L’assassinat de Samuel Paty, le 16 octobre dernier, a relancé de manière dramatique la réflexion sur la manière d’aborder de nombreux thèmes vus comme sensibles, ou sources de débats, en classe. Parmi ceux-ci, l’éducation à la laïcité a été souvent évoqué. Vue comme une solution, elle est aussi perçue par certains comme un domaine de tensions possibles dans la classe. Mais, concrètement, de quoi parle-t-on ? En effet, le sujet est loin d’être évident et simple, tant son histoire, sa mise en œuvre et ses résultats sont complexes.
Un sujet relativement récent
Pendant longtemps, la laïcité n’était que très peu présente dans les programmes. Ce fait peut paraître étonnant, mais s’explique par le fait que la question laïque s’est, traditionnellement, posée différemment à l’intérieur et en dehors du système éducatif français (rapports entre République et catholicisme, école privée…). Dans les circulaires Zay du 1er juillet 1936 et du 13 mai 1917 ou la circulaire du 27 septembre 1944, le principe laïque à l’école est rappelé d’abord comme une source d’organisation réglementaire, et un paramètre de ce qu’on a appelé ultérieurement le « climat scolaire ». Le refus d’une pénétration religieuse et politique (ce dernier point étant fondamental dans la circulaire Zay de 1936) du système scolaire est l’aspect principal de ces textes. C’était d’ailleurs la tendance dominante jusqu’aux années 1980 : en 1977, le programme du RPR opposait « laïcité » et « politisation » dans l’école.
Les valeurs républicaines et civiques firent un net retour, durant les années 1980, dans le système éducatif. Cependant, la laïcité ne constituait toujours pas une priorité. Les trois rapports commandés par le ministère de l’Éducation nationale, le rapport Girault sur l’histoire (1982), le rapport Nicolet sur l’éducation civique (1984), le rapport Berque sur l’école et l’immigration (1985) étaient dans une même logique. Si le rapport Nicolet citait à plusieurs reprises la question laïque, il ne prônait pas un enseignement accru de celle-ci. Jean-Pierre Chevènement, ministre rue de Grenelle de 1984 à 1986, a symbolisé cette forte réhabilitation du discours républicain. Il n’a pourtant pas accru la place de la laïcité dans les programmes d’enseignement publiés sous son ministère. La crise du foulard, en 1989, ne change pas ce point : si le débat fut passionné – parfois brutal – et a eu des conséquences pédagogiques, ni les opposants ni les partisans de la présence des voiles islamiques dans les salles de classe ne demandaient véritablement à enseigner la laïcité.
Il faut attendre la circulaire de François Bayrou du 20 septembre 1994, qui demandait l’intégration dans les règlements intérieurs d’établissement l’interdiction des signes religieux ostensibles, pour qu’il y ait une « pédagogisation de la laïcité », c’est-à-dire un enseignement accru de celui-ci. Il s’agissait, en large partie, d’expliquer l’interdiction générée par la circulaire aux élèves, par une meilleure appréhension du principe laïque. À la fin de la décennie, ce premier intérêt sur l’enseignement de la laïcité reflue, au profit de l’enseignement des faits religieux vanté par le rapport Debray en 2002. Ce dernier paraissait être mieux à même de désarmer les conflits éventuels entre école et croyances.
La relance des débats sur le foulard islamique à l’école en 2003-2004 pose à nouveau la question. La circulaire du 18 mai 2004 (appliquant la loi du 15 mars 2004 interdisant les signes religieux ostensibles pour les élèves du secteur public) met l’accent sur la manière d’expliquer le principe laïque auprès des publics scolaires. En 2010, le Haut Conseil à l’intégration (HCI) demande que soit mise en place une « pédagogie de la laïcité ». Le rapport rendu par Abdennour Bidar, philosophe et futur inspecteur général, à l’attention du HCI et du ministère de l’Éducation nationale en 2012, prend cette expression pour titre, symbolisant l’achèvement de la pédagogisation de la laïcité au début des années 2010.
Quels aspects et outils de la « pédagogisation de la laïcité » ?
Plusieurs aspects coexistent dans la montée de l’éducation à la laïcité depuis 2013. Un premier aspect est celui du cadre global et du fonctionnement du système scolaire. L’intégration de la promotion de la laïcité dans les objectifs du service public éducatif a été effectuée avec la loi Peillon du 8 juillet 2013 (Code de l’éducation, article L111-1). Dans le même temps, le « référentiel de compétence des métiers du professorat et de l’éducation », publié le 25 juillet 2013, mentionne le principe laïque comme une des valeurs républicaines que les enseignants doivent faire partager. Au sein de chaque établissement scolaire public, depuis la rentrée 2013, est affichée une « charte de la laïcité » qui a une fonction à la fois réglementaire (rappeler les règles) et pédagogique (usage en classe). Enfin, le socle commun, réformé en 2015, renforce l’exigence de maîtrise de la laïcité par les élèves. Ce renforcement institutionnel a été confirmé par la suite. Suite aux annonces de Jean-Michel Blanquer au Conseil des ministres du 7 décembre 2018, ont été mis en place un « conseil des sages de la laïcité » au ministère de l’Éducation nationale et des équipes académiques dans chaque rectorat, nommées « équipes Valeurs de la République ».
Le deuxième point est la forte augmentation, dans les programmes d’enseignement, de la mention de la laïcité. C’est particulièrement net dans les différentes moutures de l’éducation civique. Le sujet était très peu présent lors du rétablissement comme matière de plein droit dans le premier degré, en 1985, de la discipline. Il l’est beaucoup plus présent dans l’enseignement moral et civique (EMC), mis en place en 2015. De même, les programmes d’histoire-géographie mentionnent plus fréquemment la laïcité depuis les années 1980. Ceci est conforté, le 23 juin 2016, par la mise en place du « parcours citoyen » des élèves, où le principe laïque est fortement mis en avant.
Le troisième aspect est lié aux réactions institutionnelles à des moments de choc, comme les attentats de janvier 2015. Suite à ceux-ci, la ministre de l’Éducation nationale de l’époque, Najat Vallaud-Belkacem, avait fait une série d’annonces le 22 janvier 2015 dans le cadre de la « Grande mobilisation de l’école pour les valeurs de la République ». Parmi celles-ci, peuvent être citées la mise en place de réseaux de « référents laïcité » dans les rectorats et les INSPE (Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation) qui permettent d’accroître la place de la laïcité dans les apprentissages et les pratiques d’enseignement, et la journée de la laïcité dans les établissements scolaires, le jour anniversaire de la loi de séparation du 9 décembre 1905.
Quels effets concrets ?
Il est parfois difficile de mesurer les effets concrets de cette pédagogisation de la laïcité en cours, entre injonctions nationales et pratiques locales. L’usage pédagogique de la Charte de la laïcité est, par exemple, variable selon les territoires enquêtés par la Direction de l’enseignement scolaire (DEGSCO). Ceci est aussi probablement lié au fait que la matière la plus susceptible d’aborder la laïcité, l’enseignement moral et civique (EMC), hérite d’une situation traditionnellement peu favorable à la régularité des horaires d’éducation civique. En effet, comme le rappelle Géraldine Bozec, celle-ci, dépourvue d’épreuve au baccalauréat, a souvent été traitée avec une grande variabilité selon les enseignants et les enseignantes interrogés.
Quelques données sur les enseignants et les élèves sont disponibles. Elles sont contrastées, voire contradictoires, sur « l’éducation à la laïcité ». Les enseignants interrogés par une enquête Ifop pour le Comité national d’action laïque (CNAL) en janvier 2018 affirment à 79% que la transmission du principe de laïcité existe dans leur établissement. Par contre, une très grande majorité affirme ne pas avoir eu de formation initiale (74%) et plus encore continue (94%) sur le sujet. Une étude du CNESCO (Conseil national d’évaluation du système scolaire) confirme cette grande demande de formation des enseignants sur la laïcité. C’est dire combien celle-ci est vue comme un sujet dont l’enseignement suppose d’être solide pour rassurer. Du côté des élèves, l’enquête du CNESCO montre des résultats plus homogènes. Presque 91% des collégiens de troisième et plus de 79% des lycéens de terminale interrogés répondent avoir étudié la laïcité en EMC. Un autre point peut enfin susciter l’attention, celui de la territorialisation des difficultés d’enseignement du principe laïque. L’enquête du CNESCO note, comme celle du CNAL (p. 29) que les établissements d’éducation prioritaire semblent plus touchés par les contestations du principe de laïcité. En fin de compte, s’il y a des établissements où l’on aborde plus la laïcité que d’autres, il y en a aussi où l’abord du sujet semble susciter plus de difficultés que d’autres – les deux territorialisations ne se juxtaposant pas forcément.