Les dommages collatéraux – cruel euphémisme pour évoquer notamment les victimes civiles de conflits militaires – et leur impact constituent un élément structurant de ces conflits. Solène Benhaddou analyse « l’inégalité » du traitement politico-médiatique des victimes civiles selon le pays en guerre, mais aussi l’impasse du droit international face à ces crimes.
Assiéger une ville, l’écraser sous un tapis de bombes, affamer et assoiffer ses habitants : telle est la tactique utilisée par l’armée russe à Marioupol en Ukraine, à Alep en Syrie et à Grozny en Tchétchénie. Bien que cette stratégie ne soit pas nouvelle, elle reste dévastatrice pour les civils. Par ailleurs, la multiplication des conflits internes et les combats en zone urbaine contribuent à l’aggravation de leur situation. Les chiffres sont sans appel : au début du XXe siècle, les pertes civiles en tant de guerre sont passées de 5% à 15% pendant la Première Guerre mondiale, puis à 65% à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour culminer à 90% lors des années 1990, selon Amnesty International.
La stratégie du siège est la suivante : encercler une ville, puis la bombarder jusqu’à ce qu’elle capitule, en privant ses habitants d’eau, de nourriture et d’espoir. Dans l’histoire récente, cette tactique a principalement été utilisée par l’armée russe en Tchétchénie ainsi que par l’armée américaine en Irak. Le siège de Sarajevo (de 1992 à 1996), le plus long de l’histoire pour une capitale, est par ailleurs le premier à être considéré comme un « crime contre l’humanité » et un « crime de guerre » par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, précurseur de la Cour pénale internationale.
Guerre en Syrie : le retour de la stratégie du siège
Cette tactique a marqué son grand retour lors de la guerre en Syrie. Deraa, ville syrienne à l’origine du soulèvement de 2011, a été la première ville assiégée par le régime syrien. Pendant onze jours, l’armée syrienne encercle Deraa et l’isole pour tenter de mater la révolte, en vain. Ce siège est annonciateur d’une méthode militaire extrêmement brutale qui va se déployer pendant tout le conflit. Pour le régime, cette stratégie permet à la fois de contenir l’expansion de la rébellion, mais aussi de punir les populations considérées comme hostiles au pouvoir. À partir de 2015, le régime syrien, alors en difficulté, fait appel à un nouvel allié : la Russie.
Au plus fort de la guerre, jusqu’à 59 villes, villages et enclaves ont été assiégés. Ce fut notamment le cas de la ville d’Alep, prise à partir de 2016 par le régime syrien et son allié russe pendant près de quatre ans. Le bilan humain est dramatique : 50 000 civils ont péri dans les bombardements selon l’ONU, sur une population estimée à 300 000. Ce bilan s’explique par la destruction des lieux de vie : hôpitaux, écoles ou encore commerces. Selon l’organisation Siege Watch, près de 600 structures médicales ont été ciblées en Syrie entre 2011 et 2021, en grande partie par l’aviation russe.
Plus encore, les couloirs humanitaires installés dans le cadre de cessez-le-feu ou les bus affrétés pour évacuer les populations sont également attaqués. « Le régime syrien et les russes utilisent des cessez-le-feu comme des pauses tactiques qui permettent à leur force de se regrouper pour trouver de nouveaux moyens plus efficaces. Les bombardements aveugles sont un moyen de terroriser les populations », selon Arte. Enfin, les armées syriennes et russes utilisent la tactique de la double frappe : une première attaque fait venir les secours puis, une fois sur place, une seconde frappe les tue.
Selon Dimitri Minic, spécialiste de la pensée stratégique russe et chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI), l’objectif premier n’est pas de tuer des civils. Il s’agit en réalité d’une conséquence jugée secondaire par rapport à l’objectif visé. « S’ils [les soldats russes] ont pour cible une infrastructure militaire, et qu’un immeuble résidentiel se trouve dans l’axe de la frappe, ils sont susceptibles d’ignorer la présence du bâtiment civil », poursuit le chercheur.
Les civils sont alors utilisés comme une arme de guerre, tant par le gouvernement que par les groupes armés impliqués dans le conflit.
Deux poids deux mesures
Pour autant, alors que le monde a les yeux rivés sur l’Ukraine, la guerre en Syrie perdure dans l’indifférence collective depuis plus d’une décennie, au nom de la lutte contre le terrorisme. « Quand les bombardements ont commencé en Ukraine, il y avait un parallélisme quasi intuitif entre la Syrie et l’Ukraine. Marioupol, c’était Alep. Aussitôt, nous avons observé des différences majeures. La principale était la différence de traitement. On était dans une crise qui intéressait l’Europe, quasiment une crise européenne », affirme Manon-Nour Tannous. En témoigne la différence de traitement politique et médiatique entre les réfugiés syriens et ukrainiens.
Cette différence de traitement s’explique également par la nature du conflit. En Ukraine, l’armée russe s’attaque à un État souverain. En Syrie, la présence de groupes terroristes offre une justification à l’intervention russe. Ce, avec une sorte d’assentiment des puissances occidentales.
L’indifférence occidentale et le sentiment d’impunité se sont notamment illustrés par l’absence de conséquences à la suite de l’attaque à l’arme chimique dans la banlieue de Damas en 2013, tuant plus de 1000 civils. Un an auparavant, le président américain Barack Obama avait déclaré que l’utilisation d’armes chimiques constituait une « ligne rouge » à ne pas franchir sous peine d’« énormes conséquences ». Lorsqu’en août 2013, le régime utilise du gaz sarin (un agent neurotoxique) à l’encontre de sa population, une coalition entre Washington, Londres et Paris se dessine pour intervenir. Mais rapidement, Barack Obama décide de soumettre cette décision à un vote au Congrès – traditionnellement hostile à toute intervention militaire. Le Parlement britannique refuse également l’intervention. Les frappes sont finalement abandonnées et la ligne rouge oubliée. « Quelles qu’aient été ses raisons, la décision d’Obama a gravement entamé la crédibilité des États-Unis », explique Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique.
Le droit international humanitaire dans l’impasse
Pourtant, tout est prévu pour protéger les civils dans les traités fondamentaux internationaux comme les conventions de Genève, piliers du droit international humanitaire. Ces conventions fixent les règles de conduite à adopter dans le cadre de conflits armés, notamment en ce qui concerne la protection des civils, des membres d’organisations humanitaires, des blessés ou encore des prisonniers de guerre. Alors qu’elles ont été signées en 1949, leur genèse s’explique par les crimes commis pendant la Seconde Guerre mondiale, notamment contre des civils. Aujourd’hui ratifiées par 195 États, elles sont applicables presque partout.
Les textes sont catégoriques : toute attaque délibérée contre des civils ou des biens à caractère civil (bien qui n’a pas un objectif militaire) constitue un crime de guerre. Et si cette attaque se fait à grande échelle pendant une longue période et si elle est systématique, il s’agit alors d’un crime contre l’humanité. De fait, la prise d’une ville constitue un crime de guerre, puisque les civils ne sont jamais épargnés.
Mais la réalité est tout autre. Ces textes ne sont plus adaptés aux défis actuels puisqu’ils ne s’appliquent qu’aux conflits internationaux (à l’exception de l’article 3). Or, le développement du terrorisme et les moyens employés par les États pour le combattre sortent de cette logique inter-étatique. Désormais, les conflits se déroulent au sein des États et non plus entre eux.
Le cas de la Syrie est complexe : « La France, les États-Unis et la Russie interviennent à l’étranger, non pas afin de se battre contre un autre État mais contre un groupe non étatique. Or le système juridique international n’est pas construit pour prévoir ce cas de figure. Ces États, en somme, sont en train de mener un conflit non international, mais à l’étranger », explique le juriste Andrew Clapham. Et cela n’est pas sans conséquences. Dans un conflit non international, les personnes emprisonnées n’obtiennent pas le statut de prisonniers de guerre. Dès lors, une fois le conflit terminé, elles n’ont pas le droit d’être relâchées.
Les crimes de guerre perpétrés par le régime syrien (attaques chimiques, actes de torture ou encore attaques perpétrées contre des cibles civiles) constituent des crimes relevant de la compétence de la Cour pénale internationale (CPI). Bien que la Syrie ait signé le Statut de Rome de la CPI le 29 novembre 2000, elle n’a pas procédé à sa ratification. De fait, elle n’est pas juridiquement responsable devant cette Cour. La situation syrienne ne peut donc conduire à l’ouverture d’une enquête par un procureur de la CPI. En revanche, le Conseil de sécurité des Nations unies peut saisir la Cour. Des débats ont déjà eu lieu sur la question mais, à chaque fois, la Chine et la Russie ont déposé leur veto. Ainsi, tant que la Syrie n’aura pas ratifié le Statut de Rome et que la Chine et la Russie useront de leur droit de veto, la Cour pénale internationale ne pourra pas intervenir.
Comme disait René Cassin, titulaire du prix Nobel de la paix en 1968, « il n’y aura pas de paix sur cette planète tant que les droits de l’homme seront violés en quelque partie du monde que ce soit ». Plus de cinquante ans plus tard, cette phrase résonne toujours autant. La situation des civils est très préoccupante et les droits humains sont sans cesse bafoués. N’est-il pas de notre responsabilité de prendre des actes pour que ces crimes ne restent pas sans impunité ?