Le numérique va-t-il détruire l’emploi ? Dans le cadre d’une large réflexion sur l’avenir du travail, la Fondation Jean-Jaurès et le magazine Alternatives économiques ont fait débattre plusieurs tandems d’experts qui livrent leurs contributions, durant tout le mois de juin, sur ces questions-clés. Après Pierre-Yves Gomez et Cécile Jolly, c’est au tour de Xavier Timbeau et Diana Filippova de se plier au jeu de la controverse, cette fois sur le thème du numérique.
L’analyse de Xavier Timbeau
Le monde bouge. La numérisation, l’émergence des robots, des algorithmes prodigieux modifient déjà ce que nous consommons et comment nous le produisons. Au-delà, ces innovations nous donnent l’avant-goût d’un monde qui pourrait tourner au cauchemar. Pourquoi ? Parce que nous pourrions approcher d’un moment très particulier, que l’on appelle parfois une singularité, où les machines remplaceraient complètement le travail humain.
L’adverbe « complètement » est central puisqu’il indique une possibilité de substitution complète et non de complémentarité entre l’homme et la machine. Le constat actuel est qu’au niveau des tâches élémentaires, la machine peut être complètement substituable à l’humain. Mais dès que l’on intègre un ensemble de tâches, que l’on prend un peu de recul dans l’activité de production, la substituabilité complète cède le pas à la complémentarité. Comme la pelleteuse mécanique et motorisée a remplacé le terrassier humain, le serveur vocal informatique remplace le call center. Mais de la même façon que construire une route demande du travail humain (en fait, toute activité demande encore du travail humain), le call center informatisé accroît la productivité. La singularité serait un événement particulier qui nous ferait basculer dans un univers nouveau qui produirait des cohortes d’hommes (et de femmes) inutiles, pour reprendre l’expression de Pierre-Noël Giraud.
Cette singularité fantasmée est du même ordre que ce que furent les voitures volantes de la science-fiction des années 1960. Un conte pour enfant. Et aujourd’hui, la numérisation, l’informatisation ou l’algorithmisation ne sont pas autre chose que des processus par lesquels nous gagnons en productivité.
Deux siècles de révolution industrielle devraient nous rassurer sur au moins un point : le déversement cher à Alfred Sauvy, selon lequel les gains de productivité ici finissent par permettre d’allouer du travail ailleurs, s’est produit. Au bout du compte, la marche du progrès des techniques façonne profondément la structure de l’économie, mais elle n’a pas provoqué la disparition du travail. Elle s’est au contraire traduite par un formidable développement des sociétés et l’émancipation des individus.
Rapports de force
Il ne suffit cependant pas d’appliquer les recettes de flexibilisation et de libéralisation d’Alfred Sauvy ou de Jacques Rueff (ils ont des avatars modernes) pour faciliter le déversement et pour que le progrès social découle linéairement du progrès technique. Là encore, l’histoire de la révolution industrielle nous enseigne que rien ne se passera équitablement, qui n’est pas arraché de force aux dynamiques du capitalisme. C’est la peur de la révolution ouvrière qui a conduit aux premières lois sociales et aux bases de l’État social. C’est le choc éthique et politique des guerres mondiales et surtout des après-guerres qui a peu à peu renforcé la social-démocratie et imposé l’idée que la redistribution (avoir un emploi ou redistribuer les revenus par l’impôt et la protection sociale) était incontournable pour que la prospérité soit partagée.
Le marché seul ne produit pas la justice sociale et la création destructrice n’est pas une affaire joyeuse ou positive. La leçon est encore une fois administrée : une dynamique portée par les forces économiques, comme la globalisation, finit par produire, par les frictions qu’elle engendre, une réaction sociale et politique d’une ampleur suffisante à l’inverser.
Combattre autrement les injustices
Le progrès technique rend obsolète toutes les institutions (du code du travail à la dépense d’éducation) qui ont été bâties pour compenser les injustices que la recherche de l’efficience provoque. Aussi, plutôt que de craindre une singularité fantasmée, dont la principale conséquence serait en fait de nous libérer définitivement du travail, tâchons de prendre la mesure de la menace qui pèse sur l’organisation de notre société et sur les institutions qui la pacifient. Il ne sert à rien de vouloir arrêter la marche du progrès, mais il serait suicidaire de chercher à conserver ce qui a été conçu pour fonctionner dans un monde révolu. Tout comme il serait illusoire de se réfugier dans des utopies floues.
L’éducation ne doit laisser personne en chemin. La protection sociale doit se reconstruire sans la social-démocratie nationale et doit répondre aux situations nouvelles auxquelles les individus font face. La régulation financière et la fiscalité doivent empêcher les rentes d’être concentrées entre les mains de quelques-uns. La propriété intellectuelle et la juste répartition des raretés que les limites de la planète imposent doivent être pensées et repensées. Le chantier est immense et demandera plus que des idées simples.
L’analyse de Diana Filippova
Le numérique signe-t-il la fin du salariat ? Confrontée à cette question, l’assemblée la plus raisonnable se trouve polarisée entre deux camps : ceux qui pensent plutôt que oui et ceux qui pensent plutôt que non. Et le débat a vite fait de s’orienter vers des prédictions aussi invérifiables que vaines. C’est aussi cette problématique qui pousse les principales forces politiques à ramener toutes les mutations du travail à la question du numérique – qu’on l’accuse de miner notre système social ou qu’on en fasse le sauveur du plein-emploi et de la croissance –, au lieu de s’efforcer de forger une vision politique de l’avenir du travail.
Un débat déjà ancien
Qu’on soit technoenthousiaste ou technosceptique, l’apparente nouveauté des mots et des concepts – algorithmes, robotisation, intelligence artificielle, plateformisation – masque la répétition à l’identique des mêmes schémas depuis que le salariat s’est imposé comme l’ossature des sociétés industrialisées : à chaque fois qu’une nouvelle technologie émergente présente le risque de se substituer au travail humain, les discours sur la fin prochaine du salariat, ou carrément du travail, resurgissent. De l’apparition de l’électricité au deep learning, l’angoisse de voir l’homme mis au ban des activités productives par des automates visibles et invisibles est une constante.
L’engouement récent pour l’intelligence artificielle et son impact sur l’organisation du travail en est un bon exemple : le débat complémentarité versus substitution du travail humain par l’intelligence non humaine remonte à ses premiers balbutiements, dans les années 1950.
Un outil en puissance
La technologie détruira-t-elle des emplois ou le salariat sera-t-il tout entier emporté par des technologies toujours plus sophistiquées ? Fin du travail ou naissance d’une société post-salariale ?
L’évolution de la nature et de l’organisation du travail a ébranlé depuis longtemps le monopole symbolique du salariat et son rôle comme machine à produire de la solidarité et de l’intégration. Aussi critique qu’on puisse être de la séparation binaire entre insiders et outsiders au sein même du salariat, il est incontestable que la multiplication des contrats courts et de l’intérim a ancré l’insécurité, en tant que réalité et perception, au sein même du salariat. Un sentiment renforcé par la généralisation de l’impératif de flexibilité dans toutes les catégories sociales après qu’il ait débuté chez les cadres.
La technologie et le numérique jouent un rôle clef dans ces changements. Aussi important soit-il, ce rôle de la technologie n’est cependant ni prédéterminé ni déterminant, car il dépend lui-même de facteurs non essentiellement technologiques. Ce qui compte surtout, c’est la nature de la réorganisation du travail qui intègre ladite technologie. Tant qu’une technologie n’a pas conduit à modifier l’organisation et le fonctionnement d’une entreprise, d’une branche, ou d’un atelier, elle ne reste qu’un outil technique qui par lui-même ne bouleverse pas grand-chose.
La bonne nouvelle, c’est qu’en réalité ces outils techniques sont entre nos mains et que nous pouvons décider du sens des bouleversements qu’ils induisent. Pour éviter que la transition numérique ne crée une société à deux vitesses – avec des gagnants et des perdants –, il nous faut agir en priorité sur trois facteurs : élargir l’accès au capital et à l’éducation, mettre la technologie au service d’une redistribution des richesses équitable et, enfin, étendre la protection sociale à l’ensemble des travailleurs.
Trois voies possibles
En d’autres termes, il s’agit de réinventer le travail « au-delà de l’emploi », pour reprendre l’expression (le programme politique plutôt !) du juriste Alain Supiot. Nous avons devant nous trois options. La première : préserver le modèle salarial en créant des institutions spécifiques aux travailleurs non salariés, sans toucher au cœur de la sécurité sociale. La deuxième, plus universaliste : refonder les institutions existantes en fonction d’une diversité de statuts, afin de garantir la sécurité, la protection et la formation à tous les travailleurs. Il s’agit de rendre universels et faciles d’accès pour tous (salariés ou non) un certain nombre de droits sociaux qui protègent des risques anciens et nouveaux, en particulier le droit au logement, au crédit et à l’éducation permanente. La troisième voie est la plus radicale : décorréler totalement la protection sociale du travail, en instaurant des filets de sécurité généraux à l’instar du revenu universel. Chacune de ces solutions présente des avantages et des inconvénients, à nous d’en délibérer et de mettre en œuvre celle qui aura été choisie avant qu’il ne soit trop tard…