Des discriminations sous-estimées ? Les musulmans en France

Que savons-nous des discriminations et des comportements racistes dont sont victimes les musulmans de France ? C’est à cette question sensible que répond l’enquête de la Dilcrah et de la Fondation Jean-Jaurès, réalisée par l’Ifop en 2019. S’appuyant sur les résultats et les enjeux de cette étude menée après trente ans de passions hexagonales sur l’islam depuis « l’affaire des foulards », cet ouvrage s’attache à mieux saisir la réalité du quotidien des musulmans dans notre pays.

TABLE DES MATIÈRES

Préface, par Frédéric Potier 

Introduction.

Des approches obsolètes sur les discriminations envers les musulmans et les musulmanes ?

Discriminés et attaqués au nom de la modernité ? Genre, sécularisation, service public

Que faire ?

Conclusion

Retrouvez les résultats de l’enquête État des lieux des discriminations et des agressions racistes envers les musulmans de France (6 novembre 2019)

PRÉFACE
Frédéric Potier, préfet, délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah)

Lorsque la Fondation Jean-Jaurès est venue proposer l’été 2019 à la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah) de réaliser une enquête sur le racisme et les discriminations envers les musulmans résidant en France, je n’ai pas hésité longtemps avant d’accepter.

Le sujet est évidemment délicat, voire – comme le rappelle Ismail Ferhat – explosif depuis l’affaire des collégiennes voilées de Creil en 1989. Il est hélas également très peu documenté. Les rares chiffres diffusés dans les médias proviennent le plus souvent d’associations utilisant une méthodologie opaque et contestable reposant sur les seules déclarations de victimes – ou de supposées victimes. Pour dire les choses clairement, une certaine mouvance associative défend l’idée que la société française serait structurellement « islamophobe ». Difficile d’appuyer une telle assertion sur des « enquêtes » qui qualifient d’islamophobes des actes des services de l’État qui ne sont que l’application du principe de laïcité (je pense aux refus du port de signes religieux ostentatoires dans les classes) ou de protection de l’ordre public (fermeture de mosquées islamistes ou expulsion d’imams prêchant la haine). Le concept est définitivement trop flou et trop ambigu. Derrière la revendication de son usage se cache souvent, en effet, un agenda très politique visant à réintroduire insidieusement dans le droit français le délit de blasphème. Les lignes de fracture apparues au début de l’année 2020 à l’occasion de l’affaire Mila, du nom de cette jeune fille qui avait tenu sur les réseaux sociaux des propos insultants à l’égard de l’islam – mais non des croyants –, montrent bien que ce risque n’est pas nul. Je préfère donc utiliser, tout comme la Commission européenne du reste, l’expression de racisme ou de haine antimusulmans.

Tout l’intérêt de l’enquête réalisée par l’Ifop sur un échantillon de 1 007 personnes de quinze ans et plus se déclarant musulmanes au cours de l’été 2019 est d’essayer d’objectiver la réalité de la haine et des discriminations envers les musulmans de France. 40 % des personnes interrogées estiment avoir été victimes d’un comportement raciste au cours des cinq dernières années, contre 17 % des non-musulmans. Ce chiffre, impressionnant, recouvre cependant des réalités différentes. Les musulmans en France ne constituent en effet pas un bloc homogène. Les personnes d’origine subsaharienne interprètent par exemple les atteintes dont elles font l’objet comme des atteintes liées à la couleur de peau, tandis que les personnes originaires du Maghreb y voient des discriminations liées à la religion. L’honnêteté et la rigueur obligent à reconnaître qu’il n’est pas toujours facile de bien distinguer les sources de discrimination et que les facteurs raciaux et religieux peuvent se cumuler dans une même situation. Comme le souligne Ismail Ferhat, une jeune femme voilée peut être à la fois discriminée pour des critères liés à son genre, à ses origines et à sa religion. Rappelons aussi que cette enquête est une étude de perception, donc forcément subjective, et que certaines précautions doivent guider sa lecture.

Elle fournit cependant des éléments très intéressants. Les musulmans sont plus nombreux (24 %) que le reste de la population (9 %) à déclarer avoir déjà été victimes d’insultes ou d’injures en raison de leur religion. Mais surtout les discriminations dans le domaine de l’emploi et du logement restent particulièrement élevées. Les services publics ne semblent pas non plus être préservés. Des études qualitatives plus poussées permettraient sans doute de connaître plus précisément la nature de ces discriminations. Autre enseignement : ces discriminations n’épargnent pas, au contraire, les personnes diplômées. Ce résultat contre-intuitif est d’autant plus alarmant qu’il témoigne clairement d’une forme d’échec du projet républicain d’émancipation par l’école et le travail. « Quand des personnes se sentent exclues de la République, elles sont attirées par ceux qui s’organisent en marge de la République », a résumé avec justesse Marlène Schiappa, secrétaire d’État ayant en charge la lutte contre les discriminations dans Le Parisien, à l’occasion de la présentation de cette étude.

Il y a d’ailleurs probablement là une forme d’illustration du paradoxe de Tocqueville : à mesure que les Français musulmans se forment, s’intègrent et adhérent aux valeurs de la République, les discriminations n’en sont que d’autant plus violemment ressenties. C’est la différence avec les discriminations qui pouvaient peser sur les travailleurs immigrés dans le passé par exemple. On constate, en conformité avec d’autres enquêtes dont celle de Trajectoires et originaires (TEO) de l’Ined, que les jeunes générations nées en France dont une partie des parents ou grands-parents ont connu une trajectoire migratoire sont beaucoup plus susceptibles de déclarer avoir été victimes de discriminations que les personnes ayant effectué une migration de leur vivant. Cela peut indiquer que ces personnes sont davantage conscientes des processus d’atteinte et donc être plus à même de les dénoncer.

Alors que faire ? C’est la question que se pose l’auteur en fin d’ouvrage et en réponse je me permets de formuler quelques très courtes remarques. Je ne partage pas l’idée selon laquelle il faudrait accroître l’acceptabilité des Français aux nouvelles formes de rigorisme religieux et au conservatisme moral qui l’accompagne. Ce n’est pas le rôle de l’État en tout cas. Je pense qu’il convient bien au contraire d’expliquer encore davantage, sous une forme renouvelée et enthousiasmante ce que signifie la laïcité. Expliquer le contenu et l’esprit de la loi du 9 décembre 1905, adoptée après plus de dix mois de débats animés entre Aristide Briand, Jean Jaurès, Georges Clemenceau ou Ferdinand Buisson, ces véritables pères fondateurs de la loi sur la laïcité, qui ont toujours privilégié le dialogue. La loi du 9 décembre 1905 est avant tout une loi de protection, dont la finalité est de séparer l’État de l’Église, le religieux du séculier. C’est un texte profondément libéral, qui permet à chacun de croire ou ne pas croire, qui est indissociable de l’école publique, des valeurs de la République, de l’esprit des Lumières. En ce sens, cette loi est un trésor républicain, et c’est pour cela qu’il faut la défendre. Aussi je ne peux qu’exprimer un désaccord de fond : les lois de 2004 et 2010 ne relèvent pas d’une supposée « extension continue du domaine de la laïcité ». Ces textes de loi visent à consolider le champ de la laïcité, à l’école par exemple, ce qui n’avait pas été fait par le passé, parce que cela allait de soi ou n’apparaissait pas nécessaire.

En dehors de ces points de divergence, j’adhère au point de vue selon lequel la déconstruction de préjugés et de stéréotypes constitue un terrain d’investissement à privilégier pour les politiques publiques. Et pour cause ! En tant que délégué interministériel, j’apporte une attention toute particulière à soutenir avec encore plus d’ampleur les formidables initiatives qui existent et fonctionnent sur le terrain. C’est le sens du soutien apporté par la Dilcrah aux débats autour des pièces de théâtre de Rachid Benzine (Née un 17 octobre) ou d’Ismaël Saïdi (Djihad). C’est aussi le travail plein de finesse et d’humour d’Ali Guessoum avec l’association Remembeur ou encore les interventions de Marc Chebsun autour des identités plurielles. La Fondation de l’islam de France, aujourd’hui présidée par Ghaleb Bencheikh, mériterait également un soutien plus franc et massif de ses initiatives afin que les musulmans de France ne soient pas (plus) dépendants des ressources financières de pays étrangers. SOS Racisme a engagé un programme qui connaît un beau succès (« Salam, Shalom, Salut ») reposant sur des jeunes militants originaires de milieux et de cultures religieuses très différents.

Autant dire (et écrire) qu’il nous faut bâtir tout un programme de politiques publiques repensées tout en écartant le prêt-à-penser médiatique essentialisant les musulmans en France. Ce petit ouvrage d’Ismail Ferhat a le mérite d’apporter une pierre utile à un édifice en cours de construction.

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