Le Rassemblement national – parti singulier par son électorat dit « captif » – se recroqueville sur sa base territoriale connue la plus fidèle, en particulier dans le Sud et le Nord. Face à cette nouvelle donne, le RN ne semble pas disposé à miser sur son ancrage territorial qui conditionne cette fidélité, paradoxe d’un parti qui était particulièrement en croissance entre 2012 et 2017 et qui désormais stagne, voire régresse, à quelques mois de l’échéance présidentielle.
Dix ans après son accession à la présidence du Rassemblement national (RN), Marine Le Pen pourrait dresser, si elle le souhaitait, le bilan d’un cycle complet d’élections à la fois locales et nationales. Un travail rétrospectif qui permettrait d’évaluer concrètement son bilan à la tête du parti qu’elle a d’ailleurs entendu qualifier, sous son mandat, pour la première fois, de « premier parti de France ». Régulièrement façonné de victoires au premier tour, puis de défaites au second tour, à l’image de l’élection présidentielle de 2017, le RN a connu pour la première fois une défaite absolue avec les élections locales de 2021. L’évaluation des effets des victoires du RN aux départementales de 2015 (31 cantons) sur les municipales de 2020, et par ricochet sur le scrutin départemental, permettrait de comprendre la dynamique de l’ancrage territorial du parti sur ses victoires.
Les premières municipalités comme point de départ de la conquête des territoires
Premières élections locales de Marine Le Pen à la tête du parti, les élections municipales de 2014 ont été marquées par la victoire du Front national (FN) dans pas moins de dix communes contre zéro en 2008. Ces victoires sont donc apparues comme symboliques, notamment celle d’Hénin-Beaumont, mais aussi comme la première pierre à l’édifice autorisant Marine Le Pen à oser espérer remporter un jour l’élection présidentielle. L’année suivante, en 2015, six des dix « prises » faites par le parti sont suivies par des victoires dans les cantons s’y rattachant : Hénin-Beaumont (1 et 2), Beaucaire, Béziers (1,2 et 3), Fréjus, Le Pontet et Villers-Cotterêts. Ces élections ont vu à l’époque l’émergence de figures du mouvement (Julien Sanchez, Robert Ménard, David Rachline ou encore Steeve Briois), non plus connues pour leur présence nationale, mais pour leur rattachement au local.
Cette année-là, ce sont non seulement neuf cantons dans lesquels il contrôle déjà une commune que le FN remporte, mais également vingt-deux autres cantons dans lesquels il n’avait pas encore de maire implanté, même si ces cantons se trouvent sans surprise largement dans des zones de force de son électorat (Aisne, Gard, Pas-de-Calais, Oise, Var ou Vaucluse). Le FN profite alors moins de son implantation que d’une dynamique présente depuis 2012 et qui se poursuit bien évidemment jusqu’aux régionales de 2015, puis jusqu’à l’élection présidentielle et le record de voix du second tour.
Victoire du Rassemblement national aux élections municipales de 2014 et aux élections départementales de 2015
Il convient donc de souligner que les victoires de 2014 marquent pour le parti de Marine Le Pen la première étape d’un possible ancrage territorial, modeste à l’échelle de ses concurrents et de son influence nationale, mais inespéré pour ce parti « diabolisé ». C’est maintenant l’étape d’après, celle de l’influence sur les élections municipales de mars 2020 des victoires aux municipales de 2014 dans dix communes, puis aux départementales de 2015 dans trente-et-un cantons, qui permet de dessiner les premiers signes de l’importance de l’ancrage territorial.
Les municipales manquées du RN : la faute à la Covid-19 ou à la stratégie du RN ?
Pour les élections municipales de 2020, le parti adopte une stratégie a priori en contradiction avec la logique de l’implantation locale, une stratégie aux résultats quasi nuls sur laquelle se sont déposés les effets de la crise sanitaire. Cela nous permet de rappeler plus largement les difficultés récurrentes du parti à trouver des candidats pour défendre ses idées localement à partir d’un programme municipalisé, mais aussi de considérer les opportunités manquées du RN sur ces territoires. Dans un contexte général de dépolitisation des citoyens, le parti fait face – plus que les autres – à des difficultés de recruter des candidats volontaires et compétents. À cela s’ajoutent également les impératifs inhérents aux modes de scrutin locaux (stricte parité à respecter, alliance nécessaire, nombre important de candidats, etc.), surtout que le RN a tendance à présenter plus de candidats que ses concurrents.
Dans sept des trente-et-un cantons remportés en 2015, le RN va tout bonnement s’abstenir de présenter des candidats clairement étiquetés aux élections municipales de mars 2020, ce qui représente une opportunité manquée dans plus d’une vingtaine de communes de plus de 1 000 habitants. Du côté de la stratégie dite de la « tache d’huile », là encore, le parti se montre timide, étant donné que dans huit des cantons remportés en 2015 où ils avaient cette fois déjà des maires en place, donc des territoires dans lesquels le parti pouvait compter sur un double ancrage, il ne va présenter que deux nouvelles listes par rapport à 2014 alors qu’il avait la possibilité de le faire dans vingt-neuf autres communes. Un choix d’autant plus surprenant que les listes présentées y feront de bons scores pour une première candidature, allant de 10 % à Bellegarde dans le canton de Beaucaire et de 25 % à Noyelles-Godault dans le canton de Hénin-Beaumont-2.
Évolution des scores des maires sortants RN entre 2014 et 2020
Dans ces cantons « ancrés », les véritables bénéficiaires de cette présence renforcée du RN sur le long terme se trouveront donc être les maires sortants qui y réalisent des progressions notables : +26,7 points à Beaucaire, +23,9 points à Hénin-Beaumont, +23,8 points à Béziers, +11,9 points à Villers-Cotterêts, +10,3 points à Fréjus, +22,5 points au Pontet. Ils profitent ainsi de la prime au sortant et bénéficieront donc de nombreux maires à travers le pays. Ailleurs, là où le RN ne pouvait compter que sur son ancrage de conseillers départementaux, le parti réalise également de très bons scores dès le premier tour parmi les listes candidates, autour de 25-30 % en moyenne, allant de 40 % à Hirson à 9 % à Berre-l’Étang, en passant par 25 % environ à Pauillac, Wingles ou Aubignan, alors même que le parti ne peut compter sur aucune tête de pont municipale locale pour émerger. L’électorat RN local se montre à l’époque mobilisé, malgré la pandémie, et prêt à faire confiance aux candidats nouveaux venus.
Touchées par la pandémie de Covid-19, les élections municipales de 2020 ne se sont donc pas passées comme prévu pour le RN, dans un contexte tendu lié à la fois au risque sanitaire au moment du premier tour, au report du second tour et à la difficulté de faire campagne. Pourtant, si l’on reste dans le périmètre des trente-et-un cantons remportés par le RN en 2015, on remarque qu’un autre effet négatif, lié au profil de ses candidats, touche le RN dans les communes où il se présente. Ainsi, les maires et les candidats RN qui se représentent en 2020 ont vu en moyenne leur score progresser de 13,2 points contre une baisse de 5,2 points dans les communes où, certes, le RN présentait déjà une candidature en 2014, mais où le candidat a changé entre-temps. Exemple à Billy-Montigny où le RN a perdu l’enracinement qu’avait José Evrard au moment de son départ du parti en 2020, le nouveau candidat RN ayant fait 9 points de moins que lui.
Face à ces scores se dessine l’idée que l’avantage porté par le RN va plus loin que la seule implantation – qui booste le parti là où elle n’est pas sapée – et qu’il concerne aussi le bilan, véritable point noir d’un parti qui n’en a que très peu à défendre dans le cadre d’un exécutif municipal et qui reste pénalisé par ses « expériences » municipales ratées des années 1990. Vingt ans plus tard, le bilan des exécutifs RN semble être devenu son meilleur atout et, pourtant, nous allons voir comment le parti s’en est coupé pour les élections locales futures.
Un électorat RN en attente de confiance et de proximité face à la valse des candidatures aux élections départementales de 2021
Si l’effet « tache d’huile » n’est pas clair pour le RN (le parti gagne peu de mairies pourtant à proximité des mairies déjà remportées en 2014 et réélues en 2020), l’effet d’ancrage territorial est lui plus déterminant. On le voit avec les mairies remportées à Bruay-la-Buissière, Moissac et Perpignan – toutes les trois par des candidats déjà présents en 2014 ou en 2017 comme députés – qui se trouvent pourtant dans des cantons où le RN n’a pas remporté de victoires en 2015, ce qui est plutôt rare, d’autant plus que les résultats du FN en 2015 dans ces départements n’étaient de loin pas les meilleurs. Comme par ricochet, en 2021, le RN a remporté trois nouveaux cantons, malgré de nombreuses pertes, nous le verrons, dont deux englobant les communes de Moissac et Bruay. Le troisième – le canton de Marseille-6 – ne représente pas non plus une surprise, étant donné qu’il recoupe le VIIe secteur de la ville que le RN gouvernait depuis 2014 avant de le perdre de peu en 2020. Cette dynamique a échoué toutefois de très peu à Perpignan où le RN perd tous les cantons, de peu de voix bien souvent. Dans les portions perpignanaises des six cantons de Perpignan (c’est-à-dire dans la commune de Perpignan), le RN réalise des scores allant de 47,3 % (Perpignan-3) à 50,2 % (Perpignan-6), ratant parfois la victoire de seulement 22 voix (Perpignan-1).
Signe que si l’ancrage du RN fonctionne, cela peut prendre du temps avant que « la sauce ne prenne », en particulier pour les plus grandes collectivités et dans le contexte d’une abstention structurelle, comme celle connue en 2021.
Victoires et défaites du Rassemblement national aux élections départementales de 2021
dans les départements sortants
L’électorat RN se caractérise par plusieurs éléments relevant du comportement ou de la sociologie. Cet électorat est composé de citoyens peu diplômés, donc moins susceptibles de se pencher vers les médias d’information, de saisir la complexité non pas de la politique, mais des enjeux de pouvoir qui y sont liés, et surtout leur défiance vis-à-vis de la politique touche également leur propre parti. Peu familiers de la politique, ils semblent se rattacher à des figures soit nationales, comme Marine Le Pen et Marion Maréchal Le Pen, soit locales, comme les maires que l’on vient d’évoquer.
D’où l’interrogation sur la véritable stratégie du RN, lorsque l’on constate que, pour les élections départementales de 2021, à peine 5 % des candidats du parti l’étaient dans le même canton en 2015, un taux particulièrement faible qui s’explique aussi par les faibles opportunités de gain dans un scrutin majoritaire à deux tours (similaire à celui des législatives) et au nombre important de candidats à mobiliser. Malgré tout, la tendance au renouvellement des candidats au RN est forte en ce sens que, dans vingt-deux départements, tous les candidats du RN ont changé pour les départementales de 2021 par rapport à celles de 2015 et que dans seulement quinze cantons sur les mille six cents environ où le RN est présent, on retrouve exactement le même binôme en 2021 qu’en 2015.
La caractéristique du RN est que même là où le parti a des conseillers départementaux sortants, leur identité change d’une élection à l’autre. Dans les trente-et-un cantons gagnés en 2015, un tiers des deux élus composant le binôme ne se représente pas en 2021. On note surtout une certaine incohérence dans ce renouvellement et dans les choix de candidature, ces dernières changent ou disparaissent, là où le parti faisait jusqu’à 45 % de voix en 2015. Dans le Gers, le parti présentait quatre binômes en 2015 contre huit en 2021, alors que le RN n’y fait pourtant pas de meilleurs scores que dans des départements où les candidats RN disparaissent pour les élections départementales de 2021, comme dans le Lot, la Lozère, la Haute-Loire.
La lourde défaite du RN aux départementales expliquée avant tout par un ancrage défaillant
Les conséquences électorales pour le RN dans le cadre des élections de 2021 ne se sont pas fait attendre. Le RN perd plus de la moitié de ses cantons (dix-sept) et n’en gagne que trois que nous avons déjà évoqués plus haut (Moissac, Bruay et Marseille-6). Même dans les défaites, la question de l’ancrage n’est jamais loin, notamment dans le canton d’Harnes, dans le Pas-de-Calais, un canton remporté en 2015 par José Evrard, sapant par là même le début d’implantation du parti sur ce territoire, nous l’avons déjà vu avec le cas de Billy-Montigny. Il faut souligner que ces pertes ont sans aucun doute été accentuées par la faible participation qui a eu pour effet de réduire l’opportunité de triangulaires qui avaient permis au parti de remporter plusieurs cantons comme celui de Lillers (Pas-de-Calais), celui de Berre-l’Étang (Bouches-du-Rhône), celui de Saint-Mihiel (Meuse), celui de Corbie (Somme), celui de Vitry-le-François (Marne) et de Guise (Aisne), perdus en juin dernier en duel cette fois.
L’effet « maire » et l’effet « bilan » furent indéniablement importants dans l’élection de 2021, si l’on observe l’évolution des scores du RN au premier tour des élections départementales entre 2015 et 2021. Dans les cantons étiquetés RN où le parti détient une mairie, ses scores progressent en moyenne de 9,5 points (jusqu’à 33,5 points à Moissac et 20 points à Bruay) et là où il ne détient aucune mairie, ses scores chutent en moyenne de 6,5 points. Dans ce contexte de forte abstention, l’ancrage local, qui n’était pas une condition de victoire en 2015, l’est devenu subitement en 2021. Ainsi, il y a six ans, sur trente-et-un cantons gagnés par le RN, neuf seulement contenaient une mairie étiquetée RN en son sein contre dix sur les quatorze cantons remportés en 2021. Dans ces cantons, c’est même plus un effet de « notabilisation » que d’ancrage l’on peut observer. Les candidats vainqueurs des élections départementales sont bien souvent maires ou adjoints au maire, ce qui offre à la fois une certaine influence sur les diverses instances locales liées à la vie quotidienne des habitants (logements, services publics) et un réseau de fidèles mobilisables car en confiance. Dans le canton de Beaucaire, les candidats du RN – adjoints au maire en charge pour l’une de la santé – réalisent 57,1 % des voix et jusqu’à 68,7 % au sein de la commune même de Beaucaire. Même phénomène à Fréjus (dont les limites du canton reprennent celle de la commune) où, avec 60,4 % des voix, l’influence du binôme d’adjoints au maire fut déterminante.
On ne cesse de voir l’impact de l’explosion du paysage politique français depuis 2017 sur les comportements électoraux des Français, une perte de repère aggravée par la pandémie de la Covid-19 qui a rendu les Français plus inquiets quant à leur avenir et aussi moins attentifs à une vie politique dont ils étaient déjà largement insatisfaits avant la crise pour son manque de proximité et de lien avec leur vie quotidienne.
Face à cette nouvelle donne, le RN ne semble pas disposé à miser sur son ancrage territorial qui conditionne cette fidélité, paradoxe d’un parti qui était particulièrement en croissance entre 2012 et 2017 et qui désormais stagne, voire régresse, à quelques mois d’une échéance nationale, l’élection présidentielle.