En dépit des difficultés économiques et des défis humanitaires liés au séisme de février 2023, le président turc est arrivé en tête du premier tour de l’élection présidentielle le 14 mai dernier face à Kemal Kılıçdaroğlu. L’opposition continue de se mobiliser ces derniers jours pour tenter de battre Recep Tayyip Erdoğan lors du second tour qui se tiendra le 28 mai prochain. Max-Valentin Robert, chercheur en sciences politiques à l’Université de Nottingham, analyse les tendances électorales qui se sont manifestées lors du premier tour et les dynamiques que celles-ci esquissent pour le résultat du scrutin.
Le 14 mai dernier, Recep Tayyip Erdoğan créa la surprise chez les observateurs internationaux en frôlant de peu la victoire dès le premier tour (49,5% des suffrages exprimés) face à son rival principal, Kemal Kılıçdaroğlu (44,9%). Si le président sortant parvint à remonter dans les intentions de vote au cours des derniers jours de campagne, il n’en demeure pas moins que ce résultat contredit la majorité des enquêtes d’opinion, qui tendaient à pronostiquer la situation inverse : à titre d’exemple, le dernier sondage publié par l’institut Konda prévoyait que le leader kémaliste serait en tête avec 49,3%, loin devant le dirigeant islamo-conservateur (43,7%). Ce résultat peut sembler d’autant plus surprenant eu égard à la longévité du pouvoir exercé par l’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi – Parti de la justice et du développement1Droite islamo-conservatrice.) : bien qu’aux affaires depuis 2003 (en tant que Premier ministre, puis en tant que président de la République à partir de 2014), son leader Recep Tayyip Erdoğan ne semble guère souffrir de l’usure du pouvoir, y compris dans un contexte marqué par les difficultés économiques et les défis humanitaires causés par le séisme du 6 février 2023. Quelles tendances électorales se sont donc manifestées au soir de ce premier tour ? En quoi ces dynamiques esquissent-elles ce que pourrait être l’issue de ce scrutin (dont le second tour aura lieu le 28 mai prochain) ?
Un premier tour en demi-teinte pour Kılıçdaroğlu
La désignation du candidat à l’élection présidentielle fut l’objet d’un vif débat au sein de la « Table des Six » – la principale coalition de partis d’opposition, dont les deux acteurs les plus importants sont le Parti républicain du peuple (Cumhuriyet Halk Partisi – CHP2Centre-gauche kémaliste.) et le Bon Parti (İyi Parti3Droite nationaliste.) – en raison de deux impératifs stratégiques qui se faisaient face : comment rassurer à la fois l’électorat national-républicain et le vote kurde ? Le choix de Kemal Kılıçdaroğlu (président général du CHP depuis 2010) fut alors justifié en interne par la volonté de s’assurer le retrait bienveillant du Parti démocratique des peuples (Halkların Demokratik Partisi – HDP4Gauche kurdiste.) pour l’élection présidentielle – l’autre candidat potentiel (Mansur Yavaş, maire d’Ankara depuis 2019) présentant un profil moins rassurant pour l’électorat kurde, du fait de son passé militant au sein de la droite nationaliste.
De ce point de vue, l’objectif que s’était fixé la Table des Six semble avoir été atteint, eu égard aux résultats obtenus par Kemal Kılıçdaroğlu dans les provinces kurdophones du Sud-Est : en l’absence de candidat HDP à la présidentielle, l’électorat kurde paraît s’être majoritairement reporté sur le leader kémaliste. À l’exception de la province de Bingöl (connue pour être un fief erdoğanien), Kemal Kılıçdaroğlu est parvenu en tête dans l’ensemble des localités kurdes : 50,9% des suffrages exprimés se sont reportés sur le candidat de la Table des Six à Bitlis, 56,3% à Siirt, 58,9% à Muş, 62,3% à Van, 65,8% à Ağrı, 66,1% à Mardin, 67,6% à Batman, 72% à Diyarbakır, 72,3% à Hakkari et 75,8% à Şırnak. Or, ce résultat n’était pas gagné d’avance du fait de la relation habituellement compliquée entre l’électorat kurde et le CHP, dont l’idéologie s’inscrit traditionnellement dans un référentiel national-républicain, voire assimilationniste. En outre, l’identité alévie5L’alévisme est un courant hétérodoxe de l’islam présent en Turquie, dont les croyances et les pratiques incluent des éléments d’origine chiite et chamanique. Pour plus de renseignements, se référer à Elise Massicard, L’autre Turquie. Le mouvement aléviste et ses territoires, Paris, Presses universitaires de France (coll. « Proche-Orient »), 2005. Voir aussi Benoît Fliche, « ‘’Narcissisme de la petite différence’’ et intolérances religieuses. Le cas des alévis et des sunnites en Anatolie centrale », dans Gilles Dorronsoro, Olivier Grojean (dir.), Identités et politique. De la différenciation culturelle au conflit, Paris, Presses de Sciences Po (coll. « Monde et sociétés »), 2014, pp. 145-173. de Kemal Kılıçdaroğlu aurait pu constituer un handicap auprès de l’électorat sunnite local, et donc alimenter le vote en faveur du président sortant. Pourtant, tel n’a pas été le cas : bien que bénéficiant du soutien du Parti de la libre cause (Hür Dava Partisi – Hüda Par6Islamiste radical et pro-kurde.), Recep Tayyip Erdoğan n’a enregistré que de modestes progressions à Van (+0,1 point), Şırnak (+0,2), Muş (+0,7) et Hakkari (+1,8). De plus, le président sortant stagne à Ağrı et recule même légèrement à Batman (-0,5), Diyarbakır (-0,9), Siirt (-1,4), Bingöl (-1,6), Mardin (-2,1) et Bitlis (-3,9). Ni le kémalisme de Kemal Kılıçdaroğlu ni son identité confessionnelle ne semblent donc avoir constitué de repoussoirs pour l’électorat kurde sunnite.
En revanche, nous pouvons constater que le candidat de la Table des Six a réalisé une relative contre-performance dans les fiefs habituels du Parti républicain du peuple. Nous avons choisi ici de nous centrer sur les quatre provinces où le CHP obtint des scores supérieurs à 40% des suffrages exprimés durant les précédentes législatives : Edirne, İzmir, Kırklareli et Muğla. Or, nous constatons que Kemal Kılıçdaroğlu obtient systématiquement des résultats inférieurs aux scores cumulés de tous les candidats d’opposition à la présidentielle de 2018 – Muharrem İnce, Meral Akşener, Selahattin Demirtaş et Temel Karamollaoğlu, dont les partis respectifs sont actuellement ou bien membres de la Table des Six, ou bien en est le partenaire officieux dans le cas du HDP. Tandis que les scores cumulés des candidats susmentionnés rassemblaient 68,2% des suffrages exprimés à Edirne en 2018, Kemal Kılıçdaroğlu n’en recueille que 63,5% cette année (soit 4,7 points de moins). De même, alors que l’ensemble de l’opposition réunissait 66,7% des voix à Izmir en 2018, le président général du CHP n’en reçoit que 63,3% en 2023 (soit une perte de 3,4 points). À Kırklareli, les candidats d’opposition totalisaient 69,8% des votes en 2018, contre seulement 65% pour Kemal Kılıçdaroğlu (4,8 points de moins). Enfin, à Muğla, l’opposition cumulait 67,4% des voix en 2018, tandis que le leader kémaliste n’en recueille que 62,9% (4,5 points de moins).
Ces reculs pourraient sembler modestes, ils n’en demeurent pas moins significatifs dans un climat de dégradation de la situation sociale, ainsi que dans un contexte où, pour l’électorat d’opposition, la victoire semblait « à portée de main ». Ce relatif décrochage dans les fiefs du Parti républicain du peuple pourrait être interprété comme la manifestation d’une défiance chez une fraction des électeurs kémalistes, à l’encontre de la personnalité même du candidat désigné : à la tête du CHP depuis treize ans, Kemal Kılıçdaroğlu ne capitalise pas sur l’attrait de la nouveauté comme peuvent en bénéficier les maires respectifs d’Istanbul et Ankara, Ekrem İmamoğlu et Mansur Yavaş, un temps pressentis pour être les candidats de la Table des Six à l’élection présidentielle. À cet égard, il est significatif de relever que, bien qu’arrivé en tête dans ces deux provinces, Kemal Kılıçdaroğlu se trouve être talonné par Recep Tayyip Erdoğan : certes, le président sortant n’y est plus majoritaire (ce qui était encore le cas cinq ans plus tôt), mais seulement 1,9 point le sépare de son rival kémaliste à Istanbul, et seulement 1,3 point à Ankara.
Erdoğan résiste, son parti dévisse
La dégradation de la valeur de la livre turque, les polémiques entourant la gestion gouvernementale des conséquences du tremblement de terre ou encore l’autoritarisme assumé de Recep Tayyip Erdoğan conduisaient nombre de commentateurs à pronostiquer une avance de Kemal Kılıçdaroğlu sur le président sortant, voire une défaite de ce dernier dès le premier tour. Or, tel n’a pas été le cas. À titre d’exemple, citons le cas des provinces ayant été les plus gravement touchées par le séisme : Kahramanmaraş, Hatay, Adıyaman et Malatya7« Turkey-Earthquake: Emergency Situation Report (06.04.2023) », ReliefWeb, 7 avril 2023.. À Kahramanmaraş, l’on a assisté à un recul modéré du vote Erdoğan (-2,3 points entre le scrutin présidentiel de 2018 et celui de 2023, soit 71,9% des suffrages exprimés pour le leader de l’AKP). De même, si Hatay a basculé en faveur de Kemal Kılıçdaroğlu, celui-ci n’arrive en tête que d’une courte avance (48,1% des voix) contre Recep Tayyip Erdoğan (48%), qui ne recule que de 0,5 point par rapport à son précédent résultat. Un recul aussi modéré s’est manifesté à Adıyaman, le président sortant enregistrant une baisse de seulement 1,2 point (et totalisant 66,2% des suffrages exprimés). Recep Tayyip Erdoğan a même vu son score légèrement augmenter à Malatya, progressant de 0,2 point (soit 69,4% des votes).
Plus généralement, si le dirigeant islamo-conservateur a bien enregistré un recul jusque dans ses fiefs habituels, il n’en demeure pas moins que ce déclin s’avère être modéré. Ainsi, à Yozgat, le résultat obtenu par Recep Tayyip Erdoğan n’a régressé que de 2,9 points entre la présidentielle de 2018 et celle de 2023. Un recul similaire a été enregistré à Sivas (perte de 2,8 points par rapport au précédent scrutin). En revanche, le recul du président sortant s’avère être plus visible dans d’autres fiefs de la droite religieuse : le dirigeant islamo-conservateur a décliné de 4,2 points à Rize, de 4,4 points à Çankırı, de 4,7 points à Aksaray, de 5,3 points à Konya et de 5,8 points à Sakarya. Toutefois, même dans les localités susmentionnées, Recep Tayyip Erdoğan continue de bénéficier d’une très confortable avance sur son rival kémaliste, et enregistre un score moyen de 70%.
Bien que le président sortant résiste, il n’en va pas de même pour sa formation, qui enregistre un recul plus net dans les urnes. En effet, si nous reprenons les six provinces précédemment évoquées, nous pouvons constater que, systématiquement, le Parti de la justice et du développement régresse plus intensément que son leader lui-même : ainsi, entre les élections législatives de 2018 et celles de 2023, l’AKP recule de 9,5 points à Yozgat, de 10,8 points à Sakarya, de 11,4 points à Rize et de 11,5 points à Konya. La même dynamique s’est manifestée à Aksaray et Sivas, puisque le parti présidentiel régresse de respectivement 12 et 14,1 points entre les deux scrutins. Enfin, à Çankırı, le mouvement erdoğanien va jusqu’à décliner de 16,5 points entre 2018 et 2023. Au niveau national, il s’agit du résultat le plus mauvais réalisé par le Parti de la justice et du développement à des législatives (35,6% des suffrages exprimés) depuis le scrutin de 2002, au cours duquel la formation islamo-conservatrice était parvenue au pouvoir en réunissant 34,3% des voix. D’ailleurs, lors de la dernière réunion du Bureau exécutif central (Merkez Yürütme Kurulu – MYK) de l’AKP, Recep Tayyip Erdoğan aurait vertement critiqué la stratégie adoptée durant les législatives : « Alors que l’AKP aurait pu obtenir plus de députés, des erreurs ont été commises concernant la liste des candidats à la députation : c’est pourquoi dans plusieurs provinces, les candidats n’ont pas été acceptés par les citoyens »8Cité dans Selda Güneysu, « Erdoğan’ın, AKP oylarının yüzde 42’den 35’e düşmesine sinirlendiği iddia edildi: Partisini fırçaladı », Cumhuriyet, 17 mai 2023.. Le président sortant aurait également déclaré que « Durant la campagne, beaucoup plus aurait dû être fait sur le terrain »9Cité dans Ibid.. Cette contre-performance aux législatives pour le mouvement erdoğanien renforce sa dépendance à l’égard de son principal partenaire de coalition, situé à l’extrême droite de l’échiquier politique : le Parti d’action nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi – MHP).
Une droite nationaliste au cœur du jeu électoral
À l’inverse de son partenaire islamo-conservateur (qui enregistra une baisse de sept points par rapport aux précédentes législatives), le Parti d’action nationaliste parvint à résister lors des élections du 14 mai, ne perdant qu’un point en comparaison du scrutin de 2018. Un résultat d’autant plus surprenant que le parti de Devlet Bahçeli subissait la concurrence de deux formations alternatives au sein de la droite nationaliste : le Bon Parti précédemment évoqué, mais aussi un nouveau venu sur la scène politique, le Parti de la victoire (Zafer Partisi – ZP10Turciste et anti-immigration.), fondé en août 2021 par Ümit Özdağ (anciennement membre du MHP puis du Bon Parti). Or, bien qu’obtenant respectivement 9,7 et 2,2% des suffrages exprimés lors des élections du 14 mai, ces deux formations ne sont pas parvenues à ébranler la solidité du vote MHP. Jusque dans les fiefs du Parti d’action nationaliste (soit les provinces où cette formation recueillit plus de 20% des suffrages exprimés durant les législatives de 2018), nous pouvons d’ailleurs constater l’absence d’influence de cette concurrence sur les scores obtenus par le MHP. Certaines localités ont même été le théâtre de progressions conjointes du Bon Parti et du MHP. À Aksaray, ce dernier parvient à progresser de 0,5 point par rapport aux précédentes législatives, malgré le très bon score obtenu localement par le Bon Parti (24,7%), lui-même en forte augmentation par rapport à son résultat de 2018 (+14,2 points). De même, le mouvement de Devlet Bahçeli gagna 1,7 point à Niğde, en dépit de la relative performance locale du Bon Parti (12,2%, un score d’ailleurs en légère hausse : +0,4 point). Ce phénomène se manifesta encore plus vivement à Gümüşhane : le MHP progressa de 5,8 points, malgré le résultat franchement honorable obtenu par le Bon Parti (18,3%), également en progression (+7 points).
Cette résistance du MHP – malgré un contexte de forte concurrence au sein de la droite nationaliste – peut s’expliquer par un afflux de voix venues d’anciens électeurs de l’AKP, souhaitant envoyer un « signal » à leur parti d’origine tout en refusant de se rallier à l’opposition. En effet, si l’on se centre de nouveau sur les fiefs du Parti d’action nationaliste, nous pouvons constater que les deux localités où le MHP enregistra sa plus forte progression – Gümüşhane et Kilis – furent également le théâtre d’un affaiblissement du soutien au Parti de la justice et du développement par rapport au scrutin de 2018. Ainsi, alors que les nationalistes connurent une forte progression à Gümüşhane, leurs alliés islamo-conservateurs virent leur poids électoral diminuer de 9,1 points. L’AKP recula également de 11,1 points à Kilis, tandis que le MHP enregistra une hausse de 6,5 points.
Le scrutin présidentiel fut lui aussi marqué par la présence de la droite nationaliste, indépendamment des deux blocs qui se faisaient face derrière les candidatures de Recep Tayyip Erdoğan (l’Alliance du peuple – Cumhur İttifakı) et de Kemal Kılıçdaroğlu (l’Alliance de la Nation – Millet İttifakı). Une troisième coalition – l’Alliance ancestrale (Ata İttifakı) – réunissait quatre petites formations nationalistes (dont le Parti de la victoire précédemment évoqué) pour soutenir la candidature de Sinan Oğan, qui rassembla 5,1% des voix au premier tour. Celui-ci fit campagne autour de deux thématiques principales : le rejet de l’immigration syrienne et le refus de toute concession aux revendications émanant des milieux pro-kurdes. Cet ancien membre du MHP renvoya également dos à dos l’Alliance du peuple et l’Alliance de la Nation, en les accusant de partager une commune complaisance à l’égard de la mouvance kurdiste : une telle stratégie visait donc à récupérer un électorat nationaliste se sentant négligé par les deux principaux blocs.
Le 22 mai, Sinan Oğan annonça son ralliement à Recep Tayyip Erdoğan pour le second tour. Ce choix pourrait sembler surprenant de prime abord, eu égard aux désaccords programmatiques qui s’étaient manifestés entre le leader islamo-conservateur et l’ancien candidat de l’Alliance ancestrale. En effet, parmi les quatre conditions que Sinan Oğan avait posé pour bénéficier de son soutien11Umut Erdem, « Seçimin kilit ismi Sinan Oğan’ın olmazsa olmaz 5 şartı », Hürriyet, 16 mai 2023., étaient mentionnées la lutte contre l’inflation – une critique explicitement adressée à la politique économique poursuivie par Recep Tayyip Erdoğan – et la préservation des quatre premiers articles de la Constitution, ainsi que de son article 66 mentionnant la « turcité » – ce qui pouvait être interprété comme la manifestation d’une défiance à l’encontre de l’un des partenaires de l’AKP, le Hüda Par, qui entend remettre en cause la conception unitaire et laïque de l’État turc. De surcroît, le courant idéologique auquel se rattache Sinan Oğan – le nationalisme turciste et pantouraniste12Le pantouranisme est une idéologie politique prônant l’union des peuples turcophones. À l’inverse, la droite islamiste tend à favoriser traditionnellement une inscription de la Turquie au sein de la oumma. – est habituellement marqué par une certaine méfiance à l’égard de l’islam politique. Rappelons également qu’Oğan fit campagne pour le « non » lors du référendum de 2017 – initié par Erdoğan – sur la présidentialisation du régime turc. Toutefois, et au-delà des intérêts divers ayant poussé l’ancien membre du MHP à rejoindre le camp pro-gouvernemental, certains enseignements du premier tour ont pu inciter l’ex-candidat à conclure cette alliance : à l’exception d’Iğdır (dont Sinan Oğan fut député de 2011 à juin 2015), les provinces où le leader nationaliste enregistra ses meilleures performances – Bilecik, Karabük, Karaman et Kayseri – ont placé Recep Tayyip Erdoğan en tête du premier tour, ce qui pourrait laisser supposer une base sociologique commune entre les deux électorats. La décision de l’ancien candidat entraîna cependant une fracturation de l’Alliance Ancestrale, Ümit Özdağ ayant déclaré le jour même, sur son compte Twitter, que ce choix « ne représente ni n’engage le Parti de la victoire ». Puis, le 23 mai, Ümit Özdağ annonça une future déclaration conjointe avec Kemal Kılıçdaroğlu, pour le jour suivant. Ce dernier fit d’ailleurs des appels du pied à la droite nationaliste dès le 17 mai, à travers une vidéo publiée sur Twitter, dans laquelle le candidat kémaliste rappela (tout en adoptant une tonalité plus martiale qu’à l’ordinaire) son projet d’expulser les réfugiés syriens se trouvant actuellement sur le territoire turc.
Conclusion
Eu égard à la forte avance prise par Recep Tayyip Erdoğan dès le premier tour, les perspectives de victoire de Kemal Kılıçdaroğlu semblent assez faibles pour le 28 mai prochain. De surcroît, l’échec de l’Alliance de la Nation aux législatives pourrait démotiver les partisans de l’opposition pour le second tour, entraînant la démobilisation de cette fraction de l’électorat. Le camp anti-AKP doit aussi faire face à un défi majeur : comment fidéliser l’électorat du HDP tout en séduisant les anciens soutiens de l’Alliance ancestrale ? Comment satisfaire les nationalistes sans désespérer les électeurs kurdes ? Cette campagne d’entre-deux-tours constitue un réel défi pour l’opposition turque.
Concernant le camp pro-gouvernemental, celui-ci doit faire face à une configuration politique inédite : contrairement aux présidentielles précédentes (2014 et 2018), Recep Tayyip Erdoğan n’a pas été vainqueur dès le premier tour et, même s’il bénéficie d’une confortable avance, cette situation inédite constitue déjà un demi-revers pour le président sortant. De plus, le Parti de la justice et du développement a vu son assise électorale s’amoindrir pendant ces législatives, tandis que son partenaire (et rival) – le Parti d’action nationaliste – a résisté aux assauts conjoints du Bon Parti et du Parti de la victoire sur l’électorat de droite nationaliste. Ainsi, alors que l’AKP perd vingt-sept sièges par rapport à la précédente législature, le MHP non seulement ne recule pas, mais en gagne même un supplémentaire. Ces résultats renforceront sans doute la dépendance des islamo-conservateurs vis-à-vis de leurs alliés nationalistes, et accentueront certainement l’orientation idéologique prise par l’AKP depuis plusieurs années – soit une formation faisant pleinement partie de la grande famille des droites radicales populistes.
Au-delà de ces considérations proprement électorales, que dit ce scrutin sur la société turque ? L’exceptionnelle résistance de l’AKP, dans un contexte de crise à la fois sociale et humanitaire, révèle l’actuelle faible influence des conditions économiques dans le vote islamo-conservateur, au détriment des préoccupations d’ordre identitaire. Le vote Erdoğan est avant tout motivé par l’attachement à un socle de valeurs traditionalistes, à côté desquelles les difficultés économiques exercent un effet marginal – la base électorale de l’AKP imputant ces difficultés à des facteurs extérieurs. De plus, les résultats du premier tour semblent indiquer que la fidélisation à l’AKP demeure secondaire par rapport à l’attachement à la figure même d’Erdoğan : sa posture de leader charismatique, investi sur la scène internationale et se présentant comme le garant de la puissance turque, contribue également à expliquer sa solidité électorale. Dans un tel contexte, la dimension plébiscitaire des élections s’en trouve renforcée, au point que nous pouvons considérer le régime erdoğanien comme un « autoritarisme compétitif tribunicien »13Max-Valentin Robert, « Se pérenniser comme régime hybride : la Turquie erdoğanienne, un autoritarisme compétitif tribunicien », Rencontres de la science politique (module du groupe de recherche AFSP Démocraties, autoritarismes : « Hybridation et différenciation des régimes politiques »), juillet 2021, pp. 1-6., soit un régime conjuguant un exercice autoritaire du pouvoir, une instrumentalisation du ressentiment anti-séculariste, mais aussi la nécessité d’une sur-légitimation par les urnes. À cet égard, la très forte participation à ces élections (87%), loin d’être nécessairement un signe de bonne santé démocratique, révèle le degré de polarisation atteint en Turquie. Loin de manifester l’adhésion à un rituel civique partagé, ce surinvestissement dans les procédures électorales illustre le niveau de conflictualité interne à la société turque.
- 1Droite islamo-conservatrice.
- 2Centre-gauche kémaliste.
- 3Droite nationaliste.
- 4Gauche kurdiste.
- 5L’alévisme est un courant hétérodoxe de l’islam présent en Turquie, dont les croyances et les pratiques incluent des éléments d’origine chiite et chamanique. Pour plus de renseignements, se référer à Elise Massicard, L’autre Turquie. Le mouvement aléviste et ses territoires, Paris, Presses universitaires de France (coll. « Proche-Orient »), 2005. Voir aussi Benoît Fliche, « ‘’Narcissisme de la petite différence’’ et intolérances religieuses. Le cas des alévis et des sunnites en Anatolie centrale », dans Gilles Dorronsoro, Olivier Grojean (dir.), Identités et politique. De la différenciation culturelle au conflit, Paris, Presses de Sciences Po (coll. « Monde et sociétés »), 2014, pp. 145-173.
- 6Islamiste radical et pro-kurde.
- 7« Turkey-Earthquake: Emergency Situation Report (06.04.2023) », ReliefWeb, 7 avril 2023.
- 8Cité dans Selda Güneysu, « Erdoğan’ın, AKP oylarının yüzde 42’den 35’e düşmesine sinirlendiği iddia edildi: Partisini fırçaladı », Cumhuriyet, 17 mai 2023.
- 9Cité dans Ibid.
- 10Turciste et anti-immigration.
- 11Umut Erdem, « Seçimin kilit ismi Sinan Oğan’ın olmazsa olmaz 5 şartı », Hürriyet, 16 mai 2023.
- 12Le pantouranisme est une idéologie politique prônant l’union des peuples turcophones. À l’inverse, la droite islamiste tend à favoriser traditionnellement une inscription de la Turquie au sein de la oumma.
- 13Max-Valentin Robert, « Se pérenniser comme régime hybride : la Turquie erdoğanienne, un autoritarisme compétitif tribunicien », Rencontres de la science politique (module du groupe de recherche AFSP Démocraties, autoritarismes : « Hybridation et différenciation des régimes politiques »), juillet 2021, pp. 1-6.