La dynamique profonde de la progression durable du Rassemblement national s’inscrit dans un processus de temps long. Antoine Jardin, docteur en science politique, co-directeur de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation, en décrypte les ressorts et montre à quel point ce parti a transformé la structure du champ partisan et de la vie politique française.
La progression électorale de l’extrême droite marquée par une accélération rapide lors des élections européennes du 9 juin dernier a été suivie par un tassement de ses résultats lors des élections législatives du 30 juin. Ce tassement doit être nuancé car il est provoqué par le retrait des candidatures Rassemblement national (RN) au profit de partenaires issus des Républicains (LR). Dans les territoires où le RN présente un candidat aux législatives, il progresse significativement, en moyenne de deux points. Cette évolution à la hausse ne constitue pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. La dynamique profonde de la progression durable du RN s’inscrit en effet dans un processus de temps long dont on peut distinguer deux composantes.
La première composante, majeure et abondamment discutée, est l’évolution de la communication, du message porté publiquement par l’extrême droite. Après avoir changé de génération de dirigeant suite au départ puis à la mise à l’écart de Jean-Marie Le Pen, le parti a changé de nom, puis de positions sur de nombreux enjeux (sortie de l’euro, avortement, proximité revendiquée avec les milieux populaires) tout en conservant le même corps de doctrine (fin du droit du sol comme de l’aide médicale d’État, modification profonde de la Constitution, hostilité à la construction européenne).
La deuxième composante, moins directement perceptible, découle de la fragilisation persistante des classes moyennes, et plus particulièrement des segments les moins diplômés et les plus éloignés des grands pôles de ces classes moyennes. Exposées depuis la crise économique de 2008 à des chocs réguliers, ces composantes de l’espace social ont été profondément impliquées dans les mouvements de protestations se déroulant en dehors du cadre du mouvement social organisé, notamment à l’occasion du mouvement des « gilets jaunes ». Cette fragilisation, renouvelée par la crise liée à la pandémie de Covid-19, a été temporairement prise en charge par les réponses d’urgence du « quoi qu’il en coûte » puis de la « relance » de l’activité économique. Lors de la dernière campagne présidentielle, la crise ukrainienne et la situation internationale ont contribué à affaiblir conjoncturellement la position du Rassemblement national.
C’est toutefois oublier les scores très élevés de Marine Le Pen, regroupant 27,5% des électeurs inscrits sur les listes électorales lors du second tour de la dernière élection présidentielle, associés à des scores localement considérables (57% en Haute-Marne, 55% dans le Var, 57,5% dans le Pas-de-Calais). La crise de l’inflation aura entraîné la baisse des salaires réels, particulièrement sensible et douloureuse pour les salariés rémunérés aux voisinages du salaire minimum se voyant rattrapé par l’indexation du Smic. Par ailleurs, la hausse des taux d’intérêt en 2023 a profondément fragilisé l’accès à la propriété immobilière et les crédits à la consommation.
La poussée du RN matérialisée à vitesse accélérée lors de la séquence électorale de 2024 découle de l’approfondissement d’une crise sociale, exploitée par le Rassemblement national au moyen d’un cadrage idéologique désignant les immigrés et l’immigration comme cause initiale des difficultés éprouvées en condition de vie. Ce cadrage, en place depuis les années 1970 et la doctrine de François Duprat, n’est plus orienté spécifiquement sur la question du chômage, mais sur l’accès aux ressources publiques (logements sociaux, emplois publics, soins médicaux). Néanmoins, entre les élections européennes et législatives, le total des voix d’extrême droite recule alors que la participation électorale progresse sur vingt jours, le total de l’extrême droite passant de 36,8% des suffrages exprimés à 33,1%. Le score du RN seul décline également de 31,3% des suffrages exprimés à 29,2%. Naturellement, le RN dispose aussi pour la première fois d’alliés issus de la droite parlementaire, qui réalisent localement des scores élevés. Ce faisant, ils « aspirent » dès le premier tour le vote des sympathisants du RN, au profit immédiat de ce dernier parti dans le cadre d’une coalition. Toutefois, une coalition n’est pas un parti monolithique, la perspective d’une coalition majoritaire dans laquelle le RN est un parti central n’est pas identique à la perspective d’une majorité absolue pour le RN seul.
Les choix stratégiques opérés par la gauche lui ont donné la possibilité de conserver l’essentiel de son électorat des élections européennes. La constitution du Nouveau Front populaire s’est avérée une protection efficace pour de nombreux candidats, qualifiés pour le second tour. Là où le total des voix de gauche au premier tour de la présidentielle de 2022 s’élevait à 21,7% des inscrits, ce score au soir des élections législatives s’élève à 19,2% des inscrits.La marge de progression de la gauche sur ses propres forces reste donc limitée au regard de ses plus hauts niveaux récents. L’espace de croissance du score de la gauche se trouve auprès des électeurs du centre, déçus par le second mandat d’Emmanuel Macron et le choix de la dissolution de l’Assemblée nationale.
On constate également une forte concentration spatiale du vote de gauche dans les grands pôles urbains et leur périphérie, marqué par des élections dès le premier tour notamment dans l’Est parisien, en Seine-Saint-Denis et dans le Val-de-Marne. Dans l’ensemble de ces territoires, l’hostilité au Rassemblement national mobilise une coalition socialement diversifiée, alors même que la concurrence électorale de l’extrême droite est localement faible. Le choix de La France insoumise (LFI) se concrétise par la sollicitation prioritaire de ces circonscriptions « faciles » à emporter, alors que la déprise électorale de la gauche frappe durement les candidats des espaces périurbains tels que François Ruffin et Fabien Roussel.
Une tension apparaît entre la volonté de l’entourage de Jean-Luc Mélenchon de continuer à capitaliser sur les résultats de l’élection présidentielle de 2022, et la volonté des autres forces de gauche de projeter une alliance élargie face à l’extrême droite, dont le centre de gravité politique s’avèrerait nécessairement différent. Le constat d’un plafond durable des performances électorales de la gauche soutient cette stratégie de mise à l’écart du dirigeant de LFI, battu trois fois de suite au premier tour de l’élection présidentielle et polarisant une forte image négative dans l’opinion de la majorité des électeurs.
Au centre, on constate l’échec de la stratégie de remobilisation espérée par Emmanuel Macron. Après la contre-performance des listes Renaissance lors des élections européennes, sous l’effet de la concurrence de la liste de Raphaël Glucksmann, le centre parvient à retrouver une partie de son électorat, passant en l’espace de vingt jours de 7% à 14% des électeurs inscrits, tout en s’étant écarté de plusieurs dizaines de circonscriptions au profit de candidats sociaux-démocrates et de droite perçus comme partenaires potentiels ou ayant davantage de chances de succès localement. Néanmoins, il manque lors de ce scrutin encore trois millions de voix pour que la majorité sortante retrouve le score d’Emmanuel Macron au premier tour de l’élection présidentielle de 2022. L’évolution du contexte économique et social, marquée par une réforme des retraites très contestée, y compris par les partenaires du projet de réforme initiale historiquement porté par Édouard Philippe, a fortement contribué au déclin électoral de la majorité sortante.
L’épreuve d’une action politique contrainte par une majorité relative aura précocement usé la base électorale qui avait porté Emmanuel Macron à la réélection en 2022. Cette érosion s’est produite sur deux versants : face à la gauche sur les enjeux internationaux et la réforme des retraites, face à l’extrême droite et à la droite parlementaire sur les enjeux de sécurité et d’immigration.
À la veille du second tour, on constate le rôle structurel de la progression du RN dans l’électorat de la droite parlementaire. La crise interne au sein de LR, marquée par l’alliance entre Éric Ciotti et le RN, a laissé des traces dans l’opinion des électeurs de droite. 50% d’entre eux se déclarent disposés à voter pour l’extrême droite dans le cadre d’un duel avec un candidat de gauche. Ces duels correspondent à 150 configurations des 405 seconds tours opposant deux candidats. Dans les 94 triangulaires, les candidats LR peuvent « retenir » une partie d’un électorat susceptible de se porter sur le RN en second choix. Ces triangulaires peuvent localement s’avérer plus favorables à la gauche que ne le serait un duel direct avec le RN.
L’extrême droite atteint un seuil d’ancrage qui lui permet d’envisager l’ensemble des leviers du pouvoir. Après avoir dépassé les 42% lors de l’élection présidentielle et envoyé le premier groupe de députés au Parlement européen, le RN est en passe d’obtenir une majorité, soit relative soit absolue, lors du second tour des élections législatives. La séquence actuelle ne peut être comprise comme un épisode isolé mais comme une étape dans une dynamique structurelle. Si le RN est privé le 7 juillet prochain d’une majorité absolue, il n’en aura pas moins transformé la structure du champ partisan et de la vie politique française d’une façon profonde. Face à ces défis, la scission de la droite, la décomposition du bloc central et la recomposition de la gauche illustrent l’ampleur des répercussions de l’onde de choc.
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