Entre pandémie et JO, les choix énergétiques et politiques sont de retour

Les Jeux olympiques passés, les enjeux énergétiques – et politiques – considérables auxquels sont confrontées les autorités japonaises sont à nouveau en tête de l’agenda politique nippon. Pierre Gras, historien et chercheur, propose ici une analyse de la situation et de ses nombreuses problématiques.

Lorsque Tokyo fut choisi, en 2013, pour accueillir les 32e Jeux olympiques d’été, une formule sonnait comme un slogan : les JO seraient les « Jeux de la reconstruction ». Ils devaient constituer l’événement qui rendrait sa fierté au Japon et relancerait son économie, dix ans après la triple catastrophe du Tōhoku (région de l’île de Honshū où se trouve la centrale de Fukushima). Pourtant, à l’issue des compétitions, malgré le déroulement convenable des épreuves et les bons résultats des athlètes japonais (qui ont établi un nouveau record de médailles après celui de Rio de Janeiro, en 2016), rien ne l’indiquait vraiment.

Le rebond de la pandémie de Covid-19

Le rebond de la pandémie de Covid19 – y compris au sein du village olympique, réputé impénétrable du fait des conditions drastiques imposées aux compétiteurs et à leur staff – a fait ressurgir le spectre d’un archipel menacé de confinement général. Par ailleurs, l’impopularité croissante du gouvernement de Yoshihide Suga, imperméable à la demande majoritaire de l’opinion nippone en faveur de l’annulation des JO, ne semblait pas devoir décliner au cours des prochains mois. À la veille de l’ouverture des Jeux, près de 70% des Japonais s’inquiétaient des risques d’aggravation de la vague de contaminations et contestaient les capacités du gouvernement à les juguler. Et les faits leur ont donné raison. « Les Jeux sont révélateurs des deux mondes parallèles dans lesquels vit aujourd’hui le Japon », comme l’écrivaient les correspondants du Monde le 25 juillet : d’un côté, les roulements de tambour de la « machine olympique », de l’autre, le ressenti des habitants de l’archipel.

Outre l’issue très incertaine de la pandémie, plusieurs questions risquent en effet de renforcer ces opinions négatives, qui ne font qu’aller en s’accentuant depuis le report d’un an des Jeux. Les Japonais soutenaient plutôt leur gouvernement tant qu’il leur apparaissait que la gestion des événements sanitaires allait dans le sens d’une meilleure protection de la population. La légendaire capacité de l’archipel à se préparer aux risques de toute sorte et à agir avec responsabilité devait prévaloir de nouveau à cette occasion. Or, ce qu’a révélé la période récente, comme la triple catastrophe de mars 2011, c’est que les décisions officielles reposaient sur de tout autres critères, en premier lieu la préservation des intérêts financiers des grands groupes économiques et du Comité international olympique, soucieux de récupérer coûte que coûte la manne des droits de retransmission télévisée. L’opposition démocrate a eu beau, par la voix de son chef de file Yukio Edano, affirmer qu’il était « impossible de concilier santé publique et compétitions », rien n’y a fait. Le gouvernement n’a rien cédé. Et pourtant, jusqu’au sein des entreprises partenaires des Jeux comme le groupe Toyota, une prise de distance s’est fait sentir dans les semaines qui ont précédé les compétitions. Elles craignaient que leur nom, et donc leur image, ne soit associé à l’une des plus grandes catastrophes sanitaires de la décennie.

L’affaire des eaux contaminées

Dans ce contexte, les questions qui vont émerger au cours des prochains mois devraient constituer une nouvelle épreuve pour le pouvoir conservateur, en particulier dans le domaine énergétique, hautement politique. Dans le cas des eaux contaminées des réacteurs de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, pour le moment stockées sur site, il semble plus ou moins acquis que le gouvernement de M. Suga n’ira pas contredire l’intention du groupe Tepco, gestionnaire du site contaminé, de rejeter ces eaux irradiées dans l’océan Pacifique, malgré une opinion vent debout, à l’instar des pêcheurs et des principales collectivités territoriales de la région. Trois années d’études officielles pour définir des lieux de stockage définitif des déchets nucléaires n’ont pas permis de résoudre la question de l’eau contaminée. Et malgré l’ampleur des risques, non seulement pour l’environnement mais pour tout l’écosystème littoral, rien ne semble devoir modifier cette logique d’« élimination par diffusion » dans l’eau de l’océan…

Quant au dossier nucléaire, plus généralement parlant, la position officielle continue d’être plus qu’ambiguë. Si l’opinion reste majoritairement hostile à la poursuite du programme électronucléaire nippon (60 %, selon un sondage effectué par la Fondation japonaise sur l’énergie atomique) et favorable à une forte évolution du « mix énergétique » de l’archipel, le gouvernement a donné son accord pour la reprise des travaux de nouveaux réacteurs situés sur la côte ouest du Japon. S’il n’est pas question, pour l’instant, de redémarrer les réacteurs du site de Fukushima, les observateurs ne manquent pas de constater que les alternatives possibles à l’énergie nucléaire ont été insuffisamment étudiées jusqu’à présent. En effet, selon les analyses des spécialistes, reprises par les principaux médias, le total des énergies fossiles exploitées au Japon atteint aujourd’hui près de 90 %, les énergies renouvelables et hydroélectriques, qui sont loin d’être inexistantes, restant limitées à 10 % des besoins actuels. Comme l’explique le géographe Rémi Scoccimarro, chercheur à la Maison franco-japonaise à Tokyo, « avant la crise de Fukushima, le Japon s’apprêtait à suivre le modèle français et faire passer le nucléaire à 50 % de son mix énergétique. Or, en dépit d’un parc déjà conséquent de 54 réacteurs et d’efforts permanents, depuis les chocs pétroliers, pour réduire la consommation [d’électricité] et accroître l’efficacité énergétique, la dépendance du Japon aux énergies fossiles n’a jamais diminué »1Cf. Rémi Scoccimarro, Atlas du Japon ; l’ère de la croissance fragile, Paris, éditions Autrement, 2018.. Au contraire, du fait de l’arrêt complet du programme nucléaire à l’issue de la catastrophe de Fukushima, la production d’électricité d’origine nucléaire n’a jamais dépassé 13 % des besoins du Japon et a été ramené à zéro dès 2012. C’est le gaz naturel (24 %) qui a pris le relais du nucléaire, associé au pétrole (41 %) et au charbon (26 %), pour couvrir les besoins du pays depuis 2015.

Aux fondements de l’ère nucléaire

Le Japon apparaît prisonnier d’une situation inextricable entre, d’un côté, un équipement nucléaire surdéveloppé mais improductif en l’état et, de l’autre, ses engagements à lutter contre le réchauffement climatique et les gaz à effet de serre au plan international. Pour le moment, les annonces de fermeture quasi définitive de sites se confirment, « du fait de coûts trop élevés de mise aux normes et des incertitudes quant au redémarrage effectif de la production », précise Rémi Scoccimarro. En effet, au Japon, ce sont les gouverneurs, sortes de super-préfets élus localement, qui décident ou non d’accorder les permis d’exploitation. Certains y sont résolument opposés et, la plupart du temps, bien qu’affiliés au parti conservateur au pouvoir (le Parti libéral-démocrate, PLD), ils suivent l’avis des maires des communes impactées pour éviter de provoquer trop de tensions avec les élus et la population, malgré les pressions des principaux groupes financiers concernés.

La page de l’ère nucléaire japonaise, ouverte en 1955 sous l’influence américaine dans le cadre du programme Atoms for Peace, n’est pas tournée. Car l’intérêt manifesté au Japon au cours de la dernière décennie pour le développement d’énergies renouvelables n’a pas fait l’objet d’un investissement massif. En 2013, selon le ministère de l’Énergie (METI), ces énergies plus durables se répartissaient de façon assez équilibrée entre l’hydraulique, souvent sous la forme de petites unités (41,6 %), l’éolien (15,8 %), la géothermie (15,1 %), le solaire photovoltaïque (8,6 %) et thermique (11,5 %), et enfin la biomasse (7,1 %). Beaucoup de pays ne s’en plaindraient pas. Mais toutes ensemble, ces « énergies nouvelles » ne représentaient pas plus de 5 % du « mix énergétique » japonais, malgré les plans successifs de valorisation engagés au cours des années 1975-1995 (Sunshine en 1974, Moonlight en 1978 et New Sunshine en 1993). Dans un premier temps, les grands groupes spécialisés que sont Kyocera, Mitsubishi, Toshiba ou Panasonic avaient été intéressés par la mise en place de tarifs de rachat des excédents d’électricité par l’État (réservé dans un premier temps au photovoltaïque). Un institut de recherche sur les énergies renouvelables a même été créé à Kôriyama, dans le département de Fukushima, avec l’appui du gouvernement, de façon à étudier un nouveau « modèle » de transition énergétique mobilisant toutes les ressources d’un territoire. Mais le temps et la crise sont passés par là, et ces perspectives n’ont guère été suivies d’effets, faute d’une volonté pérenne de l’État et du poids des investisseurs privés qui mènent la danse dans le domaine du nucléaire2La filière nucléaire japonaise est entièrement aux mains du secteur privé, sous le contrôle d’une agence publique de régulation. Le gestionnaire du site de Fukushima-Daiichi, le groupe Tepco, contrôlait pour sa part environ 30 % des activités nucléaires de l’archipel avant la catastrophe de mars 2011..

L’absence de débat public officiel

La concertation qui a eu lieu au cours de la période de la reconstruction des communes dévastées par le tsunami ou contaminées par les radiations issues de la centrale de Fukushima s’est étiolée au fil du temps. Après la large victoire des conservateurs aux élections législatives de 2012 puis de 2017, le gouvernement est revenu sur les maigres engagements qu’il avait pris. La démission, pour raisons de santé, du Premier ministre Shinzo Abe, remplacé par son ancien porte-parole pendant l’été 2020, n’y a rien changé. L’absence de véritable débat public officiel place la population devant une réalité de non-choix gouvernemental qui se traduit par l’éviction des Japonais de la chaîne de décision, qui apparaît maîtrisée de fait par le secteur privé. Une partie de la presse témoigne pourtant de l’impatience croissante de la population face à une situation où l’opinion n’a guère d’autre vecteur pour s’exprimer. Le Parlement est sous contrôle, le pays semble atone. C’est comme si « un puissant antalgique » lui avait été administré avec les Jeux. Condamnant « les excès de la logique capitaliste des JO contemporains », l’éditorialiste du grand quotidien de centre-gauche Asahi Shimbun, Fusako Go, observe avec lucidité : « Pour les athlètes qui ont été contraints de renoncer à leurs rêves olympiques en raison de l’épidémie, ces Jeux ont-ils été réellement équitables ? », écrit-elle avant d’évoquer l’aggravation de la situation épidémique dans l’archipel : quelle équité pour les habitants, invités à une « fête » dont ils n’ont pu profiter pour la plupart ? Cette situation pourrait s’aggraver au cours des mois qui viennent, malgré la propension toute nippone à éviter d’exposer publiquement conflits et divergences de points de vue, surtout si la maîtrise de la pandémie et la gestion des Jeux olympiques devaient apparaître après coup comme approximatives et mettre en danger in fine un volume croissant d’habitants. La moisson de médailles de l’été 2021 ne suffira peut-être plus à masquer les insuffisances du gouvernement et les Japonais pourraient bien faire défaut, comme les Américains avant eux et peut-être les Brésiliens dans quelques mois, à un pouvoir conservateur incapable de les protéger – ni même de les consulter.

Premier signe concret de cette évolution, le Premier ministre a subi un camouflet sévère le 22 août dernier avec la défaite de son candidat à l’élection municipale de Yokohama. L’élection était très suivie, car cette grande ville portuaire proche de Tokyo constitue le fief électoral du Premier ministre. Yoshihide Suga soutenait d’ailleurs activement Hachiro Okonogi, avec qui il entretient des liens étroits. Député de Yokohama et ancien directeur de la commission nationale de sécurité publique, Hachiro Okonogi a dirigé la campagne de Yoshihide Suga au sein du Parti libéral-démocrate pour qu’il succède à Shinzo Abe, en septembre 2020. Le nouveau maire est Takeharu Yamanaka, âgé de 48 ans, ancien professeur à l’université de Yokohama. Statisticien spécialisé dans les questions médicales, il a gagné avec le soutien de l’opposition (Parti démocrate constitutionnel, Parti communiste japonais et Parti social-démocrate), en obtenant 33,5 % des voix. La moitié des électeurs se sont déplacés à cette occasion, la participation étant ainsi en hausse de 12 points par rapport au précédent scrutin municipal. Promettant de « changer le Japon en partant de Yokohama », Takeharu Yamanaka, durant sa campagne, a vertement critiqué le gouvernement pour sa « gestion désastreuse » de l’épidémie de Covid-19. En effet, le Japon a dépassé le seuil des 25 000 contaminations par jour, soit quatre fois plus qu’à la fin juillet, et les hôpitaux refuseraient des malades dans les zones les plus affectées comme Yokohama. Ayant travaillé sur l’efficacité des vaccins contre les variants du coronavirus, le nouveau maire reproche aux autorités d’avoir ignoré les appels des experts à des mesures plus fermes de prévention de la Covid-19, pourtant jugées nécessaires par les deux tiers des personnes interrogées par l’institut de sondage ANN3Cité par le site lemonde.fr.. Cette option pourrait un peu plus creuser l’abîme qui semble s’être ouvert au cours de ces derniers mois entre le pouvoir et les citoyens sur un nombre croissant de sujets. Conscient sans doute que cet « abîme » ne pourrait être comblé par ses soins, le Premier ministre Suga a annoncé qu’il ne se représenterait pas à la présidence du PLD fin septembre, ce qui signifie clairement qu’il ne sera candidat de nouveau au poste de Premier ministre. Forte de cette décision, l’opposition de gauche l’emportera-t-elle en s’appuyant sur les errements de la gestion de la pandémie dans l’archipel ? La réponse viendra au mois d’octobre prochain avec les élections législatives.

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    Cf. Rémi Scoccimarro, Atlas du Japon ; l’ère de la croissance fragile, Paris, éditions Autrement, 2018.
  • 2
    La filière nucléaire japonaise est entièrement aux mains du secteur privé, sous le contrôle d’une agence publique de régulation. Le gestionnaire du site de Fukushima-Daiichi, le groupe Tepco, contrôlait pour sa part environ 30 % des activités nucléaires de l’archipel avant la catastrophe de mars 2011.
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    Cité par le site lemonde.fr.

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