D’un monde bipolaire à un autre, les trois âges de la diplomatie de l’Inde

Philippe Humbert, spécialiste de l’Inde et membre de l’Observatoire Asie-Pacifique de la Fondation, rappelle l’histoire de la stratégie diplomatique de l’Inde depuis son indépendance et analyse les différents défis auxquels elle est aujourd’hui confrontée.  

Depuis 1947, le fil rouge de l’Inde indépendante est l’autonomie stratégique, le refus de toute alliance politico-militaire et la liberté de choisir sa voie dans le monde.

Dans le monde bipolaire de la guerre froide, le mouvement des « non-alignés » forgé à la conférence de Bandung en 1955 a permis à l’Inde de ne pas avoir à choisir entre le bloc oriental et le camp occidental. L’Inde développe alors une diplomatie universaliste, idéaliste et moralisatrice aux côtés du colonel Nasser, du Premier ministre Chou En-laï, du président indonésien Soekarno et d’autres leaders du Tiers Monde partageant le même anticolonialisme, tout en récusant pour elle-même une alliance formelle avec le parrain soviétique et allant jusqu’à aider la Chine communiste à devenir membre du Conseil de sécurité de l’ONU.

Ce premier âge de la diplomatie indienne est fracassé en 1962 par le conflit avec la Chine, suivi des guerres avec le Pakistan devenu puissance nucléaire soutenue par la Chine, en 1965 et en 1971, et conduisant à la création du Bangladesh. La dislocation de l’URSS en 1991 marque la fin de la polarisation de la guerre froide ; l’Inde perd un partenaire majeur, son principal fournisseur d’armement et son inspirateur pendant plus de quatre décennies de l’organisation de son économie, qui se solde, en cette même année 1990-1991, par une crise financière très grave.

S’ouvre alors une nouvelle période pour la diplomatie indienne. L’Inde ne croit pas à « la fin de l’histoire » au sein d’un monde unipolaire ; elle milite pour un monde multipolaire et se met à la recherche de la puissance sur tous les plans : un train de réformes économiques engage une libéralisation interne et externe douze ans après Deng Xiao Ping en Chine, qui conduit à une vive accélération de la croissance ; une diplomatie régionale de bon voisinage s’élargissant à un arc allant d’Afghanistan à l’Indonésie tente de reconstituer le faisceau culturel de l’hindouisme ; l’Inde déploie des initiatives tous azimuts auprès des pays développés, investisseurs et apporteurs potentiels de technologies civiles et de défense ; des essais nucléaires ont lieu en 1998, démontrant la capacité connue dès 1974.

Au tournant des années 2000, l’Inde se place à l’intersection des grands enjeux internationaux identifiés par le G20 : l’Inde n’est pas signataire du traité de 1970 sur la non-prolifération des armes nucléaires, mais est de facto associée au « club nucléaire » ; elle est impliquée dans la problématique de la lutte contre le terrorisme et l’insécurité maritime dans l’Océan indien aux côtés d’autres pays dont la France ; le dérèglement climatique lui donne un pouvoir d’influence grandissant au fur et à mesure des COP, car en tant que troisième pollueur mondial, après les États-Unis et la Chine, l’Inde est à la fois une victime et un acteur des solutions. L’Inde contribue au succès de la COP 21 à Paris mais aussi aux résultats plus mitigés de la COP 26 de Glasgow (objectif de 50% des besoins électriques du pays à partir d’énergies renouvelables en 2030, neutralité carbone en 2070, etc.). La crise sanitaire est pour elle l’occasion inaboutie de tenter de jouer un rôle positif par la fabrication à grande échelle de vaccins et leur diffusion dans le monde, avant d’être rattrapée par l’énormité des besoins nationaux.

Par une ironie de l’histoire, l’Inde risque de connaître de nouveau les problématiques compliquées d’un monde bipolaire structuré par la rivalité « systémique » entre les États-Unis et la Chine.

Cette rivalité, dont la mise en scène n’est pas dénuée d’arrière-pensées des deux côtés, n’est plus seulement idéologique et militaire comme au temps de la guerre froide, elle est aussi géostratégique, technologique, économique et culturelle. De ce fait, elle place l’Inde dans une situation complexe et multidimensionnelle.

Au fond, on peut soutenir que l’Inde, sur les plans historique, idéologique (capitalisme indien, diaspora puissante et riche aux États-Unis), institutionnel (une constitution « Westminster ») et politique (démocratie, même sous tension), fait partie du « monde occidental ». C’est avec les pays européens, les États-Unis et Israël que l’Inde a des relations dans les domaines les plus sensibles des technologies militaires, du renseignement, de la lutte anti-terrorisme, de l’industrie spatiale, de l’univers cyber et aussi sur le plan de la culture, des arts et de la littérature. Le partenariat ancien avec la Russie est un contre-exemple imparfait car limité à des échanges commerciaux qui n’ont jamais prospéré et à un pacte militaire important mais pas différent par nature de ce qui existe avec les États-Unis, la France ou Israël. Ce constat est fait à nouveau lors de la visite du président Poutine à Delhi le 7 décembre 2021.

Face à l’activisme multiforme de la Chine (les tensions frontalières, le « collier de perles » des bases navales, les routes de la soie, l’alliance sino-pakistanaise, l’Afghanistan – un échec de l’Inde partagé avec les États-Unis), l’Inde est aux premières loges de la montée en puissance de la Chine et incitée à s’engager dans les initiatives destinées à la contenir dans le cadre de la stratégie dite indo-pacifique mise en œuvre par différents grands acteurs : la coalition du « QUAD »1Dialogue de sécurité quadrilatéral. qui réunit l’Australie et le Japon aux côtés des États-Unis ; les actions pilotées par l’Union européenne avec l’ASEAN2Association des nations de l’Asie du Sud-Est. orientées vers le commerce, la connectivité, les droits humains, la sécurité maritime ; le partenariat bilatéral franco-indien (exercices militaires communs, accès aux hautes technologies, facilités d’escale à Djibouti, etc.), sans compter le resserrement des relations avec les cinq pays de l’Asie centrale3Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Turkménistan., invités d’honneur au Republic Day, le 19 janvier 2022 à Delhi, pour lutter contre l’influence croissante de la Chine dans cette région stratégique.

Mais si l’Inde peut avoir intérêt, pour sa propre sécurité et comme «  levier » dans ses relations avec l’Occident, à rallier la stratégie antichinoise initiée par Donald Trump et continuée par Joe Biden, sa position géographique et surtout l’énorme déséquilibre de puissance avec la Chine (dont le PNB est cinq fois supérieur), son premier partenaire commercial, définissent des limites, indépendamment de la qualité de la relation bilatérale indo-américaine un peu assombrie par le contentieux américano-russe. Par ailleurs, le tropisme de la Russie vers la Chine (dont le PNB est dix fois supérieur à celui de la Russie) réduit les marges de manœuvre de l’Inde vis-à-vis de la Chine par Russie interposée.

La participation de l’Inde au « sommet pour la démocratie » les 9 et 10 décembre 2021 à l’initiative de Joe Biden – il est vrai au sein d’un aéropage hétéroclite – montre bien dans quel monde l’Inde est vue et se voit par rapport à la Chine, principale nation exclue avec la Russie.

Dans le monde bipolaire du XXIe siècle, plus fluide et pluraliste que celui du bloc oriental opposé au camp occidental, où existe une gamme de fidélité et d’appartenance, l’Inde aura moins de difficultés à concilier son arrimage à « l’Ouest » avec son souci traditionnel d’autonomie, et trouvera avantage à conserver des canaux de relation différenciés en Europe dans tous les domaines.

Au demeurant, au-delà des jeux diplomatiques, l’Inde sauvegardera d’autant plus efficacement ses intérêts extérieurs face à la Chine qu’elle progressera dans la solution de ses gigantesques défis économiques et sociaux et qu’elle maintiendra une démocratie pluraliste à l’intérieur.

  • 1
    Dialogue de sécurité quadrilatéral.
  • 2
    Association des nations de l’Asie du Sud-Est.
  • 3
    Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Turkménistan.

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