Étrange élection

Dans sa contribution d’une série réalisée en partenariat avec L’Hétairie, le constitutionnaliste Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public à l’université de Lille et auteur du blog La Constitution décodée, explique en quoi le scrutin présidentiel de 2022 est bien particulier. 

La Présidentielle décodée se posait la question il y a quelques semaines : si, à chaque élection présidentielle, il y a eu une surprise, la surprise de l’élection de 2022 pourrait être qu’il n’y en ait pas. Mais il faut attendre les deux tours des 10 et 24 avril prochains pour le savoir et se livrer à une analyse de ce scrutin.

Cependant, à deux petites semaines du premier tour et alors que débute la campagne officielle, on peut en être certain : le scrutin de 2022 est bien particulier, pour de multiples raisons.

En premier lieu, le président sortant est candidat à sa propre succession. Ce n’est pas, en soi, extraordinaire mais n’oublions pas que ce ne fut pas le cas en 2017. Mais surtout, les sondages laissent entendre qu’il devrait l’emporter, ce qui est bien davantage exceptionnel. Ni Jacques Chirac en 2002, ni Nicolas Sarkozy en 2012 n’était donné vainqueur au second tour et, si le premier l’emporta malgré tout, c’était face à un adversaire que l’on n’attendait pas.

Le paysage politique n’est pas plus éclaté qu’il a pu l’être, mais il est bousculé

Ne pensons pas que l’élection est jouée car une élection n’est jamais gagnée d’avance – et donc elle n’est pas davantage perdue d’avance. Ce serait au contraire fort risqué, car les électeurs se démobiliseraient, ce qui rebattrait inévitablement les cartes.

Voter est donc important et c’est la mobilisation de tous les électeurs au profit de leur candidat qui sera utile, non le vote pour tel ou tel.

En deuxième lieu, contrairement à ce que l’on pourrait croire, le paysage politique n’est pas éclaté. Mais il est bousculé. En effet, il y a douze candidats, deux d’extrême gauche, un de la gauche radicale et populiste, un communiste, une socialiste, un écologiste, soit six candidatures de gauche au sens large, auxquelles s’ajoutent deux candidats d’extrême droite, deux de la droite conservatrice, une de la droite gaulliste et, enfin, une candidature dite autrefois « et de gauche et de droite » mais qui a tous les caractères du centre droit.

Douze candidats, ce n’est ni inédit (même nombre en 2007) ni un record (il est de 16, en 2002). Il y a un équilibre entre le nombre de candidatures à droite et à gauche, il y a deux candidats d’extrême droite comme en 2002, Nathalie Arthaud, Philippe Poutou et Jean-Luc Mélenchon sont candidats comme en 2012, où il y avait aussi une candidate écologiste et un socialiste, François Hollande, qui remporta l’élection.

Bref, le paysage politique n’est pas plus éclaté qu’il a pu l’être. En revanche, il est bousculé.

En effet, jamais la gauche n’a été aussi faible ni l’extrême droite aussi forte dans les sondages. Jamais les deux partis autrefois « de gouvernement », le Parti socialiste et Les Républicains, n’ont été promis à une défaite aussi cuisante.

Là encore, il sera temps, après l’élection, résultats réels sous les yeux et avec le recul nécessaire, d’analyser la situation, d’identifier les causes et d’en tirer des enseignements pour l’avenir. Mais l’on peut d’ores et déjà relever que, parmi ces causes, on trouve, d’une part, l’éclatement auquel a procédé Emmanuel Macron et La République en marche en 2017. Si cela sert les intérêts immédiats du concerné, il peut être très dangereux pour la suite, cet « extrême centre » favorisant l’arrivée de l’extrême droite, avec les thèses nauséabondes qu’elle a véhiculées tout au long de cette campagne. D’autre part, la situation politique actuelle contribue à ce caractère bousculé et elle constitue d’ailleurs un troisième facteur de cette étrange élection.

En troisième lieu, en effet, la situation politique est pour le moins exceptionnelle. Nous sortons d’une crise sanitaire mondiale, qui a engendré des répercussions économiques, sociales, mais aussi psychologiques dans l’ensemble des pays du monde et, en particulier, en France. De nombreux Français sont encore dans une situation très incertaine.

De plus, nous sommes aujourd’hui confrontés à une crise internationale, avec l’agression de l’Ukraine par la Russie, une guerre aux portes de l’Union européenne et une tension diplomatique que nous n’avions plus connue depuis des décennies. Tout cela a contribué à placer l’élection présidentielle au second plan pendant de nombreux mois, confortant par là même le pouvoir en place, à la manœuvre face à cette situation politique et potentiellement rassurant aux yeux des électeurs, peu enclins, donc, à en changer.

Enfin, en quatrième lieu, cette élection présente un enjeu assez faible aux yeux de nombreux électeurs, non seulement parce que le résultat semble d’ores et déjà connu, mais aussi car il annonce la reconduite du sortant (ce qui serait inédit, puisqu’en 1965, le Général de Gaulle n’avait jamais été élu au suffrage universel direct et qu’en 1988 ou en 2002, les présidents sortants furent réélus au terme d’une cohabitation). Couplé à une défiance croissante vis-à-vis du pouvoir politique (et non avec un désintérêt pour la vie politique, l’intérêt demeurant réel et palpable), ce facteur risque de conduire à une abstention – une nouvelle fois – record.

Au-delà, donc, de la nécessité que les électeurs demeurent mobilisés pour les deux tours de l’élection présidentielle, deux exigences complémentaires s’imposent.

D’une part, il ne faut pas oublier que sept semaines après l’élection présidentielle (si on oublie les rumeurs d’une dissolution) se tiendront les élections législatives. Or ce sont les seules qui attribueront réellement le pouvoir car, si le président a une légitimité telle qu’elle lui permet d’imposer sa volonté au gouvernement et au Premier ministre, il ne peut le faire qu’avec le soutien d’une majorité et qu’à juste proportion de l’importance de ce dernier. En d’autres termes, si la majorité est relative, composite ou faible (voire inexistante), son pouvoir sera nécessairement à son image et nuancé, relatif, composite ou faible (voire inexistant).

D’autre part, le président (ré)élu serait bien inspiré de tenir compte des circonstances dans lesquelles il l’a été, pour ne pas s’éloigner ou oublier les attentes des Français. Elles sont nombreuses et multiples et l’obtention d’une majorité absolue, pour qui que ce soit, ne saurait faire oublier le poids réel des différentes forces politiques présentes, que le nombre de suffrages recueillis par les uns et les autres ainsi que les pourcentages au regard des inscrits indiquent effectivement.

Le quinquennat qui s’achève a connu des tensions inouïes, que seule la crise sanitaire est parvenue à contenir relativement. Ce serait folie que de croire qu’il est possible de gouverner ainsi durablement.

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