Avec quelle stratégie de campagne le Rassemblement national envisage-t-il les élections européennes du 9 juin prochain ? Paul Cébille, analyste opinion, et Théo Verdier, co-directeur de l’Observatoire Europe de la Fondation, montrent que si le parti a exclu de son discours ses propositions les plus radicales sur l’Union européenne, le projet porté n’en reste pas moins souverainiste. Au-delà, la dynamique dont il semble bénéficier s’inscrit dans un contexte de montée des extrêmes droites sur le continent qui pourrait bouleverser les équilibres politiques au sein des institutions européennes.
Les élections européennes sont « d’abord et avant tout des élections de mi-mandat », arguait Jordan Bardella lors de ses vœux à la presse en janvier 2024. Pour la tête de liste du Rassemblement national (RN), la formation politique qui arrivera en tête le 9 juin prochain sera « le parti chargé de préparer l’alternance1« Élections européennes 2024 : Jordan Bardella confirme qu’il sera tête de liste du Rassemblement national », France Info avec AFP, 3 septembre 2023. », l’ère post-Emmanuel Macron. Les objectifs du RN ont pour mérite d’être clairs, le parti d’extrême droite aborde la campagne pour le renouvellement du Parlement européen dans l’optique d’une opposition frontale au gouvernement. Et ce, sous un angle holistique mêlant les questions nationales et européennes. « Un débat entre deux grandes visions de la société2Paul Messad, « Européennes : Jordan Bardella promet des élections « compliquées » au camp présidentiel », Euractiv, 16 janvier 2024. », comme le président du RN l’a martelé.
Dans le contexte de cette violente opposition politique nationale, le RN a paradoxalement exclu de son discours ses propositions les plus radicales sur l’Union européenne (UE). L’objectif souverainiste n’a pourtant pas changé : il s’agit de faire naître « une Alliance européenne des Nations qui a vocation à se substituer progressivement à l’Union européenne3Marine Le Pen, « Mon projet pour la France », manifeste, mlafrance.fr, 2022. », tel qu’indiqué dans le programme présidentiel de Marine Le Pen en 2022. Le programme concret s’est toutefois considérablement adouci et se centre sur une critique du fonctionnement de l’Union autour du triptyque « concurrence déloyale », « écologie punitive » et « submersion migratoire ». Une avance masquée, une approche lénifiante.
Pour l’heure, la campagne voit le RN bénéficier d’une puissante dynamique, qui prolongerait les résultats obtenus en 2014 et 2019. L’organisation héritée du Front national (FN) était créditée en janvier 2024 de 31% des intentions de vote, 12 points devant celle des forces gouvernementales alors que les deux listes faisaient jeu égal en 2019.
Graphique n°1
Données du ministère de l’Intérieur et projection 2024 issue de l’enquête Ifop pour Le Nouvel Économiste – Les intentions de vote aux élections européennes en date du 23 janvier.
Source : Fondation Jean-Jaurès.
L’élan du RN au niveau national s’inscrit dans un bousculement potentiel des équilibres du prochain Parlement européen. Les groupes rassemblant l’extrême droite et les conservateurs européens – Conservateurs et réformistes européens (CRE), Identité et démocratie (ID) – sont susceptibles de gagner une quarantaine de sièges dans les hémicycles de Bruxelles et de Strasbourg alors même que les Écologistes et le groupe Renaissance verraient leur influence diminuer drastiquement.
Plus de trois mois nous séparent désormais de l’échéance. Ces données sont donc amenées à évoluer substantiellement. La situation actuelle pose cependant trois séries de questions.
- Quels sont les tenants de la dynamique européenne d’extrême droite ? Et quels seront les impacts de la constitution par ces forces d’un bloc souverainiste rassemblant près d’un quart des députés européens ?
- Quels sont les arguments que le Rassemblement national mobilise pour alimenter sa campagne ? Que cela révèle-t-il de son rapport au projet européen et quels seront les éléments qu’il déploiera d’ici à la prochaine élection présidentielle en France ?
- Quels sont les ressorts de la mobilisation électorale du RN pour les élections européennes dans le contexte d’une mobilisation historiquement restreinte des Français ?
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Abonnez-vousEuropéennes 2024 : le risque d’une « minorité de blocage » des souverainistes au Parlement européen
En quelques mois, le Parlement européen a vu deux textes clés du Pacte vert européen – fil rouge du mandat politique de la Commission européenne actuelle – fortement contestés dans l’hémicycle. Il y a d’abord eu l’adoption à quelques voix près du règlement sur la restauration de la nature en juillet dernier. Puis le rejet de l’objectif européen de réduction dans l’usage des produits phytosanitaires quelques mois plus tard.
S’ils ont donné à la droite européenne l’occasion d’exposer théâtralement ses divisions sur les questions écologiques, les deux scrutins illustrent également l’influence croissante des forces souverainistes – extrêmes droites et conservateurs – à Bruxelles et à Strasbourg. Et ce, alors que la capacité du Parlement européen actuel à constituer des majorités s’étiole en cette fin de mandat. Dans cette optique, Jordan Bardella annonce vouloir constituer une « minorité de blocage » afin de « mettre en échec un certain nombre de textes » à partir de juin 20244Op. cit., vœux à la presse du 15 janvier 2024..
Graphique n°2
Données du Parlement européen sur la composition sortante à chaque mandature ainsi que Politico Poll of Polls en date du 2 février pour la projection 2024-2029.
Source : Fondation Jean-Jaurès.
La mandature 2024-2029 fait apparaître une double évolution au fonctionnement traditionnel de la chambre basse européenne. En premier lieu, le scrutin viendrait confirmer la perte d’influence des deux groupes historiques. Le Parti populaire européen – où siègent les Républicains – et les Socialistes & démocrates occupaient à eux deux 61% des sièges au cours de la période 2009-2014, puis 54% entre 2014 et 2019. Ils représentent 45% de l’hémicycle actuel et pourraient descendre à 43% au cours du prochain mandat selon la projection actuelle.
Les groupes CRE et ID occuperaient un quart des sièges (23%), contre 18% dans la mandature actuelle et 15% entre 2014 et 2019, à la faveur de la chute des groupes écologistes (-27 députés) et Renaissance (-21). Ainsi, l’un de ces deux groupes pourrait occuper à l’issue du scrutin la troisième place en nombre de députés dans l’hémicycle.
Un mouvement des pays fondateurs : une campagne à suivre en Allemagne, en Italie, en France et aux Pays-Bas
Le renforcement des forces d’extrême droite et conservatrices aux positions souverainistes au Parlement européen provient notamment d’un puissant mouvement électoral dans les pays fondateurs du projet européen. Les Pays-Bas ont placé le Partij voor de Vrijheid de Geert Wilders en tête des élections législatives. L’Italie est gouvernée par une coalition où Fratelli d’Italia occupe la place centrale. L’Allemagne a vu Alternative für Deutschland portée par des sondages records, provoquant une mobilisation citoyenne inédite outre-Rhin en opposition au parti d’extrême droite.
Tableaux n°1 et 2
Données du Parlement européen ainsi que Politico Poll of Polls en date du 2 février pour la projection 2024-2029.
Source : Fondation Jean-Jaurès.
D’autres pays européens pourraient voir une percée de l’extrême droite poindre en juin prochain, en Espagne à travers les résultats de Vox ou encore en Roumanie avec l’Alliance pour une Roumanie unie. Les six pays fondateurs de l’UE fourniraient toutefois 30 des 38 sièges supplémentaires projetés des groupes CRE et ID au Parlement européen. Et cela, en comptant la perte d’influence électorale de la Lega de Matteo Salvini en Italie (-20 députés).
De l’opposition à l’entrisme : mutations du discours RN sur l’Union européenne
Constantes de la structure du discours RN sur l’Europe et évolution de sa radicalité programmatique
Au-delà de l’opposition nationale à Emmanuel Macron, priorité du Rassemblement national, Jordan Bardella a rappelé dans son discours de début d’année que l’objectif final du parti était une forme de dissolution de l’Union telle que nous la connaissons. Il s’agit d’offrir « un nouveau traité aux pays européens » pour faire advenir « l’Europe des nations, des coopérations et des projets ». Un horizon issu du programme présidentiel de Marine Le Pen lors de l’élection présidentielle de 2022. Nous le mentionnions en introduction, dans son « manifeste » de campagne la candidate évoquait son souhait de voir naître « une Alliance européenne des Nations qui a vocation à se substituer progressivement à l’Union européenne ».
Sur le plan de leur rapport à l’UE, les porte-voix du RN mettent en avant un schéma argumentatif relativement stable :
- pour commencer, pointer la menace fédéraliste. Les pro-Européens feraient avancer une fédéralisation rampante – via une conquête administrative de compétences menée par la Commission européenne – ou déclarée à l’image du rapport Verhofstadt sur la révision des traités5Guy Verhofstadt, Sven Simon, Gabriele Bischoff, Daniel Freund, Helmut Scholz, Rapport sur les projets du Parlement européen tendant à la révision des traités, Parlement européen, 7 novembre 2023.. L’adoption par le Parlement européen de ce texte portant sur les réformes à mener pour préparer un futur élargissement a amené Jordan Bardella à considérer que la règle de l’unanimité était « aujourd’hui en sursis » ;
- puis, formuler la critique fonctionnaliste. L’Union européenne serait un outil inadapté à son champ d’action actuel. Le RN avance alors un éventail de critiques évolutives dans le temps, portées récemment au sein d’un triptyque « concurrence déloyale », « écologie punitive » et « submersion migratoire » – nous y reviendrons ;
- enfin, la solution, « l’Europe des nations ». Est avancée la nécessité de revenir à une série de « coopérations de projet ». Le programme de Marine Le Pen en 2012 donnait le fond de la pensée frontiste, appelant à l’avènement de « la période des grands projets européens innovants, au service des peuples, bâtis à partir de partenariats volontaires, comme l’ont été Ariane ou Airbus décidés, faut-il le rappeler, en dehors des institutions communautaires »6Programme électoral de Marine Le Pen à l’élection présidentielle de 2012, viepublique.fr. Dans la même veine, le Front national de la jeunesse appelait en 2017 à sortir de l’UE pour « sauver Erasmus »7Gaëtan Dussausaye, « Pour sauver Erasmus, sortons de l’Union européenne ! », rassemblementnational.fr, janvier 2017.. Et en 2022 donc, la promotion d’une « Europe des Nations libres et souveraines, […] celle des coopérations » s’opposait « au projet de ceux qui veulent faire de l’Union européenne un super-État fédéraliste chargé d’idéologie »8Marine Le Pen, « Mon projet pour la France », manifeste, mlafrance.fr, 2022..
Ainsi, la doctrine de la construction européenne que porte le RN n’a pas substantiellement évolué depuis la première campagne de Marine Le Pen. Une certaine continuité peut également être observée avec les convictions de Jean-Marie Le Pen sur ce thème, ce dernier portant en 2007 l’idée d’une « renégociation radicale des traités dans le sens d’une Europe d’États souverains coopérant sur des sujets d’intérêt commun9Programme électoral de Jean-Marie Le Pen à l’élection présidentielle de 2007, viepublique.fr ».
Sur la forme, le RN a néanmoins réalisé une transition complète. Les campagnes présidentielles de 2012 et 2017 menées par ce qui était alors le FN faisaient la part belle à une radicalité programmatique. Marine Le Pen prônait la renégociation des traités et/ou un référendum de sortie de l’UE, la sortie de la monnaie unique ainsi que de Schengen.
Une autre proposition radicale a moins marqué la mémoire collective : jusqu’aux élections européennes de 2019, le FN puis le RN portaient l’idée d’une « Politique agricole française » (PAF), c’est-à-dire d’une renationalisation de la politique agricole commune (PAC). Depuis 2022, le parti d’extrême droite a réorienté son discours pour aller vers la proposition d’une réduction de la contribution française au budget européen et une complétion de la PAC par des subventions nationales10Cf. tableau ci-après reprenant la synthèse des programmes électoraux de Marine Le Pen aux élections présentielles de 2012, 2017 et 2022.. La dernière version de son programme délaissait la proposition d’un retour à une « Politique agricole française » pour une logique de complétion des aides européennes par des aides nationales..
Tableau n°3
Synthèse issue des programmes électoraux du FN/RN aux élections présidentielles depuis 2002.
Source : Fondation Jean-Jaurès.
Le débat d’entre-deux tours de l’élection présidentielle de 2017 symbolise pour beaucoup les difficultés que Marine Le Pen a rencontrées concernant la proposition de sortie de l’euro. Depuis lors, le programme du Rassemblement national a évolué pour atténuer la place qu’y occupent les questions européennes et en gommer les positions extrêmes. En 2022, plus aucun chapitre du programme n’est consacré en tant que tel à l’UE. Schengen doit être renégocié tandis que la réorientation européenne est renvoyée à un objectif de moyen terme. Révélateur, les mesures symboliques systématiquement présentes dans les programmes RN sont effacées. En 2017 encore, Marine Le Pen proposait par exemple de retirer le drapeau européen de l’ensemble des bâtiments publics.
La capacité du RN à nouer des alliances continentales pour réorienter l’Union est en revanche mise en avant. Une stratégie d’entrisme qui se perpétue dans un jeu de coopérations et de rivalités entre les partis d’extrême droite aux positions souverainistes au niveau européen. Si Jordan Bardella appelait en 2022 au rassemblement des élus du « camp patriote »11Julien Peyron, « Bardella : Il faudrait un groupe souverainiste unique au Parlement européen », Le Point, 27 mai 2022., le lancement de la campagne laisse plutôt apparaître une concurrence pour devenir le « premier groupe souverainiste au Parlement européen »12Op. cit., vœux à la presse, 15 janvier 2024.. Un objectif également affiché par les conservateurs (groupe CRE), que les futurs élus Reconquête ont rejoint13Hugo Palacin, « Reconquête, le parti d’Éric Zemmour, annonce rejoindre le groupe ECR au Parlement européen », ToutelEurope.eu, 7 février 2024., comme cela pourrait être le cas des députés hongrois du Fidesz, le parti de Viktor Orbán14Viktor Orbán says Fidesz is ready to join ECR party, Agence Europe, 6 février 2024..
2024 : le triptyque « submersion migratoire », « écologie punitive » et « concurrence déloyale » en fer de lance et un propos mezzo voce sur l’Ukraine
Parmi les enjeux avancés pour la future tête de liste RN, on note la volonté de faire des élections européennes un « référendum sur la submersion migratoire15Op. cit., vœux à la presse, 15 janvier 2024. » face aux risques que constituerait la conclusion du Pacte migratoire européen, qui acte le principe d’une solidarité minimale entre les États membres dans leur devoir d’accueil. Il s’agit ensuite d’agir pour la « survie de l’agriculture française » face à ce qui est présenté comme le double poids d’un trop-plein de normes et de la concurrence internationale incarnée par les traités de libre-échange. Enfin, « l’écologie punitive », qui dénaturerait « l’écologie véritable », vient compléter le tableau programmatique dessiné en ce début de campagne par le Rassemblement national.
À travers ces thèmes, la formation héritière du Front national met en avant une grille de lecture de l’actualité européenne particulièrement agile, comme lors du récent mouvement social des agriculteurs français. Dans sa « lettre ouverte aux agriculteurs de France16Lettre ouverte aux agriculteurs de France, rassemblementnational.fr », le président du RN vilipende en premier lieu la « décroissance agricole » qu’induirait à ses yeux la stratégie européenne « De la ferme à la fourchette » et se présente comme le premier défenseur de la PAC, qu’il comptait pourtant abandonner dans son programme de 2019.
Si le RN est particulièrement vocal sur ces sujets, son expression sur le soutien à l’Ukraine face à l’agression russe est bien plus modérée. Jordan Bardella avait surpris en 2023 en appelant à un retour à « une souveraineté pleine et entière de l’Ukraine17Paul Laubacher « Jordan Bardella : « Il y a eu une naïveté collective à l’égard des ambitions de Vladimir Poutine » », L’Opinion, 22 février 2023. ». Depuis lors, force est toutefois de constater que le RN prend systématiquement le contre-pied des politiques d’appui de l’Union. L’aide financière de 50 milliards actée au dernier Conseil européen ? Une preuve que les dirigeants européens « poignardaient dans le dos » les agriculteurs européens pour le député européen Jean-Lin Lacapelle18Voir Intervention au Parlement européen dans le cadre du débat sur les conclusions des réunions du Conseil européen du 1er février 2024.. L’ouverture des négociations d’adhésion à l’UE ? Un contournement du « consentement des peuples » pour Jordan Bardella19Op. cit., vœux à la presse, 15 janvier 2024.. De même sur les sanctions envers la Russie ou encore la fourniture d’armes dépassant le simple arsenal défensif à l’Ukraine, le RN affiche systématiquement un soutien à la « paix » qui tient au mieux de la passivité plutôt qu’à l’appui du peuple ukrainien20Sur ce sujet, on peut renvoyer à la prise de position particulièrement instructive de Jordan Bardella à l’occasion du sommet UE-Ukraine organisé à Kiev en février 2023. Voir Intervention au Parlement européen dans le cadre de la préparation du sommet UE-Ukraine (débat), 2 février 2023..
Les raisons du vote RN : un bulletin à visée nationale, centré sur les questions sociales
Le vote RN se singularise par une vision essentiellement nationale de la réalité européenne. En 2019, les électeurs de la liste du Rassemblement national étaient 67% à affirmer avoir voté selon des enjeux nationaux contre 39% des Français. Ce qui en fait le seul électorat à s’être positionné principalement sur cette base21« Européennes 2019 : profil des électeurs et clefs du scrutin », Ifop pour Paris Match, CNews, Sud Radio, 27 mai 2019..
Tableau n°4. Les raisons du vote aux élections européennes de 2019 et 2014
Enquêtes jour de vote Ifop.
Source : Fondation Jean-Jaurès.
En parallèle, les électeurs du RN jugent que les principales compétences de l’Union européenne doivent revenir à la France et surtout que l’UE doit être un cadre favorable à la France pour servir ses intérêts. Ainsi, que ce soit la défense, la santé ou la sécurité, environ trois quarts d’entre eux jugent que la France doit renforcer son autonomie au niveau national22« Quelle France et quelle Europe pour demain ? », Ifop pour Le Journal du dimanche, Paris Match et Europe 1, mars 2022..
Loin d’être un handicap pour le RN, cette conception du vote vient le renforcer pour peu que les enjeux nationaux et l’impopularité gouvernementale se connectent comme c’est actuellement le cas. Alors que les électeurs RN sont concentrés sur les questions de pouvoir d’achat (75% déclarent qu’il sera un enjeu qui comptera au moment du vote contre 56% dans l’ensemble des Français), d’inflation (72% et 50% respectivement) ou d’immigration (78% contre 40%), ils sont 72% à reconnaître qu’en votant aux européennes de 2024, ils exprimeront leur opposition à Emmanuel Macron et à son gouvernement (contre 42% dans l’ensemble des Français)23« Eurotrack », OpinionWay pour Vae Solis, Les Échos, Radio Classique, vague 3, janvier 2024..
Autre caractéristique du vote RN – et avantage comparatif supplémentaire pour le parti –, il vient exprimer des aspirations souverainistes tendancielles chez les Français. À la question du modèle de construction européenne qu’ils souhaiteraient, 45% des Français penchent vers « une Europe des nations avec davantage de souveraineté des États » contre 31% souhaitant « une souveraineté européenne dans le cadre d’une Europe plus intégrée » (et 24% ne sachant pas choisir). Une vision souverainiste partagée avec l’électorat mélenchoniste et mariniste (48%, soit trois points de plus que la moyenne nationale) mais encore plus par celui de Valérie Pécresse (63%) et d’Éric Zemmour (75%) et qui semble n’être – à ce stade – incarnée que par le RN, lui offrant ainsi une place de choix dans la défense de ce modèle, le vote Renaissance étant clairement identifié comme celui d’une Europe plus unie, plus fédérale.
De la sortie de l’euro à la lutte contre l’immigration et l’opposition au Pacte vert
En février 2022, un sondage Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès24Paul Cébille et Théo Verdier, « Les Européens et l’euro : la perception de la monnaie unique vingt ans après son adoption », Fondation Jean-Jaurès, 7 février 2022. montrait que malgré l’abandon par le RN de la sortie de l’euro dès 2017, ses électeurs n’étaient qu’un tiers à suivre la direction du parti dans cette voie. Même chose sur la sortie de l’UE, que souhaitent toujours 54% des électeurs de Marine Le Pen en 2022.
Malgré ce soutien d’une part de sa base à un positionnement européen radical, le parti s’appuie désormais sur une série de marqueurs plus lisses pour exprimer son opposition à l’Union européenne telle qu’elle fonctionne aujourd’hui. On l’a vu, la critique a quitté le terrain du bien-fondé de l’existence des institutions européennes pour porter sur l’immigration, l’écologie, le libre-échange.
Lors de la dernière élection présidentielle, le RN a développé cette posture à travers la proposition d’intégration dans la Constitution de la « priorité nationale ». Et ce, en vue de garantir son application malgré d’éventuelles décisions de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour de justice de l’Union européenne. Une proposition qui correspond encore en 2024 à l’échelle des priorités faites par les soutiens du RN, mais également des Républicains sur la question migratoire. Le niveau de l’immigration constitue une priorité pour 63% de leurs sympathisants, contre 32% pour le reste des Français.
Tableau n°5. Q. Parmi les enjeux suivants, quels sont les trois qui vous préoccupent le plus à titre personnel ?
Résultats par proximité partisane. Baromètre politique Ipsos-La Tribune Dimanche, janvier 2024.
Source : Fondation Jean-Jaurès.
Un second cas d’illustration étant celui de l’interdiction de vente de véhicules neufs à moteur thermique à partir de 2035 décidée dans le cadre du Pacte vert européen. S’y opposant, le RN est rejoint sur ce point par une majorité de Français. Il capitalise également sur une opposition marquée à droite : 74% des Français déclarant souhaiter voter pour le RN et Les Républicains y sont défavorables, 80% pour les soutiens potentiels de la liste Reconquête.
Sur ces thématiques revenues au centre du débat avec la crise des agriculteurs, le RN peut tout à la fois se ranger du côté de la majorité des Français, et surtout des agriculteurs, et concurrencer la gauche qui s’oppose également aux traités de libre-échange mais ne sera pas en capacité de séduire un électorat plus conservateur sur ces questions. En 2019, seuls 19% des Français se déclaraient favorables au traité avec le Mercosur en cours de négociation et 38% y étaient opposés (43% se déclarent sans opinion), en particulier les électorats de gauche mais également majoritairement celui de François Fillon25Isabelle Ficek, « Ceta, Mersosur : les Français très réticents face au libre-échange », Les Échos, 29 juillet 2019..
Enfin, à l’heure où le pouvoir d’achat constitue la première préoccupation des Français26Baromètre politique Ipsos-La Tribune Dimanche, janvier 2024., la future liste menée par Jordan Bardella conjugue ses aspirations souverainistes avec un profil social. Elle est jugée par 24% des Français comme la plus capable de trouver des solutions au problème de la précarité, loin devant celle de Renaissance (12%) ou celle du Parti socialiste (11%)27« Les Français et les élections européennes : intentions de vote & regard sur la précarité », Ifop pour L’Itinérant, janvier 2024..
RN et Reconquête : une différence d’approche malgré une proximité sur la vision européenne
Nouveauté de cette période politique, plus observée depuis la fin des années 1990, l’émergence d’une force politique – certes modeste – à la droite du RN, le parti Reconquête d’Éric Zemmour modifie les enjeux électoraux en place pour l’extrême droite et le souverainisme en France. Tout d’abord, il faut rappeler que les deux électorats ne sont socialement pas similaires, ce qui implique un rapport légèrement différent à l’Union européenne. L’électorat Zemmour est plus masculin, plus âgé aussi, donc plus aisé et plutôt retraité. Il est également plus diplômé par rapport à l’électorat Le Pen28« Présidentielle 2022 – Sondage du jour du vote : profil des électeurs et clés du scrutin (1er tour) », Ifop pour TFI, LCI, Paris Match, Sud Radio, 10 avril 2022..
L’électorat Zemmour se montre plus radicalement eurosceptique que celui du RN. À titre d’exemple, si une majorité de l’électorat RN reconnaît que la France doit renforcer son autonomie et son indépendance en matière de lutte contre le réchauffement climatique au niveau européen, ils ne sont que 49% au sein de l’électorat Zemmour (contre 66% pour l’ensemble des Français). À l’inverse, seuls 30% des électeurs Zemmour jugent qu’il faudrait proposer l’instauration d’un gouvernement fédéral européen qui agirait sans avoir à consulter les gouvernements des États membres contre 50% des électeurs Le Pen29« Quelle France et quelle Europe pour demain ? », Ifop pour le JDD, Paris Match et Europe 1, mars 2022..
Ainsi, sur la base d’un euroscepticisme partagé (moins d’un électeur Zemmour et moins d’un électeur Le Pen sur deux déclarent se sentir fiers d’être Européens30« Quelle France et quelle Europe pour demain ? », Ifop pour le JDD, Paris Match et Europe 1, mars 2022.) mais d’une approche différente de l’opposition à l’Union européenne, la tendance des élections européennes de 2024 en France pourrait être celle d’un renforcement du camp eurosceptique, comme cela fut le cas à l’élection présidentielle de 2022.
L’illustration en a été faite par la récente polémique sur la défense de la « remigration » portée par l’Alternative für Deutschland (AfD) en Allemagne. La réaction négative de Marine Le Pen et celle plus positive de Marion Maréchal, marquant une division nette entre les deux partis, permet surtout d’envoyer un message clair de positionnement – en apparence – plus modéré pour le RN et plus radical pour Reconquête31« Plan de ‘remigration’ : le parti d’extrême droite allemand, l’AfD, embarrasse le RN », France Info, 5 février 2024.. Chaque parti visant ainsi une partie de l’électorat que l’autre n’entend pas capter. Pour autant, il faudra observer la dynamique des autres partis, notamment Renaissance et la gauche dont une progression dans les intentions de vote ou de bonnes performances lors des débats, pourraient développer des stratégies de vote utile en faveur du RN pour le maintenir en première place le jour du vote.
- 1« Élections européennes 2024 : Jordan Bardella confirme qu’il sera tête de liste du Rassemblement national », France Info avec AFP, 3 septembre 2023.
- 2Paul Messad, « Européennes : Jordan Bardella promet des élections « compliquées » au camp présidentiel », Euractiv, 16 janvier 2024.
- 3Marine Le Pen, « Mon projet pour la France », manifeste, mlafrance.fr, 2022.
- 4Op. cit., vœux à la presse du 15 janvier 2024.
- 5Guy Verhofstadt, Sven Simon, Gabriele Bischoff, Daniel Freund, Helmut Scholz, Rapport sur les projets du Parlement européen tendant à la révision des traités, Parlement européen, 7 novembre 2023.
- 6Programme électoral de Marine Le Pen à l’élection présidentielle de 2012, viepublique.fr
- 7Gaëtan Dussausaye, « Pour sauver Erasmus, sortons de l’Union européenne ! », rassemblementnational.fr, janvier 2017.
- 8Marine Le Pen, « Mon projet pour la France », manifeste, mlafrance.fr, 2022.
- 9Programme électoral de Jean-Marie Le Pen à l’élection présidentielle de 2007, viepublique.fr
- 10Cf. tableau ci-après reprenant la synthèse des programmes électoraux de Marine Le Pen aux élections présentielles de 2012, 2017 et 2022.
- 11Julien Peyron, « Bardella : Il faudrait un groupe souverainiste unique au Parlement européen », Le Point, 27 mai 2022.
- 12Op. cit., vœux à la presse, 15 janvier 2024.
- 13Hugo Palacin, « Reconquête, le parti d’Éric Zemmour, annonce rejoindre le groupe ECR au Parlement européen », ToutelEurope.eu, 7 février 2024.
- 14Viktor Orbán says Fidesz is ready to join ECR party, Agence Europe, 6 février 2024.
- 15Op. cit., vœux à la presse, 15 janvier 2024.
- 16Lettre ouverte aux agriculteurs de France, rassemblementnational.fr
- 17Paul Laubacher « Jordan Bardella : « Il y a eu une naïveté collective à l’égard des ambitions de Vladimir Poutine » », L’Opinion, 22 février 2023.
- 18
- 19Op. cit., vœux à la presse, 15 janvier 2024.
- 20Sur ce sujet, on peut renvoyer à la prise de position particulièrement instructive de Jordan Bardella à l’occasion du sommet UE-Ukraine organisé à Kiev en février 2023. Voir Intervention au Parlement européen dans le cadre de la préparation du sommet UE-Ukraine (débat), 2 février 2023.
- 21« Européennes 2019 : profil des électeurs et clefs du scrutin », Ifop pour Paris Match, CNews, Sud Radio, 27 mai 2019.
- 22« Quelle France et quelle Europe pour demain ? », Ifop pour Le Journal du dimanche, Paris Match et Europe 1, mars 2022.
- 23« Eurotrack », OpinionWay pour Vae Solis, Les Échos, Radio Classique, vague 3, janvier 2024.
- 24Paul Cébille et Théo Verdier, « Les Européens et l’euro : la perception de la monnaie unique vingt ans après son adoption », Fondation Jean-Jaurès, 7 février 2022.
- 25Isabelle Ficek, « Ceta, Mersosur : les Français très réticents face au libre-échange », Les Échos, 29 juillet 2019.
- 26Baromètre politique Ipsos-La Tribune Dimanche, janvier 2024.
- 27« Les Français et les élections européennes : intentions de vote & regard sur la précarité », Ifop pour L’Itinérant, janvier 2024.
- 28« Présidentielle 2022 – Sondage du jour du vote : profil des électeurs et clés du scrutin (1er tour) », Ifop pour TFI, LCI, Paris Match, Sud Radio, 10 avril 2022.
- 29« Quelle France et quelle Europe pour demain ? », Ifop pour le JDD, Paris Match et Europe 1, mars 2022.
- 30« Quelle France et quelle Europe pour demain ? », Ifop pour le JDD, Paris Match et Europe 1, mars 2022.
- 31« Plan de ‘remigration’ : le parti d’extrême droite allemand, l’AfD, embarrasse le RN », France Info, 5 février 2024.