Suite aux différents scrutins régionaux récemment tenus en Inde, Philippe Humbert, expert associé à la Fondation, analyse de façon détaillée les résultats et leurs conséquences au niveau national.
Deux ans après son succès éclatant de mai 2019, Narendra Modi est fragilisé par les élections régionales d’avril 2021 et la crise sanitaire.
Cinq ans après sa victoire de 2014, Narendra Modi, Premier ministre à la tête du gouvernement hindouiste du Bharatiya Janata Party (BJP, Parti du peuple indien), remportait en 2019 un nouveau succès aux élections générales désignant la formation de la chambre basse du Parlement, la Lok Sabha.
La coalition conduite par le BJP, la National Democratic Alliance (NDA), obtenait 37% des voix, ce qui grâce au mode de scrutin majoritaire à un tour lui assurait une majorité absolue au Parlement avec 353 sièges, dont 303 pour le seul BJP, sur un total de 543, battant largement l’opposition de centre gauche, l’United Progressive Alliance (UPA), menée par Rahul Gandhi et le Parti du Congrès qui emportait seulement 91 sièges, dont 52 pour le Congrès.
Depuis mai 2019, de multiples événements ont profondément déstabilisé le pays : d’une part l’accélération de la diffusion de l’idéologie hindutva, l’hindouisme politique militant, à l’ensemble de la société et s’inscrivant désormais dans le droit (révocation de l’autonomie du Jammu-et-Cachemire dès l’été 2019, réforme de la loi sur la citoyenneté (Citizen Act), servie par un populisme de plus en plus autoritaire et contesté ; d’autre part, des projets d’inspiration libérale dans le domaine du droit du travail et de la commercialisation des produits agricoles à l’origine de protestations de masse ; enfin, bien sûr, la crise sanitaire à partir de mars 2020, qui a provoqué une récession sans précédent en 2020.
Plus récemment en avril 2021, la pandémie de la Covid-19 a repris d’une manière fulgurante au moment où se déroulaient des élections régionales dans cinq États et Territoires.
Il est donc particulièrement opportun de mesurer l’impact politique de ces événements sur les élections régionales, qui en Inde sont tenues tour à tour dans les États fédérés pour élire les assemblées et désigner les exécutifs locaux, même si des facteurs particuliers, la nature de l’enjeu et le calendrier ne permettent pas de tirer des enseignements généralisables.
Entre février 2020 et fin avril 2021, six élections d’assemblée ont eu lieu, portant sur une population de 340 millions d’habitants, dont trois dans des États ou Territoires dirigés par des partis d’opposition au BJP (Delhi, Kerala, Bengale occidental) et trois dans des États contrôlés par le BJP ou un parti allié (Bihar, Tamil-Nadu, Assam), le territoire de Pondicherry (1,2 million d’habitants) placé sous le régime Governor rule pouvant être mis à part.
Les enjeux pour le BJP étaient très importants : la poursuite, ou non, de ses avancées, hors de son berceau de l’Hindi Belt, dans les États du sud et du nord-est, et lui permettant de conquérir une majorité nette à la chambre haute du Parlement, le Rajya Sabha, où les deux coalitions sont au coude à coude : 118 sièges détenus par NDA (dont 95 par le BJP), et 118 sièges pour les oppositions (56 pour l’UPA dont 36 pour le Congrès et 62 sièges de divers partis).
Au-delà de cet enjeu national, le cœur de la bataille électorale était l’État du Bengale occidental, quatrième État par sa population (120 millions), et fief de Mamata Banerjee qui, à la tête du Trinamool Congress Party (TMC) s’est imposée depuis dix ans comme une opposante particulièrement virulente au BJP.
Le BJP perd son duel au Bengale ; l’opposition conserve le Territoire de Delhi et le Kerala, et gagne au Tamil-Nadu
Au Bengale, large succès du TMC
Dans cette ancienne place forte des partis communistes indiens, le Trinamool Congress, parti de gauche non communiste, détenait 211 sièges à l’assemblée, aux côtés du Parti communiste indien marxiste – CPI (M) –, (26 sièges) et du Congrès (44), contre 3 pour le BJP, sur un total de 295 sièges.
L’offensive multiforme du BJP a été menée personnellement par Narendra Modi et son influent ministre de l’Intérieur Amit Shah sur le thème de la corruption supposée, du chômage de masse, de l’immigration clandestine venue du Bangadesh voisin au risque d’accroître encore la place de la minorité musulmane au Bengale (28%) par rapport à la majorité hindoue.
Tout en progressant en sièges (77), le BJP subit une défaite très nette contre le Trinamool qui emporte 213 sièges et garde une large majorité.
À Delhi, AAP (Aam Aadmi Party, « Parti de l’homme ordinaire ») confirme son implantation
Les élections avaient eu lieu plus tôt, en février 2020, et là aussi, malgré une intense campagne de ses leaders, le BJP avait échoué une nouvelle fois à bousculer le parti AAP d’Arvind Kejrival qui gagnait 62 sièges sur 70, le BJP en emportant seulement 8.
Ce résultat illustre l’assise de AAP, parti champignon qui avait balayé antérieurement les positions historiques du Congrès dans la capitale par une offre atypique fondée sur une association étroite de la population aux décisions, une transparence totale des activités des élus et administrations, une ouverture aux droits des femmes et des catégories sociales défavorisées.
Cette expérience liée à la personnalité de son fondateur et à la sociologie de Delhi, restée confinée dans la capitale, est cependant intéressante car elle montre la possibilité de résister au BJP par une approche politique pragmatique au plus près des besoins de la population.
Au Kerala, le CPI (M) s’impose pour un deuxième mandat consécutif
Dans cet État, autre bastion historique de gauche, où la position dominante du CPI (M) pendant des décennies avait laissé la place à une alternance entre une coalition emmenée par le Congrès et une autre dirigée par le CPI (M), le BJP tentait d’accroître sa place symbolique dans l’assemblée d’État de 140 sièges : 1 seul siège gagné en 2016, contre 91 détenus par le Left Democratic Front conduit par le CPI (M) et les 56 du United Democratic Front mené par le Congrès.
Dès janvier 2019, le BJP avait exploité l’affaire du temple de Sabarimala, objet d’une décision de la Cour suprême permettant son accès aux femmes en âge de procréer, pour rallier l’électorat hindou et notamment celui des hautes castes Naïr avec un certain succès (13% des voix aux élections législatives fédérales de 2019). Le Kerala a aussi été la cible des promesses du budget de l’Union 2021/2022 (métro de Kochi, autoroutes, etc.).
Dans cet État dont l’électorat est le plus diversifié (21% de musulmans et 18% de chrétiens) et le mieux éduqué du pays, la gauche conduite par le CPI (M), rompant avec l’alternance, l’emporte pour la deuxième fois tandis que le BJP ne conquiert aucun siège.
Au Tamil-Nadu, le DMK (Dravida Munnetra Kazhagam) bouscule l’allié du BJP
Dans cet État du Sud dravidien, loin de l’Hindi Belt, berceau de l’hindutva, traditionnellement aux mains de personnalités locales (l’acteur MG Ramchandran, puis J. Jayalalithyaa) et de deux partis régionaux de type dynastique, très proches par leur électorat de classes moyennes anti-caste, le BJP avait su en 2016 nouer une alliance gagnante avec le parti AIADMK (All India Anna Dravida Munnetra Kazhagam) (135 sièges sur 234) contre son rival DMK soutenu par l’UPA et le Congrès, le PCI (M) et la Ligue musulmane (89 sièges). Mais un renversement complet de situation avait eu lieu aux élections générales de 2019 où le DMK avait triomphé avec 38 sièges sur 39.
Les élections d’avril 2021 consolident le DMK qui gagne avec 133 sièges contre 68 pour l’allié du BJP.
Le BJP conserve le Bihar et l’Assam
Au Bihar, le BJP avait gagné en novembre 2020 grâce à Nitish Kumar qui avait rompu son alliance avec le Congrès
Dans cet État de 124 millions d’habitants, rural et pauvre, les élections avaient été un test particulier marqué par le fait que le Premier ministre Nitish Kumar élu en 2015 avec le soutien du Congrès se présentait aux côtés du BJP.
Le Bihar a été un des États les plus affectés par la crise sanitaire, car fournissant un grand nombre de travailleurs dans tout le pays, spécialement dans le Maharastra, de très nombreux migrants originaires du Bihar avaient alimenté ce gigantesque exode de travailleurs obligés de retourner dans leurs villages dans des conditions très difficiles, après l’annonce brutale du confinement le 20 mars 2020 et la mise à l’arrêt de l’économie, abandonnant leur emploi, laissés sans ressources et sans moyens de transport.
La coalition UPA du parti du Congrès avait mis en avant d’autres arguments : la plupart de ces migrants n’avait pas retrouvé un emploi au Bihar où le chômage est structurel ; la connectivité, arme décisive du développement, restait très faible et la mauvaise gestion des inondations de 2009 était encore dans les esprits. En outre, l’électorat du Bihar comporte une forte minorité musulmane, et les agriculteurs avaient souffert des nouvelles modalités de commercialisation des produits agricoles que le Bihar avait expérimentées dès 2006.
Malgré ce contexte difficile, la coalition NDA, soutenue par Narendra Modi avait gagné 125 sièges, contre 110 pour la coalition UPA. Au sein de NDA, le BJP emportait 74 sièges, soit un gain de 21 sièges, et son nouvel allié du Janata Dal (United) de Nitish Kumar gagnait 43 sièges, en recul de 28 sièges, mais sauvait son poste de Premier ministre.
L’UPA reste dominée par le Rashtriya Janata Dal (RJD) avec 75 sièges (-5), tandis que le Congrès recule (19 sièges, – 8), et le parti communiste CPI (M) progresse, avec 12 sièges (+ 9).
En Assam, le BJP se maintient
Comme d’autres États du nord-est, l’Assam est une terre de conquête récente du BJP historiquement absent de ces territoires où coexistent une majorité hindoue et de fortes minorités (31% de musulmans, 3% de chrétiens et des populations tribales).
En 2016, la coalition NDA avait gagné 86 sièges, contre 26 pour l’UPA, soutenue par le Congrès, coalition renouvelée cette année avec le CPI (M) et le RJD.
Quoique non limitrophe de la Birmanie, comme l’État voisin du Mizoram, l’Assam est affecté par le récent coup d’État au Myanmar du fait de la présence de réfugiés hostiles au pouvoir militaire. Et la politique de Delhi, qui essaie de sauvegarder ses relations avec Rangoun pour contrecarrer l’influence chinoise, est impopulaire dans la population ethniquement proche des réfugiés.
Le BJP est en recul mais conserve malgré tout sa majorité avec 59 sièges et ses alliés, sur 126.
Alors que les élections régionales marquent un coup d’arrêt à son dynamisme, le gouvernement de Narendra Modi est fragilisé par la nouvelle crise sanitaire
Malgré la chance d’avoir bénéficié du fait que les élections aient eu lieu pour l’essentiel avant le regain de la pandémie mi-avril 2021, Narendra Modi et le BJP subissent globalement une défaite, les échecs à Delhi, au Kerala, au Tamil-Nadu et surtout au Bengale n’étant pas compensés par leur maintien en Assam, l’opportunisme réversible de N. Kumar au Bihar et leur coalition gagnante à Pondicherry.
La crise sanitaire qui déferle sur le pays depuis mi-avril aura des conséquences économiques et sociales très graves
Elle peut compromettre l’exécution du budget de relance 2021-2022, fondé sur la perspective d’une reprise en V et un taux de croissance de 11%, lié aux investissements (+34%) notamment pour les infrastructures, et associé à trois réformes structurelles d’inspiration libérale : la privatisation de nombreuses entreprises publiques (BPCL, IDBI, Pawan Hans, etc.) ; la refonte du droit du travail ; la libéralisation de la commercialisation des produits agricoles.
Les réactions de la population sont déjà beaucoup plus critiques qu’en 2020 et mettent en cause Narendra Modi lui-même, contrepartie de l’extrême personnalisation du pouvoir, et son gouvernement sur le thème du laxisme, de l’imprévoyance et de l’impréparation, sans compter l’humiliation de voir le pays à la merci de l’aide étrangère.
Les mesures de confinement qui ont été décidées (l’Haryana le 1er mai) risquent de faire replonger le pays dans la situation de 2020, alors que le contexte social est tendu par les réformes en cours, en particulier la révolte paysanne contre les lois sur le commerce agricole, et que la crédibilité du Premier ministre est très gravement atteinte.
Sur le plan politique, les forces d’opposition sont trop faibles et dispersées pour menacer à court terme la survie du gouvernement de l’Union
Le parti du Congrès a perdu son leadership et, s’il reste le deuxième parti national capable de présenter des candidats partout, les élections régionales montrent qu’il est souvent présent en force d’appoint dans des coalitions avec d’autres partis locaux.
Ces partis peuvent être puissants dans un État, mais faute d’un agenda commun avec des partis d’opposition dans d’autres États autour de thèmes fédérateurs (défense du sécularisme et des libertés publiques, droits du Parlement et des minorités musulmanes et chrétiennes, lutte contre l’hindouisme militant, indépendance de la justice), le gouvernement de l’Union aura surtout à redouter, d’ici les prochaines élections générales de 2024, une montée de la méfiance et une multiplication des pôles de résistance dans les États d’opposition.
Dans ces conditions, Narendra Modi, placé sur la défensive par une crise sanitaire qui affecte son électorat des classes urbaines moyennes et supérieures dans leur sécurité économique et personnelle, peut vouloir jouer la carte de l’union et du père de la Nation pendant le pic de la crise. Mais il peut aussi être tenté d’avoir recours à une pratique plus radicale de l’hindutva, et d’accentuer son passage du populisme de gauche « anti-élite » de 2014 à un populisme de droite, sinon d’extrême droite.
Pour cela, il faudrait qu’il continue à disposer du soutien du monde des affaires et du « capitalisme de connivence », des médias, des réseaux sociaux, allant jusqu’au contrôle d’Internet sous le couvert de régulation, et l’intimidation de la justice, pour utiliser le levier du « vote hindou » transcendant, au nom de l’unité du peuple hindou et de ses valeurs (fierté nationale, pureté ethnique, identité), les castes et classes sociales, la difficulté d’une telle tactique étant qu’elle trouve des limites hors du champ géographique culturel et ethnique de l’hindouisme.
La crise sanitaire et un durcissement de l’Hindutva auraient des effets ambivalents sur les protections de la realpolitik dont l’Inde de Narendra Modi bénéficie
L’Inde, du fait même de sa taille, « too big to fail », bénéficie du « bouclier » de la realpolitik de trois façons : la crise sanitaire mondiale, la lutte contre le changement climatique et la géopolitique de la zone Indo-Pacifique.
Le monde a besoin de l’Inde, premier producteur mondial de vaccins, et d’une Inde qui ne devienne pas un foyer de contamination pour la planète.
Cette menace explique le souci des grands pays d’apporter à l’Inde aide et assistance pour enrayer l’épidémie, mais aussi le risque d’une perte de confiance des partenaires de l’Inde qui peut affecter le soft power indien dans le domaine du climat et de la géopolitique.
En matière de climat, l’Inde, troisième émetteur de gaz à effet de serre, bénéficie de son image de contributeur au succès de la COP 21 en 2015 à Paris, mais elle est à la fois victime du réchauffement climatique sur son propre sol et responsable d’une partie des désordres mondiaux.
Tout en maintenant sa rhétorique sur la responsabilité des pays industriels, l’Inde, comme la Chine, sait qu’elle détient une partie de la solution au dérèglement climatique mondial, ce qui lui donne des devoirs et également une créance vis-à-vis des pays « pollueurs » historiques ; l’Inde a répondu positivement aux appels lancés par le sommet mondial sur le climat (21 avril 2021), en se fixant l’objectif ambitieux de porter à 60% en 2030 la part non fossile de sa production d’électricité.
Au G7 de juillet prochain comme à la COP 26 de Glasgow à l’automne 2021, Narendra Modi pourra se prévaloir d’approcher l’objectif de la création de 150 GW de capacité de production d’énergies renouvelables fixé en 2015, tout en réclamant l’aide financière extérieure nécessaire pour enrayer la progression des émissions liées au charbon au moment où les ressources budgétaires sont amoindries par la crise sanitaire.
Concernant la géopolitique de l’Indo-Pacifique, forte de sa tradition de refus de toute alliance, devenue au fil du temps celle d’une diplomatie multidirectionnelle, l’Inde, troisième importateur mondial d’armements, est soucieuse de conserver des marges de manœuvre et une autonomie technologique, économique et de sécurité.
Il demeure que la montée en puissance de la Chine et la polarisation croissante des relations internationales autour de la rivalité Chine/États-Unis conduisent de facto l’Inde à peser davantage parmi les acteurs dans la zone indo-pacifique et à entrer progressivement dans le champ d’influence des pays qui cherchent à contenir la Chine.
Ainsi, l’Inde est absente du PREG (Partenariat régional économique global) qui associe 14 pays dont la Chine, mais s’implique de plus en plus aux côtés de ses voisins de l’ASEAN et plus récemment dans le QUAD (Quadrileral Security Dialogue) avec les États-Unis, l’Australie et le Japon, cadre stratégique de coopération militaire, d’exercices communs entre les forces, auxquels s’associe la France (visite du ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian à Delhi le 16 avril 2021).
La venue du secrétaire américain à la Défense Llyod Austin en Inde en mars 2021 marque un rapprochement croissant avec les États-Unis et les autres pays occidentaux, au nom de la sécurité collective, de la liberté de circulation maritime et du respect de la souveraineté.
Plus discrètement, dans la rivalité grandissante entre l’organisation et les normes de l’Internet historique dominé par les États-Unis et les Gafam, et l’espace Internet chinois, l’Inde est amenée à choisir son camp aux côtés des pays occidentaux et d’Israël (blocage de Tik Tok et de WeChat) pour protéger sa base de données industrielles et de défense et se préparer aux cyberguerres du futur.
Fournisseur indispensable de vaccins, facteur d’émulation apprécié entre les deux premiers pollueurs mondiaux – États-Unis et Chine –, et contrepoids potentiel à la surpuissance chinoise en Asie, l’Inde de Narendra Modi dispose d’arguments pour faire face aux mises en garde des pays occidentaux en matière des droits de l’homme et des libertés publiques, même si l’administration de Joe Biden et de Kamala Harris pourrait se révéler plus incisive.
Les élections régionales de 2021 montrent que la source de la dynamique d’opposition au BJP est à trouver davantage au sein même des forces politiques de l’Inde.