Crise politique en Irak : le système dans l’impasse

Corruption, clientélisme, miliciarisation… Le système politique irakien est dans l’impasse. Depuis les élections législatives d’octobre 2021, l’Irak fonctionne sans gouvernement, et la violence a atteint son paroxysme cet été, sur fond de tensions entre les groupes politiques chiites. Des tensions qui laissent craindre un retour à la guerre civile. Solène Benhaddou, chargée de mission au secteur International de la Fondation, décrypte la situation.

Depuis plusieurs mois, l’Irak est plongé dans une crise politique majeure. La tension est violemment montée le 29 août dernier lorsque les partisans de Moqtada al-Sadr, vainqueur des élections législatives d’octobre 2021, ont envahi le palais de la République où siège le Conseil des ministres dans la zone verte de Bagdad. Les partisans réclament la dissolution du gouvernement et l’organisation de nouvelles élections, pour mettre fin à l’impasse politique. Cet événement a fait 30 morts et près de 600 blessés. Le lendemain, Moqtada al-Sadr a annoncé – pour la septième fois – son retrait définitif de la vie politique, entraînant une nouvelle vague de violence.

Chiites contre chiites

Ces affrontements s’inscrivent dans un contexte d’impasse politique depuis les élections législatives d’octobre 2021, remportées par le leader chiite nationaliste Moqtada al-Sadr. Ces élections ont cristallisé les rivalités entre deux blocs politiques pour la direction du camp chiite : le bloc nationaliste rassemblé autour de Moqtada al-Sadr et une coalition pro-iranienne dénommée Cadre de coordination.  

Moqtada al-Sadr, souhaitant asseoir sa domination sur le camp chiite, a tenté de former un gouvernement de majorité, excluant ses adversaires du Cadre de coordination. Cela rompt avec la tradition qui prévaut depuis 2003, selon laquelle la formation d’un gouvernement doit se faire en compromis avec les autres partis représentés au Parlement.

Selon la constitution irakienne de 2005, le Parlement dispose de trente jours pour former un gouvernement. Or, depuis plus de onze mois, le pays est sans président1Initialement prévue le 7 février 2022, l’élection présidentielle a été reportée à deux reprises par la Cour suprême, du fait du boycott des sessions parlementaires par plus d’un tiers des députés. Pour rappel, le président est élu au suffrage universel indirect par les députés. Or, un quorum de deux tiers est nécessaire (220 élus sur 329). L’élection du président est cruciale puisque ce dernier nomme à son tour le chef du gouvernement., ni gouvernement. Alors qu’il perd en crédibilité auprès de la population, Moqtada al-Sadr ordonne à ses 73 députés (sur les 329 que compte le Conseil des représentants, chambre basse du Parlement irakien) de démissionner le 12 juin dernier. L’objectif est de montrer qu’il est en position de force.

L’une des particularités du mouvement de Moqtada al-Sadr (aussi appelé mouvement sadriste) est de posséder une impressionnante et très mobilisable base populaire. Cela explique en partie les violentes réactions de ces dernières semaines. Fondé lors de l’occupation américaine de 2003, le mouvement sadriste veut incarner le renouveau du nationalisme irakien, en s’opposant aux ingérences étrangères – et notamment l’Iran. D’où les tensions avec le Cadre de coordination. Fait inédit, contrairement aux guerres civiles qui ont opposé les chiites et les sunnites, la violence a lieu actuellement au sein même de la « maison chiite ».

Pour mettre fin à cette impasse politique, certains organisateurs préconisent la réorganisation d’élections en 2023. Mais la question qui se pose est celle de la valeur du vote citoyen. Le très fort taux d’abstention enregistré lors des élections législatives d’octobre 2021 (60%, soit le plus haut depuis la chute de Saddam Hussein) témoigne de l’essoufflement de la démocratie irakienne et de la perte de confiance du peuple dans ses élites et son système politique. Dans ce sens, la tenue de nouvelles élections ne permettrait pas de débloquer la situation.

Depuis 2003, le chaos règne

La crise politique actuelle remonte à la chute de Saddam Hussein en 2003 à la suite de l’intervention américaine. Cette chute entraîne l’effondrement de l’État irakien – créé en 1920 par les Britanniques – où le monopole du pouvoir avait été confié aux élites issues de la minorité arabe sunnite. Une fois au pouvoir, les Américains chassent de l’administration civile et militaire tous les anciens membres du parti Baas et excluent de fait les sunnites de la fonction publique.

Devant l’urgence de rebâtir les institutions, l’administration américaine s’adresse aux exclus de l’ancien système : les Kurdes et les chiites. Le système politique est refondé sur la base d’une répartition confessionnelle du pouvoir : 50% des postes sont confiés aux musulmans chiites, dont celui de Premier ministre ; 25% à la communauté sunnite, dont celui de président de l’Assemblée nationale ; 20% aux Kurdes dont celui de président de la République ; et, enfin, 5% des postes sont confiés aux minorités. Cette refondation modifie les rapports de force entre les communautés chiite et sunnite. Désormais, comme au Liban, la notion de citoyenneté irakienne est supplantée par une identification communautaire.

Les tensions communautaires sont exacerbées et le pays, divisé en trois ensembles, est au bord de la partition : les chiites sont surtout présents au sud-est, les sunnites au centre et au nord, les Kurdes, enfin, occupent le nord-est du territoire irakien. Dans ce contexte de chaos ambiant, l’État islamique parvient à s’emparer de Mossoul, deuxième plus grande ville du pays, en juin 2014. Ce dernier proclame, quelques jours plus tard, un califat sur les territoires conquis en Irak et en Syrie. En 2017, à l’issue de neuf mois de combats, l’armée irakienne parvient à récupérer la ville de Mossoul, ce qui laisse entrevoir un début de normalisation de la scène politique irakienne. Pour autant, les défis politiques et sociaux restent majeurs.

« Révolution » d’octobre

Un soulèvement populaire sans précédent, par sa nature et son ampleur, éclate le 1er octobre 2019 à Bagdad et dans le sud chiite du pays. Par milliers, les Irakiens – en majorité de jeunes chômeurs et des hommes originaires des quartiers pauvres – descendent dans la rue. Ils réclament la fin du système confessionnel, synonyme de corruption et de clientélisme. Les manifestants dénoncent aussi le chômage et la déliquescence des services publics.

L’une des principales contradictions du pays est l’importance considérable des ressources pétrolières alors qu’une forte part de la population vit dans la plus grande précarité. Chaque jour, le pays produit quatre millions de barils de pétrole, alors que les services de base tels que l’eau potable et l’électricité sont encore difficile d’accès. Selon le Fonds monétaire international (FMI), le taux de chômage des jeunes irakiens s’élève à 40%. Certes, les inégalités sociales ne sont pas nouvelles. Mais force est de constater que, à partir de 2003, de nouvelles classes sociales issues de la corruption émergent, creusant l’écart avec le reste de la population.

La corruption est un phénomène systémique en Irak. Selon le président de la commission anti-corruption Machan al-Joubouri, « il n’y a rien à faire. Rien ne changera. Lutter contre la corruption, c’est lutter contre l’impossible. Si aujourd’hui je vous donne les chiffres exacts et les noms des personnalités impliquées dans la corruption, demain je serai mort. Je suis désolé, mais cela est notre réalité2Adel Bakawan, « Irak : l’impasse d’un système politique », Centre français de recherche sur l’Irak (CFRI), 9 novembre 2021.. » L’Irak se tient au 157e rang sur 180 des pays les plus corrompus au monde, selon l’ONG Transparency International. À titre d’exemple, selon les chiffres officiels, 410 milliards d’euros d’argent public ont été détournés par les hommes politiques irakiens depuis 20043Adel Bakawan, L’Irak, un siècle de faillite. De 1921 à nos jours, Paris, Tallandier, 2021..

Ce soulèvement s’explique également par la volonté de sortir de la miliciarisation de l’État. Lorsque l’État irakien s’est refondé en 2003, il s’est appuyé sur les milices. Depuis, elles sont insérées dans toutes les institutions, notamment dans les forces armées et les forces de sécurité. Ce sont désormais 80 organisations miliciennes lourdement armées, représentant au moins 160 000 combattants, qui sont présentes en Irak.

Largement réprimée, la contestation a subi un lourd bilan : entre le 1er octobre 2019 et le 31 décembre 2019, 669 personnes sont tuées, 25 000 sont blessées et 2 800 sont arrêtées4Adel Bakawan, L’Irak, un siècle de faillite. De 1921 à nos jours, Paris, Tallandier, 2021.. Comme l’explique la chercheuse et spécialiste de l’Irak Myriam Benraad, « le système est tellement dans l’incapacité de répondre aux demandes de la population que sa seule issue est de recourir à la répression violente ».

Finalement, comme au Liban, la pandémie de Covid-19 est venue mettre un frein à la contestation. Pourtant, le taux d’abstention observé aux dernières élections législatives illustre parfaitement la colère du peuple irakien et le rejet des élites dirigeantes. 

Le confessionnalisme dans l’impasse

Aujourd’hui, c’est l’ensemble du système confessionnel qui est pointé du doigt. Ce dernier a permis une concentration du pouvoir entre les mains des élites confessionnelles. Ces dernières se partagent la rente pétrolière et des postes importants, grâce à un système inspiré du confessionnalisme politique libanais. L’argent de la rente est utilisé pour acheter des loyautés et les investissements sont réalisés selon leurs intérêts. Par exemple, les projets de construction d’hôtels, de routes et d’hôpitaux se multiplient à Ramadi5Située à 110 kilomètres à l’ouest de Bagdad, la ville a été détruite à la suite de combats contre l’État islamique. Voulant consolider son assise populaire, le chef du Parlement Mohamed al-Halboussi y a engagé une politique de clientélisme de grande envergure afin d’attirer les investisseurs. Aux routes et lampadaires impeccables, s’ajoute la construction d’un hôtel cinq étoiles de quinze étages d’une valeur de 60 millions de dollars. (capitale de la région d’Al-Anbar, située au centre de l’Irak), tandis que les villes aux alentours ne bénéficient d’aucun service public. Il n’existe plus de projet politique, mais seulement des projets communautaires, confessionnels et ethniques. Par conséquent, les élites n’ont aucun intérêt à débloquer la situation politique, qui leur assure richesse et pouvoir. Cette situation explique la rupture qui s’est effectuée entre le peuple irakien privé de droits et une élite dirigeante privilégiée.

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    Initialement prévue le 7 février 2022, l’élection présidentielle a été reportée à deux reprises par la Cour suprême, du fait du boycott des sessions parlementaires par plus d’un tiers des députés. Pour rappel, le président est élu au suffrage universel indirect par les députés. Or, un quorum de deux tiers est nécessaire (220 élus sur 329). L’élection du président est cruciale puisque ce dernier nomme à son tour le chef du gouvernement.
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    Adel Bakawan, « Irak : l’impasse d’un système politique », Centre français de recherche sur l’Irak (CFRI), 9 novembre 2021.
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    Adel Bakawan, L’Irak, un siècle de faillite. De 1921 à nos jours, Paris, Tallandier, 2021.
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    Adel Bakawan, L’Irak, un siècle de faillite. De 1921 à nos jours, Paris, Tallandier, 2021.
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    Située à 110 kilomètres à l’ouest de Bagdad, la ville a été détruite à la suite de combats contre l’État islamique. Voulant consolider son assise populaire, le chef du Parlement Mohamed al-Halboussi y a engagé une politique de clientélisme de grande envergure afin d’attirer les investisseurs. Aux routes et lampadaires impeccables, s’ajoute la construction d’un hôtel cinq étoiles de quinze étages d’une valeur de 60 millions de dollars.

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