Docteur Jean-Luc et Mister Mélenchon

Depuis six mois, il occupe une place centrale dans le débat politique. Bien que n’ayant obtenu « que » 17 députés à l’Assemblée nationale, il a su s’imposer comme un opposant majeur, si ce n’est LE seul vrai opposant au président de la République. Lui qui avait su habilement reconfigurer son image à la faveur des débats présidentiels, campant la posture du sage, mesuré, porteur d’une vision et sincère dans son engagement, semble toutefois connaître un léger passage à vide depuis quelques semaines. Le « déferlement » du peuple dans les rues qu’il appelait de ses vœux n’a pas eu lieu. S’il ne désarme pas et compte bien utiliser les élections européennes à venir à son avantage, en mettant en scène un duel idéologique opposant des « euro-béats » à une ligne sociale-patriote, il semble pour le moment enfermé dans une impasse stratégique.

Les verbatims recueillis par l’Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès témoignent des contradictions du personnage comme de sa stratégie : entre radicalité et besoin de se crédibiliser, entre le « sage » bon orateur et le « bruit et la fureur » de 2012, Jean-Luc Mélenchon est à la fois le meilleur atout d’un parti auquel on ne voit pas d’avenir en dehors de lui, et son principal handicap. 

Au rang des qualités qui lui sont prêtées – notamment par ses partisans, qui le soutiennent avec ferveur –, on retrouve ce qui avait fait son charme aux yeux de nombreux Français pendant la campagne présidentielle : « excellent tribun, cultivé, intelligent », « courageux », on apprécie qu’il « fonce dans le tas », « dise des vérités » et sache « faire rêver ». 

Il incarne pour beaucoup – notamment les sympathisants de gauche désorientés depuis la présidentielle – « le seul qui résiste vraiment au gouvernement ». On le crédite d’une certaine clarté idéologique, articulée autour du combat social. Mais si quelques rares interviewés évoquent un « programme très complet », aucune proposition phare n’est associée à son nom. On loue surtout une détermination à combattre une politique perçue comme injuste et « de droite » par plus de la moitié des sympathisants de gauche. 

On note que les récentes polémiques l’associant, à travers plusieurs de ses proches, à une certaine forme de complaisance vis-à-vis de l’islamisme sont assez peu citées par les personnes interrogées. Cet épisode n’explique donc sans doute que marginalement le « passage à vide » de Jean-Luc Mélenchon, même si celui-ci coïncide avec la charge lancée par Manuel Valls sur sa prétendue ambiguïté sur la laïcité et l’islamisme. 

En revanche, beaucoup dénoncent une forme d’hypocrisie de Jean-Luc Mélenchon comme de ses lieutenants, un « trop grand décalage entre les envolées lyriques et la réalité : billets en classe affaires, télévision plutôt que combats d’idées », une contradiction « entre le patrimoine de Mélenchon et ses valeurs ». 

Pour ses – nombreux, car il faut noter que les réponses négatives dominent largement les propos positifs dans notre enquête – détracteurs, ses idées semblent rebuter autant que sa posture et sa personnalité :

  • C’est quelqu’un qui ne fait que « râler » sans jamais prendre de responsabilités. On lui reproche de ne jamais être « constructif » et d’être bien trop « agressif », « vindicatif », « sectaire », « arrogant » et « sûr de détenir la vérité ». Son « ego » est vu par beaucoup comme un obstacle au dialogue, et l’empêchant d’écouter les électeurs. Pour beaucoup, sa posture découle d’une simple volonté d’exister : « il fait du bruit, car sinon il n’existerait pas »;
  • Ses idées sont, pour beaucoup, inapplicables, trop éloignées de la réalité, voire néfastes (« il ruinerait la France », « ses propositions sont en totale contradiction avec l’économie mondiale »). Lui qui ne cesse de prôner le dépassement du clivage gauche-droite traditionnel au profit d’une opposition entre peuple et élites peine à se départir, aux yeux de certains, de l’étiquette du « candidat d’extrême gauche » (« on se croirait revenu au temps de l’URSS »);
  • Quant à sa personnalité, on lui reproche son individualisme, et on se demande si finalement il ne serait pas davantage intéressé par lui-même que par la France (« ne pense qu’à ses propres intérêts », « ne cède pas la place à une personne plus jeune », « écarter les communistes était une connerie », « est-il vraiment concerné par la France? », « il n’essaie pas de rassembler, il veut diriger la France comme son mouvement »). Le sage, protecteur et désintéressé, semble pour beaucoup s’être mué en… politicien comme les autres ;
  • En outre, ses qualités rhétoriques sont finalement jugées stériles (« il n’est que dans la contestation et les coups de gueule », « c’est un clown qui sait bien parler et qui enflamme les foules mais qui, en fin de compte, reste un simple avocat », « il est trop théâtral », « trop provocateur », « tout ce qui est excessif est dérisoire »);
  • Enfin, ses excès langagiers, bien qu’il s’emploie à les modérer, ont marqué beaucoup de Français : « trop tonitruant », « irrespectueux de la démocratie »… Certains, qui avaient été séduits pendant la présidentielle, ont révisé leur jugement : « il a fait l’homme sympathique pendant la campagne pour attirer des voix, et sa véritable nature est ressortie dès sa disqualification ». 

Soulignons que cette détestation de ce qu’est et de ce que porte Jean-Luc Mélenchon est particulièrement marquée chez les sympathisants La République en marche et Les Républicains : on le dit « complètement déconnecté des réalités économiques », « toujours en opposition », « non constructif », « excessif », et il n’est pas rare qu’il soit associé à l’extrême-gauche ou au communisme.

Enfin, certains interviewés évoquent son âge, « sa fin proche », comme si lui aussi devait inéluctablement être rattrapé par la vague dégagiste. Or, très peu de nos interviewés – en dehors de ses partisans, qui parlent déjà de l’horizon 2022 – ne semblent voir d’avenir à La France insoumise en dehors de son chef, et beaucoup de Français ont le sentiment que la « nouveauté » portée par le mouvement La France insoumise est en train de s’estomper, que ce mouvement est en train de se déliter faute de porter une offre politique claire et constructive (« Comme dirait Chirac, ça va faire pschitt »; « c’est un mouvement en panne sèche »; « l’avenir de LFI me semble compromis »; « ce parti va être marginalisé »; « il ne montera pas plus haut »; « il n’aura pas d’avenir car la rigidité de son mouvement est en contradiction avec le reste de la population »; « aucun avenir, c’est un mouvement du passé dans les idées avec un homme très moderne en utilisation de technologie »). 

Deux considérations d’ordre général pour conclure.

La France insoumise (comme En Marche !) a fortement bénéficié du « dégagisme » pendant la campagne présidentielle. Les deux formations apportaient chacune à leur manière un souffle nouveau : Emmanuel Macron, avec son mouvement de marcheurs « et de droite et de gauche », a joué à fond la carte du renouvellement des personnalités et des pratiques politiques. La France insoumise, de son côté, a élargi son spectre en gommant certains symboles de l’extrême-gauche et en adoucissant sa posture révolutionnaire (les fameux drapeaux français sont venus remplacer les drapeaux rouges, La France insoumise a fait disparaître les notions de gauche et de communisme, etc.). Ces deux mouvements ont su porter une campagne positive, porteuse d’espérance, ce qui a en partie contribué à l’échec de Marine Le Pen dont la sinistrose pouvait commencer à lasser certains électeurs. En Marche ! et La France insoumise ont ainsi chacune à leur manière constitué des surfaces de projection importantes ; chacun pouvant projeter dans ces mouvements ce qu’il souhaite et lui donner en quelque sorte la coloration qu’il souhaite. Mais, après la campagne, les résultats de l’élection présidentielle ont redessiné des contours plus précis, repositionnant chacun dans son propre camp – et Emmanuel Macron a su, jusqu’ici, habilement sortir de l’ambiguïté sans que cela ne se traduise par une désillusion trop importante. S’agissant de Jean-Luc Mélenchon, l’échec semble s’être traduit par une forme de retour en arrière, dans une posture d’opposition dont il peut se louer d’être un des seuls à la camper de manière claire, mais qui lui ôte par ailleurs la dimension d’espérance qu’il pouvait véhiculer pendant la campagne. Les nombreux verbatims montrent que ses critiques systématiques, sa posture de contestation permanente, le fait qu’il ne soit pas « constructif » contribuent à le rendre inaudible.

Autre problème pour lequel le parallèle avec Emmanuel Macron peut aussi être fait : la très forte incarnation de leur mouvement – La France insoumise comme La République en marche – à travers leur personnalité constitue un élément de compréhension important. Si La République en marche a du mal à faire émerger de nouvelles personnalités capables de traduire la force du mouvement présidentiel, La France insoumise rencontre à son niveau la même difficulté. Cette très forte incarnation de Jean-Luc Mélenchon laisse finalement peu de marges de manœuvre au mouvement pour exister en dehors de lui et traduire l’idée de collectif, d’où l’impression d’une posture d’opposition qui se traduit finalement par un combat d’individualités (le duel Jean-Luc Mélenchon-Emmanuel Macron). Ce contexte explique sans doute en partie les verbatims sur le sentiment d’un mouvement « déconnecté de la réalité des Français » et d’un Jean-Luc Mélenchon à « l’ego surdimensionné », « agressif », « devenu un papy grognon depuis sa défaite ». Si La France insoumise veut retrouver une forme d’élan, il importe de redonner au mouvement une dimension collective, qui dépasse la seule personnalité de Jean-Luc Mélenchon, et de traduire la posture d’opposition en combats ciblés et en contre-propositions.

 

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