l’initiative, son nouveau système NASAMS 3 (National Advanced Surface-to-Air Missile System 3) pourrait remplacer l’IRIS-T allemand, qui date déjà de 1996.
Construire un arsenal anti-missile européen
Pour la plupart des signataires, European Skyshield est avant tout destiné à améliorer leurs propres compétences en matière de défense dans la mesure de leurs besoins militaires et de leurs moyens financiers. Face à l’urgence, plutôt que de lancer d’hasardeux nouveaux programmes européens, European Skyshield privilégie donc l’option d’acheter ses équipements « sur étagère », principalement aux États-Unis.
L’industrie européenne de défense européenne ne devrait ainsi pas être impliquée dans l’initiative. Malheureusement, ce projet ajoute un nouvel élément de tension entre la France et l’Allemagne, l’Élysée regrettant amèrement que les systèmes d’armements français soient laissés de côté.
Néanmoins, il faut s’interroger sur la raison pour laquelle les signataires n’ont pas souhaité avoir recours à l’Union européenne, qui développe en ce moment l’instrument EDIRPA (European Defence Industry Reinforcement through common Procurement Act). Financé à hauteur de 500 millions d’euros et disponible d’ici à 2023, EDIPRA vise justement à promouvoir l’acquisition en commun d’équipements fabriqués par l’industrie de défense européenne. Le choix des pays membres de l’initiative European Skyshield de privilégier les armements américains n’est sans doute pas étranger à la déjà longue liste des projets franco-allemands de coopération industrielle de défense qui sont actuellement à la peine : la société française Dassault Aviation a le plus grand mal à avancer avec Airbus Defence and Space (ADS), basé à Munich, sur l’avion de combat du futur SCAF (Système de combat aérien du futur). De même pour la coopération entre la Nexter S.A. et la Rheinmetall AG sur le char MGCS (Main Ground Combat System). L’Allemagne s’est par ailleurs désengagée du programme d’avion de patrouille MAWS (Maritime Airborne Warfare System) en optant finalement pour du matériel américain P-8 A (Poseidon). Enfin, l’hélicoptère de combat Tigre MK3 se fera pour le moment avec la France et l’Espagne, mais sans l’Allemagne.
Le couple franco-allemand à l’épreuve des dossiers de défense
Alors que Paris et Berlin semblaient plus proches que jamais, l’initiative allemande symbolise le fossé grandissant qui semble séparer les deux rives du Rhin. Peut-être faut-il croire que les divergences d’analyse sont également le reflet d’un début de collaboration difficile entre un Emmanuel Macron déjà expérimenté sur la scène internationale et un Olaf Scholz qui débute sur ces questions.
En Allemagne, on estime que le mécontentement français pourrait refléter un changement fondamental de la politique étrangère et européenne de Paris. Depuis Berlin, on observe que, mis sous pression par la double opposition nationaliste de Marine le Pen et gaucho-souverainiste de Jean-Luc Mélenchon, qui ne consentent à soutenir que les programmes d’armement où la France joue le rôle au premier plan, le président français, privé de majorité à l’Assemblée, se trouve désormais dans l’obligation de défendre d’abord les intérêts hexagonaux.
Un autre élément s’ajoute. L’expérience a montré que des projets européens d’armement, bien intentionnés et nécessaires, pouvaient rapidement déboucher sur des désaccords politiques sérieux. On peut ainsi citer l’exemple de l’avion de transport A400M : son développement a été massivement retardé et nettement plus cher que prévu, ce qui est principalement dû au fait que, quand bien même la France et l’Allemagne voulaient coopérer, elles campaient toutes les deux sur leurs idées respectives – même leurs exigences techniques n’étaient guère compatibles. Il en a été de même avec l’hélicoptère de transport NH90 voulu par l’OTAN. Les États, dont la France et l’Allemagne, ont surchargé son développement avec de nombreux souhaits différents. Il y avait au final un grand nombre de variantes de l’appareil qui avaient peu de choses en commun sauf le nom.
À cela s’ajoute un élément brutalement réapparu avec l’agression russe en Ukraine. L’Allemagne se sent plus que jamais menacée à sa frontière de l’Est. Il ne faut pas oublier les années de dictature pro-soviétique en Allemagne de l’Est : la peur vis-à-vis des Russes est ancrée dans la mémoire collective allemande. Par conséquent, le gouvernement allemand se voit dans l’obligation d’assurer sa sécurité le plus rapidement possible. Face à une telle menace, et devant le constat que l’armée allemande est aujourd’hui dangereusement sous-équipée, Berlin a l’obligation de se tourner vers les solutions les plus rapides.