Comprendre les sentiments de nostalgie et de déclin français est un impératif de notre époque. Quelles sont les sources de ce phénomène ? Qui sont les Français les plus sensibles à ce pessimisme social ? Et quelles en sont les traductions politiques ? C’est à l’ensemble de ces questions que Antoine Bristielle et Tristan Guerra tentent de répondre pour l’Observatoire de l’opinion de la Fondation.
Depuis la rentrée politique de cette année présidentielle, le nom d’Éric Zemmour est sur toutes les lèvres tant l’ambiguïté du polémiste concernant une probable candidature à la présidentielle suscite une excitation médiatique impressionnante. Si cette dynamique d’attention de la part des médias n’est pas étrangère à ce « phénomène Zemmour », il n’en demeure pas moins que les intentions de vote, le créditant jusqu’à 14% des suffrages au premier tour dans certaines hypothèses, tendent à montrer un certain engouement d’une fraction de la population1Baromètre d’intentions de vote à l’élection présidentielle de 2022. Vague 14, enquête Harris Interactive pour Challenges, réalisée du 17 au 20 septembre 2021 auprès d’un échantillon national représentatif de 1022 personnes inscrites sur les listes électorales., qui n’est pas sans rapport avec son exposition médiatique2Voir Pauline Perrenot, « Zemmour : un artefact médiatique à la Une », ACRIMED, 5 octobre 2021..
À bien des égards, les positionnements très durs d’Éric Zemmour sur les questions d’insécurité et d’immigration trouvent un écho au sein d’une France faisant de la lutte contre la délinquance une de ses premières préoccupations3Selon l’enquête Ipsos « Fractures françaises » pour la Fondation Jean-Jaurès de septembre 2021, 42% des Français placent la délinquance parmi les trois enjeux qui les préoccupent le plus à titre personnel.. Mais plus que d’être simplement l’avatar de la lutte contre l’insécurité, le polémiste d’extrême droite fait appel à des ressentis beaucoup plus profonds. Comme ses discours, textes et interventions ont pu en témoigner, Éric Zemmour se présente comme le candidat de la nostalgie et du déclinisme. L’image d’une France déclinante et d’un passé grandiose, mais révolu, est en effet la pierre angulaire de son analyse. Déjà, dans une interview sur RTL, en 2018, Éric Zemmour n’hésitait pas à se qualifier de « nostalgique et réactionnaire », faisant référence à la fois à la période d’opulence des Trente Glorieuses et à la grandeur de l’époque napoléonienne. Le polémiste identitaire déclarait ainsi : « Je pense que, depuis 1815, la nostalgie de la grandeur française est le propre de la France4Interview d’Éric Zemmour sur RTL, 10 septembre 2018.. »
Or, comme en attestent les différentes études d’opinion, les attitudes déclinistes semblent se situer à un haut niveau dans notre pays. En septembre 2021, c’est environ 75% des Français qui pensent que la France est en déclin. Sept Français sur dix (69%) s’accordent pour dire que « en France, c’était mieux avant ». La même proportion déclare s’inspirer des valeurs du passé dans sa vie. Enfin, seule une minorité des Français (43%) pense que l’avenir de la France est plein d’opportunités et de nouvelles possibilités5Enquête Ipsos « Fractures françaises » pour la Fondation Jean-Jaurès, septembre 2021.. Au total, les attitudes pessimistes sont donc assez clairement dominantes dans le pays.
Qu’est-ce que le pessimisme social ?
Certaines études décrivent le pessimisme social comme une vision préoccupante nourrie par l’idée que la société est en déclin et qu’il existe une impuissance collective à changer les choses pour le mieux6Eefje Steenvoorden, « A General Discontent Disentangled: A Conceptual and Empirical Framework for Societal Unease », Social Indicators Research, vol. 124, n°1, 2015, pp. 85-110.. De même, on retrouve dans la littérature scientifique, en science politique comme en sociologie ou en psychologie sociale, la formule de « pessimisme culturel » pour désigner la perception que sa propre culture est en déclin7Oliver Bennett, Cultural Pessimism. Narratives of Decline in the Postmodern World, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2001., tandis que d’autres auteurs parlent d’« un manque de bien-être [à l’idée de faire partie de] la société8Mark Elchardus et Wendy Smits, Het grootste geluk, Louvain, Lannoo Campus, 2007, p. 104. ». Ainsi, le pessimisme sociétal est souvent défini comme une préoccupation autour du fait que la société est en déclin9Eefje Steenvoorden et Eelco Harteveld, « The appeal of nostalgia : the influence of societal pessimism on support for populist radical right parties », West European Politics, vol. 41, n°1, 2018, p. 32., mais cela ne rend pas tout à fait compte de l’entièreté du phénomène.
Dans cette note, nous proposons de définir le pessimisme social comme une double vision de la société, qui mêle une perception décliniste de la société et un sentiment nostalgique puissant conduisant à faire du passé une époque dorée à laquelle on souhaiterait idéalement revenir. Le pessimisme social est ainsi une attitude sociopolitique latente située à l’entrecroisement du déclinisme (la croyance dans le fait que l’avenir de la société sera forcément moins bon qu’aujourd’hui) et de la nostalgie (la société allait mieux hier qu’aujourd’hui). La situation actuelle serait ainsi perçue comme moins bonne que les temps glorieux d’un passé révolu et il n’y aurait, en parallèle, aucune capacité de redressement général, donc peu d’espoir de voir la situation évoluer favorablement. De ce point de vue, le pessimisme ne saurait rendre compte du moral personnel des individus, qui peuvent se trouver affectés par des circonstances personnelles, mais désigne bien une attitude politique per se qui véhicule une certaine vision du monde. À rebours du pessimisme sociétal, on trouve aussi l’actualisation sociale qui désigne « l’évaluation du potentiel [positif] de la trajectoire de la société10Corey Keyes, « Social Well-Being », Social Psychology Quarterly, vol. 61, n°2, 1998, p. 122. ». Le pessimisme social est aussi relié à une autre attitude très proche de ce que Eefje Steenvoorden définit comme le « malaise sociétal » et qui renvoie à « une préoccupation latente concernant l’état précaire de la société », un ensemble de croyances qui fait référence à une perception détériorée de la société perçue comme ingérable11Eefje Steenvoorden, « A General Discontent Disentangled: A Conceptual and Empirical Framework for Societal Unease », art. cit., p. 86..
En France, et du côté des études sociologiques de terrain, on retrouve ce puissant sentiment de nostalgie qui semble frapper en premier lieu – mais pas seulement – les territoires en déclin, gagnés par le chômage de masse et la précarité. Dans son enquête ethnographique et par les entretiens réalisés dans les campagnes en déclin de l’Est de la France, Benoît Coquard remarque que les jeunes actifs cultivent une nostalgie d’un âge d’or révolu où « tout était mieux avant », que ce soit en termes d’opportunité professionnelle, d’ascension sociale, de loisirs, de festivités et de sociabilité12Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La Découverte, coll. « L’envers de faits », 2019.. Nombre de jeunes Français issus des milieux populaires se remémorent ainsi avec mélancolie et envie une époque qu’elles et ils n’ont paradoxalement pas connue : celle de leurs parents, voire de leurs grands-parents. Si cette mémoire intergénérationnelle se transmet principalement dans le cadre du travail chez les catégories populaires, elle n’en demeure pas moins largement mythifiée.
Du côté de l’Hexagone, certaines élites françaises ont depuis longtemps cultivé une culture décliniste13Par exemple, chez les journalistes, on retrouve cette lecture dans l’ouvrage de Nicolas Baverez, La France qui tombe, Paris, Perrin, 2004.. Mais la France se distingue-t-elle vraiment des autres pays européens dans son niveau de pessimisme social ? Sans aucun doute, comme l’illustre le graphique 1 basé sur les données de l’enquête sociale européenne14On reprend ici la méthodologie employée par Eefje Steenvoorden et Eelco Harteveld dans leur article « The appeal of nostalgia: the influence of societal pessimism on support for populist radical right parties », art. cit.. Les pays nordiques (Danemark, Finlande, Norvège et Suède) et la Suisse sont les pays les moins pessimistes. La Belgique, les Pays-Bas et l’Allemagne ont un niveau de pessimisme social intermédiaire. Enfin, les deux pays latins que sont l’Italie et la France se distinguent par un fort niveau de pessimisme social. Sans tomber dans des explications culturalistes (du type « les Français voient tout en noir »), les spécificités des systèmes politiques peuvent expliquer une partie plus ou moins importante du pessimisme social enregistré dans les opinions publiques nationales. D’autres travaux ont, par ailleurs, bien documenté ce rapport particulier que les Français entretiennent avec le passé et comment cela affecte le bien-être15Voir par exemple Claudia Senik, L’Économie du bonheur, Paris, Seuil, 2014. Les rapports de l’Observatoire du bien-être du Cepremap, dirigés par Mathieu Perona et Claudia Senik, dressent également un aperçu éclairant de l’ampleur et des causes du pessimisme français : Le Bien-être en France, rapport 2020..
Graphique 1. Niveau de pessimisme social dans les pays européens (Enquête sociale européenne, vague 6, 2012)
Le pessimisme social au cœur de l’idéologie des droites radicales
En prenant un peu de recul, on s’aperçoit que le pessimisme est au cœur de l’idéologie des droites radicales et populistes en Europe. De nombreux auteurs décrivent, en effet, cette idéologie comme « réactionnaire et tournée vers le passé, reflétant un profond sentiment de nostalgie du bon vieux temps16Hans-Georg Betz et Carol Johnson, « Against the Current – Stemming the Tide: The Nostalgic Ideology of the Contemporary Radical Populist Right », Journal of Political Ideologies, vol. 9, n°3, 2004, p. 311. ». Chez Paul Taggart, la notion de « heartland » ne désigne pas une société idéale qui peut être atteinte dans le futur, mais une société qui a existé dans le passé et qui peut être restaurée17Paul Taggart, « Populism and representative politics in contemporary Europe », Journal of Political Ideologies, vol. 9, 2004, pp. 269-288.. Ce passé se trouve toutefois largement romancé, le heartland étant une vision imaginaire d’un pays homogène et non une réalité objective.
Pour Jan Willem Duyvendak, les droites radicales cultivent la nostalgie d’un foyer national qui ne serait pas abîmé ni menacé par la mondialisation et, en particulier, par la présence d’immigrés. Chez les acteurs qui mobilisent ce discours, « le passé est dépeint comme un ensemble fermé et sans conflit, porté par des citoyens qui partageaient tous fondamentalement les mêmes croyances, normes et traditions18Jan Willem Duyvendak, The Politics of Home. Belonging and Nostalgia in Western Europe and the United States, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2011, p. 85. ». Enfin, dans leur dernier livre19Pippa Norris et Ronald Inglehart, Cultural Backlash. Trump, Brexit, and Authoritarian Populism, Cambridge, Cambridge University Press, 2016., les politistes Ronald Inglehart et Pippa Norris notent comment le slogan du candidat républicain Donald Trump « Make America Great Again » pendant la campagne de 2016 « fait appel avec nostalgie à un passé doré mythique ». Ils affirment que cette nostalgie peut également être entendue dans les discours des partis de la droite radicale en Europe.
Données mobilisées
Nos analyses reposent ensuite sur la dernière édition de l’enquête « Fractures françaises » réalisée en septembre 2021 par l’institut de sondage Ipsos pour la Fondation Jean-Jaurès. L’enquête, réalisée depuis près d’une décennie, est, en effet, une source de données d’opinion unique et très riche pour étudier les tensions et clivages des valeurs et préférences politiques qui parcourent l’opinion publique française d’année en année.
Notre mesure du pessimisme social se fonde sur quatre questions différentes de l’enquête, et qui correspondent chacune à une des facettes de ce que l’on nomme communément le pessimisme social. Les attitudes déclinistes sont mesurées dans l’enquête par ces deux questions : « Quand je pense à la France dans les années qui viennent, je me dis que son avenir est plein d’opportunités et de nouvelles possibilités » (d’accord / pas d’accord en 4 items) et « La France est / n’est pas en déclin »(alternative dichotomique). À cela s’ajoutent, du côté de la nostalgie, deux questions supplémentaires : « Dans ma vie, je m’inspire de plus en plus des valeurs du passé » (d’accord / pas d’accord en 4 items) et « En France, c’était mieux avant » (d’accord / pas d’accord en 4 items)20Ces questions font aussi écho à d’autres questions mobilisées dans la littérature pour mesurer à l’échelle des citoyens leur degré de pessimisme social.. Ensuite, nous avons agrégé l’ensemble de ces questions dans un seul indicateur, ce qui nous a permis de mesurer une attitude latente qui reflète à la fois la nostalgie et le déclinisme des citoyens, c’est-à-dire une mesure du pessimisme social21Techniquement, nous formons un simple index additif avec ces questions, dont le lien statique est satisfaisant (α de Cronbach = .67) et supérieur à celui renseigné dans certaines publications scientifiques. Par ailleurs, une analyse factorielle confirme que les items s’alignent sur le même facteur..
Évolution du pessimisme social au cours de la dernière décennie
La lecture de la série d’enquêtes « Fractures françaises » réalisée par la Fondation Jean-Jaurès depuis 2014 atteste également d’un fort niveau de pessimisme social dans le pays. En 2021, 75% des Français considéraient la France en déclin, contre seulement 25% qui affirmaient le contraire et se montraient plutôt optimistes. Si pour 45% ce déclin n’est pas irréversible, ils sont tout de même près d’un tiers à penser qu’il s’agit d’un déclin irréversible.
Graphique 2. Évolution des opinions déclinistes entre 2014 et 2021 (enquêtes Fractures françaises)
En dépit de cette lecture statistique, il ne semble pourtant pas y avoir de fatalité sur l’évolution des opinions déclinistes, au moins sur la période récente. Avant 2017, le niveau des opinions déclinistes était encore plus fort : en 2016, 86% pensaient que la France était sur le déclin. Sur le sentiment de nostalgie, il baisse même sur le moyen terme : 78% des répondants disaient s’inspirer des valeurs du passé en 2014 contre 72% aujourd’hui. La proportion de personnes qui déclarent qu’en France c’était mieux avant est, quant à elle, passée de 74% en 2014 à 69% en 2021.
Ces mouvements d’amplitude modérée sont sans doute liés à la conjoncture économique et aux événements exceptionnels (terrorisme) qui atténuent ou amplifient le pessimisme social. Mais c’est aussi et surtout les discours des élites politiques sur leur propre pays qui façonnent ces croyances. La meilleure preuve de l’aspect « thermostatique » du déclinisme est à chercher lors des élections présidentielles. Ainsi, l’année 2017 se distingue-t-elle des autres par son – relativement – faible niveau de déclinisme et de nostalgie. C’est sans doute là un effet (pervers) du système présidentiel qui suscite un énorme espoir à travers le pays à l’approche des élections nationales. En effet, les années de l’élection présidentielle, l’espoir de voir les choses enfin changer rend l’électorat enthousiaste, notamment avec l’emphase des candidats et des médias sur la capacité d’un nouveau président à enfin régler l’entièreté des problèmes du pays. Or, comme en attestent les travaux d’Emiliano Grossman et Nicolas Sauger dans Pourquoi détestons-nous autant nos politiques ?22Emiliano Grossman et Nicolas Sauger, Pourquoi détestons-nous autant nos politiques ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2017., l’élection présidentielle soulève d’immenses espoirs tous les cinq ans qui seront immédiatement déçus par le jeu des contraintes internationales, européennes et domestiques qui pèsent sur l’action des présidents français. Cette forte déception, qui se manifeste en premier lieu dans la faible confiance accordée aux exécutifs français quelques mois seulement après leur prise de fonction et qui mine par la suite leur quinquennat, joue aussi logiquement sur le degré de pessimisme collectif.
Cependant, du côté des signaux faibles, on note que la réponse « La France est en déclin et c’est irréversible » tend à augmenter sans discontinuer sur la période couverte par les enquêtes, passant de 20% en 2014 à plus de 30% en août 2021. Alors que 65% des Français jugeaient sous François Hollande que ce déclin était réversible, ils ne sont plus que 45% à le penser sous Emmanuel Macron en 2021 (-20 points en sept ans). Bien plus qu’un enfoncement général de la France dans le déclinisme et le pessimisme, sans doute se produit-il un glissement, plus ou moins silencieux, d’une partie non négligeable de l’opinion publique française qui devient acquise à un pessimisme de plus en plus prononcé. Nous revenons sur ce point dans la conclusion de la note.
Qui sont les pessimistes ?
Alors quels groupes sociaux dans la société française entretiennent cette mentalité de pessimisme social, modelée par les attitudes déclinistes et nostalgiques ? Quels autres groupes s’en distinguent par une plus grande confiance dans l’avenir du pays ?
Le niveau de pessimisme social semble un peu plus fort chez les femmes que chez les hommes. S’il ne semble pas y avoir d’effet générationnel net et global de l’âge, on voit que les plus de soixante-cinq ans sont, par exemple, moins pessimistes que la tranche des jeunes actifs entre vingt-quatre et trente-cinq ans.
Le niveau de diplôme et la profession exercée, deux indicateurs forts de la place dans la structure sociale, sont aussi des facteurs potentiellement explicatifs de ce sentiment. Comme on pouvait s’y attendre, les personnes moins diplômées se montrent plus pessimistes que celles qui sont davantage diplômées. Si l’on porte le regard sur le niveau de pessimisme social en fonction des professions et catégories socioprofessionnelles, on s’aperçoit que les catégories populaires (employés et ouvriers) se montrent davantage déclinistes et nostalgiques, tandis que les cadres et professions intellectuelles supérieures le sont significativement un peu moins. De façon symétrique, la position sociale subjective est aussi positivement associée au pessimisme social : plus les gens se disent appartenir aux groupes défavorisés ou de classes sociales inférieures, plus ils se montrent pessimistes envers l’avenir et nostalgiques du passé. La relation est d’ailleurs confirmée avec le niveau de revenus du foyer : plus on gagne de revenus, moins le pessimisme social est important et vice versa. Ces résultats suggèrent donc que les croyances déclinistes sont d’autant plus répandues quand la pauvreté, notamment monétaire, est forte.
De leur côté, le lieu de vie ou la pratique religieuse ne semblent pas avoir d’incidence sur les indicateurs de pessimisme social. Dans l’ensemble, on peut voir que les attitudes pessimistes sont surtout répandues dans les milieux populaires. Cependant, bien plus que les caractéristiques sociales des individus, c’est surtout dans les alignements politiques des citoyens que l’on observe les contrastes les plus importants.
Pessimisme social et principales dimensions du conflit politique
Quelles sont alors les origines politiques des opinions déclinistes ? Est-ce par mémoire d’un temps où le rapport de force économique privilégiaient un État fortement interventionniste et protecteur ? Ou bien est-ce à cause du rapport majoritairement hostile des Français à l’égard de la mondialisation ? Enfin, quel lien y a-t-il entre perception de la démocratie et pessimisme social ?
Les attitudes déclinistes et nostalgiques sont en premier lieu fortement associées aux valeurs culturelles, que ce soit vis-à-vis du rapport à l’immigration (corrélation r = .44) ou à la perception de l’islam comme menace pour la société française (r = .29). Ce résultat n’est guère surprenant dans la mesure où, du côté de l’offre politique, un nombre croissant de discours politiques semblent articuler une pensée décliniste et nostalgique sur la France d’avant, mythifiée et glorifiée, avec des énoncés aux relents explicitement xénophobes et hostiles à l’islam et aux musulmans. Ici, nous montrons que cette relation existe aussi au niveau de l’électorat.
Les Français sont également d’autant plus pessimistes en fonction de leur perception de la mondialisation. La perception de la mondialisation comme une menace semble liée à la propension au pessimisme social (r = .27), de même auprès de ceux pour qui la solution résiderait dans une forme de protectionnisme (r = .32). A contrario, le pessimisme social semble ne pas entretenir de lien avec les préférences en matière économiques (r = .02), signe que les pessimistes sont à trouver aussi bien chez ceux qui souhaitent une plus forte redistribution et une plus forte intervention de l’État dans l’économie que chez les citoyens les plus libéraux.
Enfin, et surtout, le niveau de pessimisme social semble être associé aux représentations négatives sur l’état de la démocratie française (r = .49), que ce soit l’idée d’un système politique corrompu qui fonctionnerait mal et qui serait miné par l’inaction de politiciens qui agiraient avant tout pour leurs intérêts personnels. C’est donc sans surprise que le pessimisme social se trouve particulièrement corrélé avec la défiance politique (r = .39) et la défiance interpersonnelle (r = .29).
Le pessimisme social s’articule donc davantage avec la perception des menaces de nature culturelle, la tentation du repli national par crainte des effets de la mondialisation, mais aussi la frustration de plus en plus marquée à l’égard de l’état actuel du fonctionnement de la démocratie française. C’est, semble-t-il, sur ces trois piliers que les croyances pessimistes et déclinistes prennent racine.
Pessimisme et vote
Quel est l’effet du pessimisme social sur les comportements électoraux ? Afin d’étudier plus avant la relation entre le pessimisme social et le vote, nous avons recours à la modélisation statistique afin de tenir compte des facteurs auxiliaires qui pourraient altérer la relation entre le pessimisme et le vote. Celle-ci permet ainsi de tenir compte, par exemple, des effets de composition sociale et de vérifier la robustesse de la relation toutes choses égales par ailleurs.
Le graphique 3 permet d’apprécier l’effet du pessimisme social sur les probabilités de vote pour les cinq principaux candidats à l’élection présidentielle de 2017 (Jean-Luc Mélenchon, Benoît Hamon, Emmanuel Macron, François Fillon et Marine Le Pen) ainsi que pour les Français qui se sont abstenus ou qui ont voté blanc lors de ce scrutin.
Graphique 3. Effet du pessimisme social sur le vote à l’élection présidentielle de 2017 (enquête Fractures françaises)
Note : Les points noirs représentent les effets marginaux du pessimisme social sur la probabilité de vote pour un candidat en 2017. Ces estimations sont issues d’un modèle logistique multinomial et les intervalles de confiance représentent les marges d’erreur associées.
Sans surprise, on observe un effet très clair du pessimisme social sur le vote déclaré pour Marine Le Pen en 2017. Ainsi, lorsque le niveau de pessimisme social est à son minimum chez les individus, les chances de voter pour Marine Le Pen restent très faibles (environ 5%). A contrario, au niveau le plus élevé de pessimisme social, les chances de voter pour la candidate du Rassemblement national augmentent très significativement, atteignant entre 40% et près de 60%, ce qui fait du pessimisme social un déterminant certain du vote en faveur de la droite radicale en France.
Par contraste, ceux qui ont un faible ou très faible niveau de pessimisme social ont le plus de chances d’avoir voté pour Emmanuel Macron en 2017. Ainsi, plus le pessimisme augmente, plus les chances de s’être exprimé en sa faveur diminuent. Il s’agit en fait de la relation inverse de l’effet du pessimisme observé avec le vote pour Marine Le Pen. Si Marine Le Pen est parvenue assez logiquement à capter le vote des nostalgiques et des déclinistes, Emmanuel Macron, qui s’est assez largement appuyé il est vrai sur « la France qui va bien », a pu compter sur le vote de ceux qui sont plutôt confiants dans l’avenir de leur pays et qui n’idéalisent pas le passé.
Plus surprenant est l’absence d’effet du pessimisme social sur le vote pour François Fillon, alors que le candidat de la droite de gouvernement avait pourtant construit son programme économique autour du déclin socioéconomique qui menacerait de façon imminente l’avenir de la France, son rang dans le concert des nations. Lui qui, dès 2012, appelait les Français à « travailler plus » pour « éviter le déclin »23« Fillon : “Il faut travailler plus” pour éviter “le déclin” », Le Monde, 10 septembre 2012.. Ainsi les mesures économiques du programme de François Fillon entendaient répondre à l’urgence de la dette nationale ou bien à la compétitivité dégradée de l’économie française qui, selon certains, faisaient peser une menace sérieuse sur l’avenir du pays. Pour autant, l’électorat culturellement conservateur, mais économiquement libéral, et de nature assez aisée, qui s’était prononcé en sa faveur ne l’a pas fait en fonction de ses attitudes déclinistes.
Déclinisme et nostalgie ne semblent pas non plus avoir d’incidence sur la propension à voter en faveur de Jean-Luc Mélenchon, qui a rassemblé un électorat certes populaire, mais aussi diplômé-déclassé. À la lumière de la comparaison internationale, il s’agit d’une singularité dans la mesure où des travaux européens ont mis en avant la relation entre vote pour la gauche radicale et pessimisme social. L’espoir qu’a pu susciter sa campagne présidentielle en 2017 a pu peut-être modérer l’effet du pessimiste, voire l’annuler.
Enfin, l’abstention ou le vote blanc, c’est-à-dire le fait pour un nombre croissant de citoyens de ne pas se reconnaître dans l’offre politique existante, n’apparaît que très modérément lié au degré de pessimisme social. Tout juste observe-t-on que ceux ayant un niveau important de pessimisme social ont une chance un peu plus importante de s’abstenir ou de voter blanc.
Au-delà du vote en 2017 qui peut être difficile à apprécier24En l’absence de données de panel, les électeurs peuvent avoir tendance à déclarer avoir voté pour un candidat qui correspond à leurs inclinations du moment d’interrogation plutôt que d’avouer à l’enquêteur leur comportement électoral effectif., les mêmes relations s’observent, quoique moins nettement, avec la proximité partisane en 2021. Pris à part, le déclinisme et la nostalgie ont le même effet que lorsqu’ils sont combinés dans un indicateur commun, ce qui signifie que l’un comme l’autre ont des soubassements communs. Enfin, l’effet du pessimisme social reste important même si l’on contrôle la relation par d’autres dimensions de valeurs importantes, tels que le rapport à l’immigration ou les attitudes économiques (rapport à l’intervention de l’État dans l’économie, à la redistribution, etc.). Surtout, la relation demeure lorsque l’on prend en compte la confiance interpersonnelle et la confiance dans les institutions politiques.
Quelles implications pour 2022 ?
Dans la perspective des futures échéances électorales de 2022 et compte tenu de l’ampleur des attitudes de pessimisme social qui mêlent nostalgie, déclinisme et pessimisme sur l’avenir de la société française dans l’opinion publique, il y a fort à parier que celles-ci auront de potentielles implications sur la campagne de 2022. En effet, la radicalisation d’une partie de l’opinion publique française et l’existence d’offres politiques qui attisent et répondent à ce sentiment de malaise social ont le potentiel de favoriser les candidatures qui s’engouffrent dans la brèche.
Ainsi, les candidats – ou candidats potentiels – qui activeraient, dans leur campagne et dans leurs discours, des signaux aux relents nostalgiques ou déclinistes pourraient potentiellement toucher une part significative de l’électorat qui a déjà de fortes prédispositions en la matière. C’est particulièrement le cas à droite, terrain à présent contesté par le presque candidat Éric Zemmour, bien décidé à placer son urgence de déclin civilisationnel au cœur de la campagne. La peur de l’avenir, la nostalgie et la crainte du déclassement du pays sont, en effet, des déterminants puissants du vote pour certains partis.
Pour autant, il ne s’agit pas pour des candidats plus modérés de jouer à la surenchère décliniste. La réussite d’Emmanuel Macron de coaliser en 2017 un électorat, certes privilégié, mais qui se refuse au déclinisme montre que les discours politiques qui regardent l’avenir avec plus d’optimisme peuvent aussi rencontrer des succès électoraux.
- 1Baromètre d’intentions de vote à l’élection présidentielle de 2022. Vague 14, enquête Harris Interactive pour Challenges, réalisée du 17 au 20 septembre 2021 auprès d’un échantillon national représentatif de 1022 personnes inscrites sur les listes électorales.
- 2Voir Pauline Perrenot, « Zemmour : un artefact médiatique à la Une », ACRIMED, 5 octobre 2021.
- 3Selon l’enquête Ipsos « Fractures françaises » pour la Fondation Jean-Jaurès de septembre 2021, 42% des Français placent la délinquance parmi les trois enjeux qui les préoccupent le plus à titre personnel.
- 4Interview d’Éric Zemmour sur RTL, 10 septembre 2018.
- 5Enquête Ipsos « Fractures françaises » pour la Fondation Jean-Jaurès, septembre 2021.
- 6Eefje Steenvoorden, « A General Discontent Disentangled: A Conceptual and Empirical Framework for Societal Unease », Social Indicators Research, vol. 124, n°1, 2015, pp. 85-110.
- 7Oliver Bennett, Cultural Pessimism. Narratives of Decline in the Postmodern World, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2001.
- 8Mark Elchardus et Wendy Smits, Het grootste geluk, Louvain, Lannoo Campus, 2007, p. 104.
- 9Eefje Steenvoorden et Eelco Harteveld, « The appeal of nostalgia : the influence of societal pessimism on support for populist radical right parties », West European Politics, vol. 41, n°1, 2018, p. 32.
- 10Corey Keyes, « Social Well-Being », Social Psychology Quarterly, vol. 61, n°2, 1998, p. 122.
- 11Eefje Steenvoorden, « A General Discontent Disentangled: A Conceptual and Empirical Framework for Societal Unease », art. cit., p. 86.
- 12Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La Découverte, coll. « L’envers de faits », 2019.
- 13Par exemple, chez les journalistes, on retrouve cette lecture dans l’ouvrage de Nicolas Baverez, La France qui tombe, Paris, Perrin, 2004.
- 14On reprend ici la méthodologie employée par Eefje Steenvoorden et Eelco Harteveld dans leur article « The appeal of nostalgia: the influence of societal pessimism on support for populist radical right parties », art. cit.
- 15Voir par exemple Claudia Senik, L’Économie du bonheur, Paris, Seuil, 2014. Les rapports de l’Observatoire du bien-être du Cepremap, dirigés par Mathieu Perona et Claudia Senik, dressent également un aperçu éclairant de l’ampleur et des causes du pessimisme français : Le Bien-être en France, rapport 2020.
- 16Hans-Georg Betz et Carol Johnson, « Against the Current – Stemming the Tide: The Nostalgic Ideology of the Contemporary Radical Populist Right », Journal of Political Ideologies, vol. 9, n°3, 2004, p. 311.
- 17Paul Taggart, « Populism and representative politics in contemporary Europe », Journal of Political Ideologies, vol. 9, 2004, pp. 269-288.
- 18Jan Willem Duyvendak, The Politics of Home. Belonging and Nostalgia in Western Europe and the United States, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2011, p. 85.
- 19Pippa Norris et Ronald Inglehart, Cultural Backlash. Trump, Brexit, and Authoritarian Populism, Cambridge, Cambridge University Press, 2016.
- 20Ces questions font aussi écho à d’autres questions mobilisées dans la littérature pour mesurer à l’échelle des citoyens leur degré de pessimisme social.
- 21Techniquement, nous formons un simple index additif avec ces questions, dont le lien statique est satisfaisant (α de Cronbach = .67) et supérieur à celui renseigné dans certaines publications scientifiques. Par ailleurs, une analyse factorielle confirme que les items s’alignent sur le même facteur.
- 22Emiliano Grossman et Nicolas Sauger, Pourquoi détestons-nous autant nos politiques ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2017.
- 23« Fillon : “Il faut travailler plus” pour éviter “le déclin” », Le Monde, 10 septembre 2012.
- 24En l’absence de données de panel, les électeurs peuvent avoir tendance à déclarer avoir voté pour un candidat qui correspond à leurs inclinations du moment d’interrogation plutôt que d’avouer à l’enquêteur leur comportement électoral effectif.