Un examen approfondi des résultats des élections européennes de juin 2024 permet de cartographier plusieurs phénomènes : la nouvelle poussée de la liste Rassemblement national, qui s’inscrit dans un long processus de montée des « eaux bleu marine », la place des deux gauches ou les pôles de résistance macroniste. À partir de cartes réalisées par Céline Colange et Sylvain Manternach, Jérôme Fourquet décrypte précisément les ressorts du séisme qui s’est joué le 9 juin dernier.
La montée des eaux bleu marine
Avec 31,4% de voix, Jordan Bardella fait un bond spectaculaire de près de huit points par rapport à l’élection européenne de 2019, soit un gain de 2 479 000 suffrages en cinq ans. Cette nouvelle poussée s’inscrit dans un long processus de montée des eaux bleu marine au cours des dernières décennies. Sous l’effet de ce mouvement, les plafonds d’hier sont devenus les planchers d’aujourd’hui. Dans la France modérée de l’Ouest, la liste Bardella a ainsi obtenu 22,2% en Ille-et-Vilaine et 22,6% en Loire-Atlantique, soit des scores supérieurs à ceux qu’enregistrait la liste de Jean-Marie Le Pen lors des élections européennes de 1994 dans ses bastions historiques des Alpes-Maritimes (19,1%) et du Var (19,6%).
Comme on peut le voir sur la carte suivante, la montée des eaux bleu marine par rapport à 2019 a été quasi généralisée sur tout le territoire. Elle s’observe à la fois dans les vieux bastions frontistes du Sud-Est (Var, Alpes-Maritimes) et des Hauts-de-France (Aisne, Somme, Pas-de-Calais) et dans les terres de mission de l’Ouest : Bretagne, Vendée, Deux-Sèvres.
La poussée est plus forte encore (avec des gains supérieurs à douze points par rapport à 2019) dans les départements de l’Est de la France (Moselle, Meuse, Vosges, Haute-Saône, Doubs) dans lesquels Nicolas Dupont-Aignan, qui n’a pas présenté de liste cette année, avait enregistré de bons résultats en 2019. On retrouve le même phénomène dans l’Ain ou en Saône-et-Loire notamment. La dynamique frontiste est également nettement supérieure à la moyenne en Haute-Loire, dans le Cantal ou dans la Loire, départements dans lesquels le score de François-Xavier Bellamy est en recul par rapport à 2019 (de 19,6% à 10,7% en Haute-Loire par exemple), une partie significative des électeurs de droite de ces territoires ayant manifestement basculé vers le Rassemblement national (RN). Des poussées encore supérieures à la moyenne se sont également produites dans le Loiret, autour de Montargis, dont le centre-ville avait été dévasté lors des émeutes de l’été 2023. La liste Bardella double par ailleurs son score qui passe de 23,1% à 45,7% à Crépol, village endeuillé par la mort du jeune Thomas à la sortie d’un bal de village à l’automne dernier1Dans le quartier de la Monnaie à Romans-sur-Isère, quartier sensible dont sont originaires certains des auteurs présumés du drame, la liste Aubry atteint 52% dans un bureau de vote et 31% dans un autre, pour une moyenne de 13,9% sur l’ensemble de la ville.. Par effet de halo, la poussée frontiste s’observe dans tout le nord de l’Isère. Même phénomène dans l’Indre autour de Châteauroux, où Matisse, un adolescent de 15 ans, a été poignardé par un Afghan au mois d’avril dernier, ce drame ayant suscité une intense émotion dans la région avec une marche blanche rassemblant plusieurs milliers de personnes.
La progression du RN est en revanche plus modérée dans ce que nous avons appelé la « diagonale des mates2Le terme « mates » (qui signifie mauvaises herbes en catalan) est le surnom donné aux néo-ruraux dans cette région. », à savoir un arc courant de l’Ariège au sud des Alpes en passant par le Minervois, les Causses, les Cévennes et le Diois. Marqués par une culture alternative et contestataire, ces territoires de collines et de moyennes montagnes du sud de la France demeurent assez hermétiques à l’idéologie frontiste. Il en va de même pour des espaces autrement plus densément peuplés : les principales métropoles et agglomérations du pays qui ressortent en autant de zones pâles sur la carte.
Cette dynamique contrastée entre la France rurale et péri-urbaine, où le RN déjà puissant a beaucoup augmenté, et la France des métropoles, beaucoup plus rétive à ce vote et dans laquelle la liste Bardella a moins progressé, se retrouve quand on analyse les votes selon le niveau de diplôme des individus. Comme le montre le tableau suivant, la poussée frontiste a été la plus puissante dans les milieux les moins diplômés, qui votaient déjà beaucoup RN, quand la hausse, bien que significative, était plus limitée parmi les plus diplômés, traditionnellement moins acquis à ces thèses.
Évolution du vote Bardella entre 2019 et 2024 selon le niveau de diplôme
Niveau de diplôme | 2019 | 2024 | Évolution |
Pas de diplôme / BEPC | 31% | 44% | +13 pts |
CAP-BEP | 40% | 50% | +10 pts |
Bac | 26% | 33% | +7 pts |
1er cycle universitaire | 19% | 25% | +6 pts |
2nd cycle universitaire | 11% | 15% | +4 pts |
On voit ainsi que les clivages nés de la « nouvelle stratification éducative », pour reprendre l’expression d’Emmanuel Todd, s’articulent et s’entremêlent au clivage géographique. Et du fait de la hausse contrastée du vote RN entre 2019 et 2024, ce double-clivage – métropole/diplômés versus France périphérique/moins diplômés – est aujourd’hui plus marqué encore.
Les effets de cette nouvelle stratification éducative sont très puissants y compris au sein d’une même classe d’âge. Une partie de la jeunesse étudiante ou diplômée des grandes villes se mobilise depuis le 9 juin au soir pour s’opposer au RN et défile en reprenant le vieux slogan : « La jeunesse emmerde le Front national », issu d’une célèbre chanson du groupe Bérurier noir. Par un effet de loupe médiatique s’installe l’idée que la jeunesse serait hostile au RN. Mais est-ce le cas de toute la jeunesse ? Les données de l’Ifop nous invitent à nuancer fortement ce constat hâtif dans la mesure où le clivage éducatif est massif au sein de cette tranche d’âge.
Scores comparés des listes Aubry + Glucksmann et Bardella parmi les 18-35 ans selon le niveau de diplôme
Niveau de diplôme | % Aubry + Glucksmann | % Bardella | Écart |
Inférieur au bac | 15% | 59% | -45 pts |
Bac | 26% | 35% | -9 pts |
1er cycle universitaire | 36% | 22% | +14 pts |
2nd cycle universitaire | 40% | 14% | +26 pts |
Ensemble | 32% | 28% | +4 pts |
Si les deux principales listes de gauche dominent très largement parmi la jeunesse la plus diplômée, Jordan Bardella performe dans celle qui, comme lui, n’a pas suivi un long cursus universitaire.
Plus globalement, la montée généralisée des eaux bleu marine sur une large partie du territoire s’explique démographiquement par la hausse très significative qui s’est produite dans une catégorie, présente de manière homogène partout dans le pays et constituant la moitié du corps électoral : les femmes. Alors qu’en 2019, la liste Bardella atteignait 28% chez les hommes contre seulement 19% parmi les femmes, le score est aujourd’hui à parité avec une très forte augmentation dans la gent féminine : +13 points (contre +3 seulement parmi les hommes). Ce bond dans l’électorat féminin, qui a assuré à lui seul une grande partie de la progression globale du score, a sans doute été notamment permis par la stratégie de respectabilisation mise en place par le RN notamment depuis son entrée en nombre à l’Assemblée nationale.
Le climat d’opinion prévalant ces derniers mois a également alimenté la montée des eaux bleu marine. Alors qu’en 2019, la sécurité et la lutte contre la délinquance n’arrivait qu’en 9e position des sujets ayant le plus compté dans le vote, elle s’est placée cette année en 3e position avec un score de 64% de réponse « a joué un rôle déterminant dans mon vote », contre seulement 51% il y a cinq ans3Inversement, l’item de « la protection de l’environnement et de la lutte contre le dérèglement climatique » est passé de la 6e à la 10e place (de 56% à 46% de citations), cette moindre sensibilité à cet enjeu éclairant sans doute en partie la contreperformance de la liste des Écologistes cette année.. On retrouve juste derrière, en 4e position, la lutte contre l’immigration clandestine, autre sujet de prédilection du RN et de son électorat.
Quand on analyse les résultats du sondage Ifop/Fiducial réalisé le jour du vote, les spécificités de cet électorat apparaissent d’ailleurs très clairement par rapport au reste de la population. 89% des électeurs RN déclarent ainsi que la lutte contre l’immigration clandestine a joué un rôle déterminant dans leur vote (+30 points par rapport à l’ensemble des votants), 88% pour ce qui est de la sécurité/la lutte contre la délinquance (+24 points par rapport à l’ensemble des votants) et 70% en ce qui concerne le relèvement des salaires et du pouvoir d’achat (+13 points), comme l’avait exprimé par exemple Colombe, cette sympathisante frontiste perpignanaise dont l’interview filmée avait fait le buzz sur les réseaux sociaux pendant la campagne.
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Au terme de cette nouvelle montée des eaux bleu marine, le vote RN atteint aujourd’hui des niveaux stratosphériques dans toute une partie du territoire. À l’exception des grandes aires urbaines, des confins de l’Alsace à la Sarthe et de l’Indre au Pas-de-Calais, dans une grosse vingtaine de départements contigus, le score de cette liste atteint ou dépasse désormais la barre des 40%. C’est le cas également sur tout le pourtour méditerranéen et la vallée du Rhône, dans la grande périphérie lyonnaise (Nord-Isère, Ain, Bresse, Loire) ou bien encore dans la basse vallée de la Garonne jusqu’au Blayais et au Médoc. Quand une force politique parvient, à elle seule, à atteindre le seuil de 40%, voire à le dépasser, cela signifie que sa vision du monde et le diagnostic qu’elle porte sur l’état du pays ont très massivement infusé et que c’est son idéologie qui imprègne le sens commun partagé par la population du territoire en question. À l’atelier, à la machine à café au bureau, devant l’école en attendant les enfants, dans les vestiaires des clubs de sport amateurs ou dans les repas de famille, les propos qui sont échangés et qui circulent quotidiennement portent la marque de cette idéologie. Sentant que leurs convictions sont partagées, les individus n’hésitent pas (ou plus) à dire qu’ils votent « Marine » ou « Jordan ». Le fait qu’on appelle ces candidats par leur prénom indique qu’ils ont été adoptés et qu’ils font presque partie de la famille. À force de baigner dans cette atmosphère et dans cette idéologie devenue dominante, une partie des électeurs qui historiquement n’étaient pas frontistes finissent par adopter les positions du groupe et par choisir le bulletin RN. C’est ce que les politistes britanniques appellent le « friends and neighboor’s effect ». Une fois qu’un parti politique est parvenu à s’ancrer aussi profondément et largement dans une population, il est difficile de faire refluer son audience. Cela fait maintenant quarante ans que le FN réalisa sa première percée lors des élections européennes de 1984. Dans ses fiefs historiques, son idéologie n’a cessé de gagner du terrain du fait du « friends and neighboor’s effect ». Elle s’est également perpétuée d’une génération à l’autre dans les familles. Les électeurs de la génération Bardella sont les enfants ou les petits-enfants des premiers électeurs frontistes des années 1980. Au terme de ce long processus de sédimentation et d’incrustation en profondeur dans le tissu social local, le vote RN a atteint le 9 juin dernier des niveaux spectaculaires, par exemple à Bédarrides dans le Vaucluse (58,4%), au Barcarès dans les Pyrénées-Orientales (56,8%), à Tergnier dans l’Aisne (55,1%), à Stiring-Wendel en Moselle (53,7%), à Noyelles-Godault dans le Pas-de-Calais (53,1%), au Muy dans le Var (52,5%) ou bien encore à Lesparre-Médoc en Gironde (49,8%) ou à Castelsarrasin dans le Tarn-et-Garonne (46,9%).
Des pans entiers du territoire national vivent ainsi à des années-lumière du climat d’opinion qui prévaut dans la capitale et dans les principales métropoles régionales, qui demeurent hermétiques au vote RN. Jordan Bardella n’a rassemblé que 8,5% des voix à Paris, 9,4% à Rennes, 11,1% à Nantes ou bien encore 12,8% à Bordeaux.
Cette opposition entre une France périphérique et les métropoles, qui s’est cristallisée avec une ampleur spectaculaire dans les urnes, renvoie en partie à des clivages sociologiques. Les scores de la liste Bardella parmi les artisans et commerçants (39%) et les ouvriers et employés (45%) laissent à penser que le RN a désormais atteint une forme d’hégémonie idéologique dans ces milieux, or ces groupes sociaux sont surreprésentés dans ces territoires. À l’inverse, bien qu’ayant progressé, l’audience du RN demeure nettement plus limitée (18%) parmi les cadres et professions intellectuelles, qui donnent le « la » dans les métropoles et qui ont voté à 40% pour des listes de gauche et à 17% pour la liste Hayer.
Mais derrière ce clivage de classes, ce sont également des modes de vie et des rapports au monde qui diffèrent. En évoquant régulièrement le remplacement des voitures thermiques par de coûteux véhicules électriques, Jordan Bardella s’adressait prioritairement au « peuple de la route », à savoir ces Français des petites villes et des zones rurales dont le mode de vie est, contrairement à celui des habitants des grandes métropoles, organisé autour de la voiture, dont ils dépendent au quotidien. D’après le sondage Ifop-Fiducial réalisé le jour du vote, « l’évolution du prix des carburants et de l’énergie » a constitué un enjeu déterminant dans le vote de 58% des habitants des zones rurales et des agglomérations petites et moyennes, contre 45% pour les électeurs vivant dans des agglomérations de plus de 100 000 habitants ou en région parisienne. Et dans l’électorat bardelliste, le score de cet item atteint 68%, soit le niveau le plus élevé de tous les électorats et de 16 points supérieur à la moyenne de l’ensemble des votants.
La façon de se représenter le pays et le monde diffère également entre ces deux France qui, par exemple, ne regardent pas les mêmes chaînes de télévision. D’après un sondage Ifop/Marianne, les téléspectateurs du JT de TF1 ont ainsi voté à 44% pour la liste Bardella, contre seulement 16% pour Hayer et 7% pour Glucksmann. Résultats totalement inversés parmi les téléspectateurs du JT de France 2 : 26% pour Glucksmann et 23% pour Hayer contre seulement 15% pour Bardella. Même constat concernant les stations de radio : 43% pour Bardella parmi les auditeurs réguliers de RMC (versus 23% pour le total Glucksmann + Hayer), chiffres à mettre en regard avec les 6% pour Bardella parmi les fidèles de France Inter, qui ont voté à 49% pour Glucksmann ou Hayer. Ces deux Frances évoluent dans des univers culturels parallèles4Étienne Campion, « JT de TF1 contre France 2, RN contre macronistes : Jérôme Fourquet décrypte le vote selon les habitudes médiatiques », Marianne, 14 juin 2024..
… et l’îlot central
Dans ce contexte de la montée des eaux bleu marine, le cœur de l’Île-de-France, à savoir sa partie la plus urbanisée, surnage encore, quand la plupart des communes rurales et péri-urbaines franciliennes ont placé Jordan Bardella loin devant. L’agglomération parisienne et les principales métropoles françaises constituent autant d’îlots isolés, à l’instar de Washington DC votant à seulement 7% pour Donald Trump en 2020 (pour une moyenne nationale de 47%)5District of Columbia, CNN Politics, 2020.. Et dans ce cœur de l’Île-de-France, un Yalta s’est opéré. La liste Hayer vire en tête dans les communes aisées des Hauts-de-Seine et des Yvelines, où elle a remplacé la droite traditionnelle, quand la liste Aubry conforte sa domination dans les banlieues populaires avec des scores impressionnants par exemple à La Courneuve (58,1%), Trappes (54,5%), Aubervilliers (48,4%) ou bien encore Grigny (44,1%). Du fait de son programme social et de sa dénonciation de l’islamophobie et des discriminations, Jean-Luc Mélenchon avait fait le plein du vote banlieusard à la présidentielle. Le même processus s’est rejoué aux européennes au cours desquelles le soutien inconditionnel à la cause palestinienne affiché par La France insoumise (LFI) est venu conforter ses positions dans ces quartiers et auprès des électeurs musulmans. D’après un sondage Ifop/La Croix, 62% d’entre eux ont voté pour la liste Aubry et le conflit israélo-palestinien a été l’enjeu le plus déterminant dans le vote de cet électorat, alors qu’il arrivait en dernière position dans l’ensemble du corps électoral6Arnaud Bevilacqua, « Européennes 2024 : les catholiques pratiquants ne font plus barrage à l’extrême droite », La Croix, 10 juin 2024..
Les listes arrivées en tête en Île-de-France et à Paris
Si l’on zoome encore davantage, la spécificité de l’îlot central par rapport au reste du pays apparaît encore de manière plus singulière en son cœur, Paris. La liste Glucksmann, qui ne s’est placée qu’en troisième position au niveau national, arrive en tête dans la capitale avec 22,9% des voix. Ce score est encore plus élevé dans certains arrondissements : 29,4% dans les 3e et 11e ou 29,2% dans le 10e par exemple. Du fait de la candidature Glucksmann, le vote LFI a reflué géographiquement et n’est plus dominant que sur les pourtours de la capitale, dans les quartiers d’habitat social qui avaient été implantés en bordure du périphérique, ainsi qu’à la Goutte-d’or et Belleville. Dans les beaux quartiers centraux de la capitale, la liste macroniste arrive première, François-Xavier Bellamy ne sauvegardant pour la droite que le vieux bastion du 16e arrondissement.
Un focus sur une autre commune d’Île-de-France, Sarcelles, permet de mettre à jour d’autres lignes de fracture. Comme ailleurs, les quartiers populaires et de grands ensembles du sud de Sarcelles ont massivement voté pour la liste de Manon Aubry avec des scores atteignant souvent 50%, voire 60%. La plupart des quartiers pavillonnaires, situés dans la partie nord de la ville, ont en revanche, opté prioritairement pour la liste Bardella. Les bureaux de vote correspondant aux quartiers qu’on appelle localement « La petite Jérusalem » ont, quant à eux, voté préférentiellement pour liste Reconquête !, tout comme ils avaient placé Éric Zemmour en tête lors de l’élection présidentielle de 2022. La polarisation de l’archipel sarcellois a manifestement encore été accentuée par les échos du conflit israélo-palestinien7Compte-tenu du contexte très tendu, un débat entre Éric Zemmour et l’ancien maire de la commune, François Pupponi, fut annulé à Sarcelles au mois de mars 2024..
Les deux gauches
Le match assez musclé qui a opposé les listes Glucksmann et Aubry a viré à l’avantage de la première (13,8%) sur la seconde (9,9%). Cet ordre d’arrivée s’est manifesté sur quasiment tout le territoire national, comme le montre la carte suivante. Raphaël Glucksmann a particulièrement creusé l’écart dans les vieux fiefs socialistes du Sud-Ouest : Landes, Gers, Hautes-Pyrénées, mais aussi par exemple en Corrèze, ancienne terre d’élection de François Hollande. La mobilisation locale de l’appareil militant socialiste a pesé en faveur de cette liste. Même phénomène dans les couronnes péri-urbaines de Rennes, Nantes, Caen, Angers, Niort, Poitiers ou Bordeaux, qui comptent encore bon nombre de maires socialistes et dans lesquelles des classes moyennes et supérieures sont nombreuses. L’avance est en revanche moins nette dans les Hauts-de-France, où la liste Aubry devance légèrement sa concurrente dans une partie de l’ancien bassin minier. Cette avance de LFI s’observe également dans d’autres terres marquées historiquement par l’industrie : le sillon mosellan ou le pourtour de l’étang de Berre, par exemple. S’appuyant sur le vote des quartiers populaires, cette liste domine enfin plus nettement encore dans toute une partie de l’Île-de-France, à Marseille et dans une partie de la banlieue lyonnaise.
La situation est ainsi contrastée et les rapports de forces variables au sein de la France urbaine, dans laquelle les deux listes obtiennent de bons résultats. Si la liste Glucksmann s’impose largement à Paris et dans des grandes villes de l’Ouest (Nantes, Rennes, Bordeaux), les résultats sont plus serrés voire tournent à l’avantage des Insoumis dans la moitié est et dans le sud de la France (Lille, Strasbourg, Marseille, Montpellier).
Scores des listes Aubry et Glucksmann dans différentes villes
Villes | % R. Glucksmann | % M. Aubry | Écart Glucksmann/Aubry |
Rennes | 24,9% | 17,9% | +7 pts |
Nantes | 23,8% | 15,4% | +8,4 pts |
Paris | 22,9% | 16,8% | +6,1 pts |
Bordeaux | 22% | 13,2% | +8,8 pts |
Toulouse | 21,4% | 19,7% | +1,7 pts |
Grenoble | 21,2% | 21,9% | -0,7 pts |
Montpellier | 19,6% | 24,2% | -4,6 pts |
Lyon | 18,8% | 17,2% | +1,6 pts |
Strasbourg | 18,2% | 21,3% | -3,1 pts |
Lille | 17,5% | 25,9% | -8,4 pts |
Marseille | 11,5% | 21,5% | -10 pts |
Cette opposition entre les deux gauches s’est également jouée sur le plan générationnel. Si, comme le montre le tableau ci-dessous, la liste Glucksmann a creusé l’écart dans l’électorat âgé de plus de 50 ans, les deux listes font jeu égal parmi les 35-49 ans, mais Manon Aubry a clairement pris l’ascendant dans la jeunesse de gauche. Cette opposition générationnelle se retrouve dans certaines familles de gauche, on citera l’exemple de Daniel Guiraud, élu local socialiste de Seine-Saint-Denis qui figurait sur la liste Glucksmann, quand son fils, David, député LFI, soutenait la liste Aubry.
Scores des listes Aubry et Glucksmann par tranches d’âge
% M. Aubry | % R. Glucksmann | Écart Glucksmann/Aubry | |
18-24 ans | 25% | 7% | -18 pts |
25-34 ans | 18% | 13% | -5 pts |
35-49 ans | 10% | 11% | +1 pt |
50-64 ans | 7% | 14% | +7 pts |
65 ans et plus | 4% | 18% | +14 pts |
Il existe traditionnellement à gauche une prime à la radicalité dans la jeunesse, mais ce phénomène est sans doute amplifié aujourd’hui. En effet, la marque Parti socialiste (PS) est encore identifiée par les plus de 35 ans, mais la génération montante a été socialisée politiquement dans une France dans laquelle le PS était en perte de vitesse, voire marginalisé. Ces résultats illustrent par ailleurs la diffusion du néo-féminisme et d’une pensée de gauche radicale dans toute une partie de la jeunesse étudiante contemporaine, et notamment parmi les jeunes femmes. Manon Aubry recueille ainsi 23% des suffrages des femmes de moins de 35 ans contre 8% seulement pour Raphaël Glucksmann, l’écart étant beaucoup plus serré parmi les hommes de cette génération : 18% contre 14%.
Les deux listes se sont donc appuyées sur des sociologies et des géographies spécifiques, mais elles ont également mobilisé des électorats aux sensibilités et aux priorités différentes. Si, comme l’indique le tableau suivant, les deux électorats de gauche se retrouvaient sur la priorité à accorder à la protection de l’environnement et à la sauvegarde des services publics, les préoccupations divergeaient par ailleurs. En écho à la nature moins favorisée de l’électorat Aubry, ce dernier s’est montré beaucoup plus sensible à la question du pouvoir d’achat et de la lutte contre le chômage, quand l’électorat Glucksmann, plus à l’aise socialement, a accordé une importance nettement plus grande à la construction européenne que les soutiens de Manon Aubry. Chez ces derniers, parmi lesquels les personnes issues de l’immigration étaient nombreuses, la lutte contre le racisme et les discriminations a joué un rôle déterminant dans le choix de cette liste, tout comme le conflit israélo-palestinien, alors que les électeurs Glucksmann se montraient plus préoccupés par la guerre en Ukraine.
Le caractère déterminant des différents enjeux sur le vote des électorats Aubry et Glucksmann
Enjeux | Électeurs de M. Aubry | Électeurs de R. Glucksmann |
Le relèvement des salaires et du pouvoir d’achat | 75% | 44% |
La lutte contre le racisme et les discriminations | 69% | 49% |
La protection de l’environnement, la lutte contre le dérèglement climatique | 62% | 60% |
La sauvegarde des services publics | 59% | 55% |
Le conflit israélo-palestinien | 56% | 25% |
La lutte contre le chômage | 55% | 35% |
La construction européenne | 38% | 63% |
La guerre en Ukraine | 32% | 49% |
Les môles de résistance macroniste
Avec un score de 14,6% des voix, la liste emmenée par Valérie Hayer accuse un recul de près de 10 points par rapport à l’étiage de 2019 (22,6% pour la liste LREM et 2,4% pour l’UDI, qui a fait cette année liste commune avec Ensemble). Ce dévissage a été généralisé, mais il a été encore plus marqué dans les groupes sociaux qui constituaient les gros bataillons de l’électorat macroniste, à savoir les cadres et professions intellectuelles et les retraités, comme le montre le tableau suivant.
Évolution du score des listes macronistes entre 2019 et 2024
2019 (LREM + UDI) | 2024 | Évolution | |
Retraités | 36% | 23% | -13 pts |
CSP+ | 33% | 17% | -16 pts |
Professions intermédiaires | 21% | 14% | -7 pts |
Employés et ouvriers | 14% | 7% | -7 pts |
Ensemble | 25% | 14,6% | -10,4 pts |
L’assise du parti présidentiel, qui était déjà réduite dans les milieux populaires en 2019 (14%), y est désormais quasiment inexistante (7%). L’inflation sur les dépenses contraintes (alimentation et énergie), le recul de l’âge de départ à la retraite, tout comme la dégradation de la situation sécuritaire ont encore un peu plus éloigné les employés et ouvriers du macronisme.
Sur le plan géographique, la carte fait ressortir différents points d’appui, dans lesquels le macronisme pèse encore électoralement. C’est le cas principalement des grandes villes : Paris, Nantes, Bordeaux, Toulouse, Lyon, Nancy, Reims ou bien encore Lille. Un autre môle de résistance ressort également sur la carte : la zone que les géographes appellent la « dorsale de l’Ouest intérieur » et qui court du sud de la Manche à la Vendée en passant par la Mayenne et l’ouest du Maine-et-Loire. Nous sommes ici dans de vieilles terres démocrates-chrétiennes, historiquement attachées à la construction européenne et ayant développé un dynamique tissu de petites et moyennes entreprises (PME) qui assurent le plein emploi. Le choix de la Mayennaise Valérie Hayer pour mener la liste ne doit sans doute rien au hasard. Dans un scrutin qui s’annonçait compliqué, il était impératif de faire le plein des voix dans ce bastion de l’Ouest. D’autres terroirs ont également continué de voter assez significativement pour le parti présidentiel : l’Aveyron, lui aussi de tradition démocrate-chrétienne, mais symbolisant ce qu’Emmanuel Macron avait nommé la « ruralité heureuse », à savoir ces campagnes du Sud-Ouest où il fait bon vivre et qui bénéficient de la manne touristique.
Une autre manne, celle du vin, se déverse sur les vignobles bourguignon, champenois et alsacien qui ressortent également sur la carte, tout comme les hauts lieux de la « France triple A8Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux. Économie, paysages, nouveaux modes de vie, Paris, Seuil, 2021. » à forte valeur touristique et résidentielle : Luberon, stations de ski alpines et littoraux prisés : Arcachon, golfe du Morbihan, Deauville ou Le Touquet par exemple. Mais une fois sorti de ces enclaves heureuses, la sanction électorale a été très lourde pour le camp présidentiel, et c’est cette perte d’adhérence avec une grande partie du pays qui a poussé Emmanuel Macron à dissoudre l’Assemblée nationale.
Le derby des droites
Face à la nouvelle poussée du RN, l’espace des droites a été mis sous pression et la liste emmenée par François-Xavier Bellamy n’a rassemblé que 7,3% des suffrages, soit un score proche de la liste de Reconquête ! (5,5%). Si les scores des deux listes sont assez voisins, leur géographie diffère. La liste LR mène au score dans ce derby droitier sur la majorité du territoire, notamment au nord d’une ligne Bordeaux-Montpellier-Gap. La domination est plus forte encore dans les bastions de la droite classique dans lesquels LR dispose encore de députés : Cantal, Lorraine, Doubs (où est élue Annie Genevard). La liste conduite par Marion Maréchal s’impose dans la France du Sud : vallée de la Garonne, littoral méditerranéen, Vaucluse, Corse.
Lors de l’élection présidentielle de 2022, Éric Zemmour avait déjà réalisé ses meilleurs résultats dans le sud de la France, où le zemmourisme a manifestement trouvé un électorat de droite radicalisé, qui oscillait habituellement entre LR et le RN, RN très présent dans cette région. Dans le processus de recomposition des droites en train de s’écrire sous nos yeux, cette dimension géographique est importante. Nous avions déjà mis en lumière, il y a une dizaine d’années, l’existence d’un FN du Nord, à dimension plus sociale, et d’un FN du Sud, à dimension identitaire. Aux élections européennes comme à la présidentielle, Reconquête ! a plus parlé au FN du Sud qu’à celui du Nord9La liste Maréchal devance la liste LR dans les bastions RN des bassins miniers du Nord-Pas-de-Calais et mosellan, mais avec une avance bien moindre que dans le sud de la France.. Mais il a également capté une frange de l’électorat de droite dans les départements méridionaux et ce n’est pas par hasard si le dirigeant des LR qui a signé un accord avec le RN, Éric Ciotti, soit un élu des Alpes-Maritimes.
Un survote pour l’Alliance rurale dans les campagnes du Sud-Ouest et dans certaines zones de chasse
Avec 2,35% des voix, la liste de l’Alliance rurale emmenée par Jean Lassalle et Willy Schraen talonne à un peu plus de 1000 voix seulement la liste du Parti communiste (PCF). Comme lors de la candidature de Jean Lassalle à l’élection présidentielle de 2022, la géographie du vote pour cette liste est marquée géographiquement. Un effet de fief est très perceptible avec un vote qui décline depuis les montagnes du Béarn dans lesquelles Jean Lassalle est implanté. Mais par-delà cet effet de fief, on voit comment, comme en 2022, cette offre politique a rencontré un certain écho au sud d’une très vieille frontière, celle des pays d’Oc. Dans les campagnes d’Aveyron, du Gers ou de Dordogne, les scores sont assez significatifs. Les zones urbanisées de la France méridionale (agglomérations toulousaine et bordelaise, littoral méditerranéen et couloir rhodanien) sont en revanche restées assez réfractaires.
Le message de défense de la ruralité a moins bien fonctionné dans la moitié nord du pays, même si des scores assez significatifs s’observent dans le Centre-Bretagne ou dans les zones rurales de la Meuse ou de Côte d’Or par exemple.
À la composante occitane et méridionale de ce vote est venue s’adjoindre une prime dans certaines zones de chasse, mobilisation rendue possible par la présence Willy Schraen, président de la Fédération nationale des chasseurs. C’est très net dans les campagnes du Pas-de-Calais (où vit Willy Schraen) et dans la baie de Somme voisine, tout comme dans la baie d’Isigny en Normandie ou dans les marais de Charente-Maritime, terroirs de chasse aux gibiers d’eau où Chasse, pêche, nature et traditions (CPNT) faisaient jadis des scores importants. Mais au global, la liste de l’Alliance rurale n’est pas parvenue à réitérer la performance de CPNT aux européennes de 1999 (6,7%), une bonne partie de la contestation rurale s’exprimant aujourd’hui par le vote RN.
- 1Dans le quartier de la Monnaie à Romans-sur-Isère, quartier sensible dont sont originaires certains des auteurs présumés du drame, la liste Aubry atteint 52% dans un bureau de vote et 31% dans un autre, pour une moyenne de 13,9% sur l’ensemble de la ville.
- 2Le terme « mates » (qui signifie mauvaises herbes en catalan) est le surnom donné aux néo-ruraux dans cette région.
- 3Inversement, l’item de « la protection de l’environnement et de la lutte contre le dérèglement climatique » est passé de la 6e à la 10e place (de 56% à 46% de citations), cette moindre sensibilité à cet enjeu éclairant sans doute en partie la contreperformance de la liste des Écologistes cette année.
- 4Étienne Campion, « JT de TF1 contre France 2, RN contre macronistes : Jérôme Fourquet décrypte le vote selon les habitudes médiatiques », Marianne, 14 juin 2024.
- 5District of Columbia, CNN Politics, 2020.
- 6Arnaud Bevilacqua, « Européennes 2024 : les catholiques pratiquants ne font plus barrage à l’extrême droite », La Croix, 10 juin 2024.
- 7Compte-tenu du contexte très tendu, un débat entre Éric Zemmour et l’ancien maire de la commune, François Pupponi, fut annulé à Sarcelles au mois de mars 2024.
- 8Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux. Économie, paysages, nouveaux modes de vie, Paris, Seuil, 2021.
- 9La liste Maréchal devance la liste LR dans les bastions RN des bassins miniers du Nord-Pas-de-Calais et mosellan, mais avec une avance bien moindre que dans le sud de la France.