Épidémie, sécurité et contrôle social

La crise du Covid-19 est un phénomène qui dépasse de loin la question sanitaire. Par le prisme de la santé, sous l’angle du risque de contagion, elle atteint l’ensemble des institutions sociales et de l’organisation collective. Comme au XIXe siècle, la secousse provoquée met en jeu, cette fois d’une façon nouvelle, la définition, la mise en œuvre et le contrôle de l’ordre social. Antoine Jardin, docteur en science politique, ingénieur de recherche CNRS au Cesdip, enseignant à Sciences Po et à l’Université de Versailles Saint-Quentin, livre son analyse.

« Les boutiques sont fermées, les exercices suspendus, les tribunaux et les cours absents, et les lois mises en oubli : aujourd’hui on apprend un vol, demain un meurtre ; les places, les marchés, où les citoyens s’assemblaient fréquemment, sont devenus des tombeaux ou le réceptacle de la plus vile populace. »

Une épidémie sans précédent

L’épidémie contemporaine du Covid-19 marque, sous bien des aspects, une situation sans précédent dans l’histoire sociale mondiale et européenne. Le caractère mondial de la pandémie, la diffusion rapide, invisible et intraçable du virus, y compris entre personnes pas ou peu symptomatiques, les contraintes importantes qui pèsent sur le système de santé ont conduit tous les pays touchés à adopter, les uns après les autres, des mesures de contrôle social de plus en plus strictes pour augmenter la distance physique entre les individus. L’émergence de ce virus se distingue nettement de celle de la grippe dite espagnole de 1918 à laquelle on la compare souvent. Nous pouvons aujourd’hui suivre en temps réel les évolutions de l’infection et en estimer avec des modèles mathématiques les possibles scénarios en fonction des stratégies sanitaires adoptées. La crise du Covid-19 se révèle intrinsèquement politique, la question de l’intervention publique se posant dès l’origine du phénomène.

Les pratiques de distanciation sociale comme l’annulation des grands événements, les restrictions de déplacements et in fine la logique du confinement à domicile de la population sont issues à la fois d’une longue tradition de mise à l’isolement des personnes porteuses de maladies contagieuses et du caractère brutal et inédit de la diffusion de ce nouveau virus. Si l’OMS a présenté au cours du mois de janvier 2020 la SARS-coV-2 comme pouvant être endiguée, il est rapidement apparu que sa diffusion spatiale était rapide et non contrôlée, d’abord en Iran et en Italie puis en France et dans le reste de l’Europe. Au début du mois de mars dernier, la crise a donc changé de dimension et de nature, en devenant une pandémie aux conséquences durables amenant à de nouvelles contraintes de distanciation sociale pour près de la moitié de la population mondiale.

Épidémies, statistique sociale et intervention publique

Historiquement, les épidémies ont eu un impact essentiel sur la naissance et le développement des grandes enquêtes sociales, de la statistique morale (dont la statistique pénale sera l’un des volets les plus importants dès le début de la révolution industrielle avec la naissance du Compte général de la justice criminelle en 1825). Dans les années suivantes, l’éclatement des épidémies de choléra, notamment à Paris en 1832 puis en 1849, déboucha sur le développement d’interventions publiques volontaristes en matière de salubrité, d’hygiène, d’urbanisme et sur l’évolution profonde des normes sociales. Sur beaucoup d’aspects, le développement de l’État et des assurances sociales au cours du XIXe siècle a été structuré par les stratégies de réponse aux crises sanitaires. Il est plausible que l’épidémie de Covid-19 ait à long terme un impact aussi profond sur nos normes et nos pratiques.

Le confinement comme politique publique, une innovation

La propagation du Covid-19 soulève des questions spécifiques en raison de la forme et de l’ampleur particulière de la politique de santé adoptée : le confinement de la population à son domicile et la stricte limitation légale de ses déplacements. Par le passé, les stratégies de confinement relevaient principalement des initiatives individuelles car il était impossible de surveiller l’émergence et la diffusion des maladies infectieuses. Le confinement visait les malades (et non la population générale) qu’il s’agissait de rassembler dans un lieu isolé, comme les léproseries.

Sur le plan de la sécurité, la crise du Covid-19 apparaît aujourd’hui dans le discours public comme un événement survenu très rapidement dont l’issue pourrait advenir sous quelques semaines. Toutefois, elle semble davantage devoir s’inscrire durablement avec des contraintes sociales fortes (plusieurs mois si on prend pour référence la situation domestique chinoise, près de deux ans selon certaines modélisations des grandes équipes internationales d’épidémiologistes). La problématique de la sécurité doit se décliner à ces échelles de court terme (mise en œuvre et respect du confinement) mais aussi de plus long terme (tenir durablement la distanciation sociale).

Confinement, atteintes aux biens et aux personnes

Dans ce contexte, on peut identifier les impacts probables de ces mesures sur les victimations des ménages et des personnes, mais aussi sur les peurs et les préoccupations en matière de sécurité. On peut s’attendre à une diminution des atteintes aux biens matériels, dans la mesure où un certain nombre de ressources, comme les véhicules par exemple, se trouvent de facto dévalorisées dans le contexte du confinement. De même, les opportunités de commettre des vols de véhicules ou des vols dans les véhicules sont réduites du fait de la limitation de la circulation des personnes. Il semble devoir en aller de même pour les agressions et les atteintes aux personnes, qu’elles soient commises dans la rue ou dans les transports en commun. La restriction des déplacements amène à réduire la densité physique des contacts sociaux (ce qui est son objectif médical assumé), ce qui a pour conséquences de limiter les probabilités des vols les moins graves comme des agressions physiques les plus violentes. Certaines personnes peuvent toutefois craindre le risque de cambriolage des résidences secondaires, la surveillance des zones les moins densément peuplées étant plus difficile à établir. Cette possibilité existe aussi pour les résidences principales des habitants des grandes métropoles s’en étant éloignés au moment de la mise en œuvre des restrictions.

Dans le même temps, la sphère privée devient, du fait même du confinement, un cadre de préoccupation particulière en raison du risque de violences intrafamiliales. Ces violences, déjà difficiles à identifier en temps ordinaires, sont également souvent surveillées par les institutions scolaires et celles de la petite enfance qui permettent une vigilance régulière. Les équipes médicales peuvent aussi être en mesure de détecter et de signaler des situations de violences potentielles. Là encore, la réduction de l’accès aux hôpitaux et aux services médicaux en raison de leur saturation conduit à un risque de baisse de la vigilance sociale sur ces phénomènes. Le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, a annoncé une hausse de 32% des faits de violence conjugale en zone gendarmerie et de 36% en zone police. Ce constat a conduit à la mise en œuvre d’un dispositif d’alerte en partenariat avec l’Ordre national des pharmaciens.

Un troisième volet susceptible de se développer concerne les atteintes aux données confidentielles des entreprises, aux données personnelles des internautes ou encore les fraudes au paiement en ligne, dans le contexte d’un changement des pratiques brutal et peu préparé dans de nombreux secteurs. De nombreux sites Internet tentent également d’exploiter les peurs en vendant frauduleusement des services de désinfection ou des masques de protection. Ces risques sont aujourd’hui identifiés par les pouvoirs publics et font l’objet d’une vigilance particulière. Ceci marque un tournant dans l’attitude vis-à-vis des infractions informatiques, qui figurent le plus souvent dans les atteintes à la fois les moins élucidées et les moins poursuivies devant les juridictions françaises.

Peur et préoccupation sécuritaire en contexte de crise

Au-delà des atteintes aux biens et aux personnes, il est essentiel de distinguer deux dimensions des réactions face au risque perçu. Une première dimension relève de la peur personnelle, pour soi-même ou pour ses proches. Ces peurs sont fortement structurées, en temps ordinaire, par âge et par genre, les femmes et les groupes sociaux les plus âgés étant les plus inquiets, notamment dans les espaces publics où les mouvements sont contraints comme les transports en commun. Dans le contexte actuel, la peur pour sa propre sécurité est couplée au risque d’être atteint par le Covid-19 avec des conséquences imprévisibles. Une seconde dimension relève d’une inquiétude pour l’état de l’ordre social indépendamment de sa situation personnelle. On parle alors de préoccupation sécuritaire pour désigner cette attitude qui consiste à placer les thématiques de délinquance et de sécurité au premier rang des préoccupations sociales et politiques. Si sur le plan personnel, nous l’avons montré, la période de confinement, qui a débuté le 17 mars dernier à 12h, est probablement de nature à faire décliner les peurs et les atteintes (à l’exception notable des violences intrafamiliales et domestiques), rien n’indique que la situation de crise ne sera pas vécue comme un anxiogène du point de vue du maintien de l’ordre social.

Le déploiement massif des forces de sécurité dans l’espace public en vue de réaliser un contrôle large et régulier des déplacements, encadrés par une attestation déclarative, peut être à la fois de nature à rassurer, par l’exposition des capacités de contrôle, mais aussi de nature à inquiéter dans la mesure où il s’agit d’un signe visible supplémentaire d’une situation de crise exceptionnelle. Les moyens techniques déployés dans d’autres pays démocratiques tels que l’intervention de drones en Espagne, le traçage des téléphones portables en Corée du Sud ou encore le déploiement de l’armée dans l’espace public en Italie sont des facteurs qui mêlent attente d’une réaction de contrôle social fort et crainte de la matérialisation d’un approfondissement de la crise.

La volonté de certaines mairies ou préfectures de mettre en œuvre un couvre-feu s’inscrit dans ce dilemme. De telles mesures favorisent la mise en œuvre des règles de distanciation physique des personnes et facilitent le travail des forces de sécurité. Toutefois, elles sont susceptibles de générer des inquiétudes par l’imaginaire martial auquel elles font référence. Présentées comme des initiatives locales et non comme une nécessité nationale, ces stratégies permettent d’aborder la question complexe du rapport à l’environnement immédiat des individus.

Rapport au quartier et à l’environnement direct

Nous avons montré que les principales inquiétudes en matière de sécurité pouvaient se porter sur les situations de violences intrafamiliales, d’une part, et sur le risque d’un désordre social plus important en cas de défiance de la population face à des mesures sanitaires contraignantes mises en œuvre par les forces de sécurité, d’autre part (même si elles reçoivent le soutien des personnels soignants, certaines organisations professionnelles vont jusqu’à réclamer un durcissement des mesures de confinement). Ces risques ne sont pas envisagés à l’échelle globale mais plutôt dans des contextes particuliers, ceux où les peurs s’établissent à l’échelle du quartier et où l’environnement immédiat est perçu comme une source de menace.

Face aux mesures de confinement, les ressources des populations sont très inégales, elles dépendent des conditions d’existence, notamment de la densité d’occupation des logements et de l’existence d’espaces extérieurs privés. Un confinement durable est plus facile à supporter dans une grande villa dotée d’espaces verts que dans une tour d’habitation en mauvais état. Par ailleurs, considérer son quartier comme répulsif ou inquiétant rend plus difficile à supporter au quotidien les mesures de confinement sanitaire, et donc augmente la probabilité de rejet de ces mesures. Cette problématique fait l’objet d’une intensification du contrôle social. D’abord basé sur une stratégie d’information des normes du confinement le jour de sa mise en œuvre, ce contrôle s’est intensifié avec une augmentation du montant des amendes prévues puis par l’adoption d’une amende majorée à 3700 euros et d’une peine de prison pouvant aller jusqu’à six mois à la quatrième infraction observée sur une période de trente jours. Des premiers cas de condamnations ont été prononcés pour des individus ayant été verbalisés jusqu’à huit fois en l’espace de quelques jours.

La problématique des lieux de privation de liberté

Ces évolutions législatives nous amènent à questionner la finalité de la chaîne d’intervention pénale. Dans le contexte actuel, il semble effectivement difficile de permettre le placement en garde à vue dans des conditions sanitaires convenables d’une large partie de la population. De façon connexe, la surpopulation carcérale, phénomène durable et bien documenté en France, notamment dans les maisons d’arrêt, pose un problème sanitaire et moral. À titre d’exemple, l’établissement de Fresnes accueille 2100 détenus pour 1300 places. Cinq individus dont deux infirmières y ont été identifiés comme atteints du Covid-19 et un détenu est décédé. Les prisons constituent de fait un espace clos et confiné d’une population importante dans lequel la propagation du virus apparaît très difficile à limiter. Face à ce risque, la contrôleure générale des lieux de privation de liberté (CGLPL), Adeline Hazan, a appelé les pouvoirs publics à ramener la population carcérale en dessous du seuil de surpopulation en soulignant le « risque sanitaire élevé ». La CGLPL demande également la mise en œuvre de mesures compensatoires pour les détenus privés de parloirs avec leurs proches ou leur avocat. La ministre de la Justice, Nicole Belloubet, s’est prononcée en faveur de la non-incarcération des personnes condamnées à des courtes peines, de réductions et d’aménagements rapides via l’assignation à domicile des détenus en fin de peine (exceptés les auteurs d’actes terroristes et les mis en cause pour des faits de violences infrafamiliales).

Les enjeux de sécurité physique et sanitaire ne portent pas uniquement sur l’amont mais également sur l’aval de la chaîne pénale, c’est-à-dire sur sa capacité à remplir son objectif principal : le rétablissement des normes sociales. Ces difficultés impactent l’exécution des peines, mais aussi les instructions et le calendrier pénal, comme en témoigne le report du procès des attentats de Charlie Hebdo, de Montrouge et de l’Hypercasher devant la cour d’assises spéciale de Paris initialement prévu de mai à juillet 2020.

De la crise au défi du long terme

La crise du Covid-19 est apparue comme un phénomène soudain et imprévisible, changeant en quelques jours le fonctionnement profond de nombreux pays. Les estimations récentes indiquent que près de trois milliards de personnes font aujourd’hui l’objet de mesures de restriction qui s’apparentent à des pratiques de confinement des populations à leur domicile. Ce changement brutal a été difficile à appréhender et à comprendre pour la population, mêlant incrédulité face à des mots d’ordre parfois contradictoires, préoccupation pour sa sécurité personnelle et matérielle immédiate, préoccupation sécuritaire pour l’ordre social dans son ensemble.

Le défi réside dans la tension entre la nécessité de maintenir un fonctionnement institutionnel normal sur le long terme et les nombreuses contraintes inédites à vocation temporaire. L’ensemble de ces difficultés, que provoque la propagation du virus, pour l’ensemble de la chaîne pénale rend plus difficile la mise en œuvre des sanctions prévues et fragilise le fonctionnement déjà préoccupant des lieux de privation de liberté.

La crise du Covid-19 est un phénomène qui dépasse de loin la question sanitaire. Par le prisme de la santé, sous l’angle du risque de contagion, elle atteint l’ensemble des institutions sociales et de l’organisation collective. Comme au XIXe siècle, la secousse provoquée met en jeu, cette fois d’une façon nouvelle, la définition, la mise en œuvre et le contrôle de l’ordre social.

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