Comment retrouver de la confiance dans le débat public ?

Agressif, inefficace, déconnecté… Les Français ne manquent pas d’adjectifs négatifs pour qualifier l’état du débat public dans leur pays, montrant à quel point ils estiment que leur voix n’est pas suffisamment prise en compte. Une étude de la Fondation Jean-Jaurès et du groupe Les Échos-Le Parisien, réalisée par OpinionWay, révèle cette profonde crise de confiance, nourrie par des critiques à l’égard de la domination des élus, jugés peu représentatifs, et des doutes vis-à-vis des médias. Frédéric Micheau en livre les principaux enseignements.

L’étude « La démocratie mise à mal, comment retrouver de la confiance dans le débat public ? » réalisée pour le Groupe Les Échos-Le Parisien et la Fondation Jean Jaurès est destinée à comprendre et analyser la perception qu’ont les Français du débat public, leur rapport direct à celui-ci et les attentes qu’ils en ont.

Cette étude a été réalisée auprès d’un échantillon de 2051 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus, constitué selon la méthode des quotas, au regard des critères de sexe, d’âge, de catégorie socioprofessionnelle, de catégorie d’agglomération et de région de résidence.

Les interviews ont été réalisées par questionnaire autoadministré en ligne sur système CAWI (Computer Assisted Web Interview).

Les interviews ont été réalisées du 9 au 15 octobre 2024.

OpinionWay rappelle par ailleurs que les résultats de ce sondage doivent être lus en tenant compte des marges d’incertitude : 1,0 à 2,2 points au plus pour un échantillon de 2000 répondants.

OpinionWay a réalisé cette enquête en appliquant les procédures et règles de la norme ISO 20252.

La définition suivante du débat public a été présentée : « Dans cette étude, nous allons parler du débat public. Par débat public, nous entendons tout échange sur des thèmes d’intérêt général (politiques, sociaux, économiques…) impliquant une diversité d’acteurs (citoyens, experts, responsables politiques, dirigeants d’entreprises, médias…) et se déroulant dans l’espace public. »

Le débat public en France va mal : il ne remplirait ni son rôle, ni ses fonctions

Pour près de trois Français sur quatre, le débat public en France ne fonctionne pas (72%, dont 20% estiment qu’il fonctionne très mal). Son mauvais fonctionnement se caractérise par une forme de stérilité (36%), d’agressivité (28%) et de superficialité (28%) dans les échanges. Il semble aujourd’hui parfaitement inaudible.

Le débat public se serait également dégradé dans le temps : une personne interrogée sur deux estime que le débat public fonctionne moins bien qu’il y a quelques années (53%).

Cette perception est enracinée au sein de toutes les catégories de la population française. Les jeunes néanmoins affichent légèrement plus d’optimisme sur ce sujet : 33% des moins de 35 ans jugent que le débat public fonctionne bien, contre 24% des 35 ans et plus. Une façon d’expliquer cet écart réside dans la perception détaillée du débat : les jeunes sont moins nombreux à le considérer stérile (29% des moins de 35 ans, contre 38%).

Les sympathisants de la majorité présidentielle affichent également un optimisme plus marqué (38%), à la différence des sympathisants d’extrême droite (24%), de gauche (30%) ou de droite (32%).

Devant permettre la libre expression des citoyens (34%), le débat public ne remplit qu’imparfaitement ses fonctions : seuls six Français sur dix (59%) estiment qu’il permet effectivement l’expression libre des opinions et qu’il est accessible par tous (50%).  

Les sympathisants de la majorité présidentielle (78%) et de gauche (68%) déclarent davantage que le débat public en France permet l’expression libre des opinions, ce qui est moins le cas auprès des sympathisants d’extrême droite (52%) et des Français n’ayant aucune préférence partisane (52%).

Le débat public est également un pilier supposé faire fonctionner la démocratie (20%). Cependant, seulement un Français sur cinq considère qu’il fait avancer les choses (25%), qu’il se transforme en actes (22%) ou bien tout simplement qu’il est pris en compte par les responsables politiques (21%).

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Les citoyens, grands absents du débat public, lui accordent peu leur confiance

Si le débat public ne fonctionne pas, les Français lui accordent également peu leur confiance : sept Français sur dix ne lui font pas confiance (71%, dont 20% pas du tout confiance).

Le manque de confiance découle du sentiment d’être exclus du débat public : 80% des Français ont le sentiment que leur voix n’est pas prise en compte (dont 38% pas du tout) et seuls 42% estiment que le débat public est en phase avec leurs préoccupations.

La défiance est plus marquée auprès des Français les plus âgés (74% des personnes âgées de 50 ans et plus, contre 64% des moins de 35 ans). Cette défiance trouve sa source dans le sentiment de ne pas être pris en compte (88% contre 64%).

Les Français âgés de moins de 35 ans sont divisés : 48% considèrent que le débat reflète leurs préoccupations, tandis que la même proportion estime que ce n’est pas le cas (48%). Leurs aînés sont davantage tranchés : seuls 40% des 50 ans et plus jugent que le débat reflète leurs préoccupations.

Politiquement, la défiance est aussi plus forte auprès des sympathisants d’extrême droite (74%) et de ceux n’ayant pas de préférence partisane (79%), au contraire des sympathisants de la majorité présidentielle (59%) et des partis de gauche (62%) qui affichent davantage de mesure.

Si certaines affinités politiques jouent un rôle dans la confiance accordée au débat public, celles-ci sont beaucoup moins impactantes en ce qui concerne le constat que sa voix est écoutée : seulement 12% des personnes non affiliées, 20% des sympathisants d’extrême droite ou encore 24% des sympathisants de gauche ont ce sentiment. Auprès des sympathisants de la majorité présidentielle, les résultats sont légèrement supérieurs : 28% partagent cette affirmation.

Autre facteur explicatif : les acteurs du débat poursuivent avant tout leurs propres intérêts, au détriment de l’intérêt général (56%). Les acteurs politiques sont ainsi considérés comme ayant trop d’influence dans le débat public, en particulier le président de la République (76%), le gouvernement (74%) ou les élus nationaux (66%).

In fine, une très large majorité de Français juge à regret que les citoyens ne disposent pas suffisamment d’influence dans le débat public (78%, dont 25% jugent qu’ils n’exercent aucune influence). À leurs côtés, les chercheurs (70%), les enseignants (65%) ou encore les associations (60%) sont vus comme n’ayant pas suffisamment d’influence.

La crise de confiance dans les médias amplifie la défiance à l’égard du débat public, tandis que les entreprises suscitent un certain espoir

Informer les citoyens est considéré comme une fonction essentielle du débat (14%), mais un Français sur quatre estime que le débat public est influencé (25%).

Ce manque de neutralité perçu dans le débat public pose plus généralement la question du rôle des médias. Bien que leur rôle soit d’informer les citoyens (54%) et de lutter contre la désinformation (51%), les Français se montrent très critiques à l’égard des informations qu’ils diffusent. Près de deux tiers d’entre eux doutent de la véracité des informations présentées (60%) et mettent en cause leur clarté (61%) et leur fiabilité (64%). Des proportions similaires doutent de leur vérification (63%) et de leur neutralité (73%).

La défiance envers le travail des médias est légèrement plus faible auprès des Français les plus jeunes : ceux âgés de 18 à 24 ans partagent moins la remise en cause de la fiabilité (54% contre 65% des 50 ans et plus), de leur neutralité (62% contre 78%) ou de leur vérification (52% contre 66%).

De plus, 44% des Français âgés de 65 ans et plus remettent en cause toutes ces dimensions (contre seulement 31% des 18-24 ans).

La défiance à l’égard des médias est alimentée par l’idée qu’ils exercent une influence excessive sur le débat public (respectivement 77% et 75%). Et seule une minorité de Français considère les médias comme objectifs (33%) et indépendants du pouvoir politique (33%) ou économique (35%).

Les entreprises suscitent davantage d’espoir parmi les Français : 80% des Français jugent important qu’elles participent au débat public, bien que 57% estiment qu’elles ne s’impliquent pas suffisamment. Les grandes entreprises sont perçues comme trop influentes (66%), tandis que les petites entreprises (TPE et PME) sont jugées sous-représentées (28%).

L’implication des entreprises pourrait se concrétiser par le financement de débats (63%), sous forme de hackathons ou de discussions citoyennes. Cependant, une limite persiste : 53% des Français doutent de l’objectivité des entreprises.

Les inactifs (84%), en particulier les retraités (87%), jugent tout à fait pertinent que les entreprises participent au débat public.

Ce constat est fortement partagé par les sympathisants de la majorité présidentielle (88%) et les sympathisants de droite (87%).

Les sympathisants des partis de gauche (61%) et, dans une moindre mesure, ceux d’extrême droite (55%) remettent davantage en question l’objectivité des contributions de la part des entreprises.

Pour restaurer la confiance, le débat public doit s’apaiser et être à l’écoute des citoyens et de leurs préoccupations

S’il ne fonctionne pas en l’état, le débat public en France n’est pas condamné et des motifs d’espoirs existent. Près de neuf Français sur dix participent à au moins une forme de débat public (86%, dont 62% au moins de temps en temps), telles que la signature d’une pétition (73% le font, dont 39% au moins de temps en temps) ou bien la participation à des discussions sur les réseaux sociaux (60%, dont 39% au moins de temps en temps). 

Plus on participe au débat public – quelle que soit sa forme –, plus la perception du débat public est positive : ainsi, 39% des personnes âgées de moins de 35 ans déclarent participer au moins de temps en temps à une forme de débat, contre 23% de ceux âgés de 35 ans et plus. En particulier, les jeunes se mobilisent via des discussions sur les réseaux sociaux (60% le font au moins de temps en temps).

Les sympathisants de gauche (39%) participent également davantage au débat public, à la différence de ceux d’extrême droite (29%), de la majorité présidentielle (22%) ou de la droite (15%). Les pétitions (57%) et les discussions via les réseaux sociaux (51%) sont les pratiques les plus répandues.

Des attributs positifs au débat public sont reconnus (52%). Son caractère démocratique est souligné (21%), tout comme son ouverture (19%) et son utilité (17%). Bien que critiques, les Français les plus âgés reconnaissent au débat public son caractère démocratique (24% des 50 ans et plus). Les sympathisants de la majorité présidentielle soulignent également sur son aspect démocratique (31%).

Le débat public doit aussi avoir pour rôle de faciliter un dialogue constructif entre ses acteurs (20%). Dans ce cadre, les médias ont un rôle essentiel à jouer à l’avenir, en facilitant le dialogue (27%) et en modérant les échanges (18%).

Les Français déclarant avoir confiance dans le débat public soulignent également le fait que des décisions soient prises (30%) et le développement d’outils de démocratie directe (29%), ces éléments contribuant à mieux faire fonctionner la démocratie – ce qui est l’un des objectifs clés du débat public selon les Français (20%).

Pour encourager la participation citoyenne, il est essentiel à la fois de valoriser le rôle des citoyens et de le rendre plus démocratique : 42% des Français se disent plus enclins à participer au débat public s’ils ont le sentiment de contribuer à améliorer la société, et s’ils peuvent faire entendre leur voix (36%) ou défendre leurs idées (33%).

Les incitations pouvant booster la participation au débat public sont diverses selon les catégories de la population française. Les personnes appartenant aux catégories socioprofessionnelles populaires accordent davantage d’importance au fait de pouvoir faire entendre leur voix (44%), tandis que ceux appartenant aux catégories socioprofessionnelles dites supérieures valorisent l’amélioration de la société (44%).

L’amélioration de la société est la principale raison qui pourrait inciter les sympathisants de gauche (52%), de la majorité présidentielle (45%), de la droite (46%) et les non-affiliés (35%) à participer davantage au débat public. Les sympathisants d’extrême droite, de leur côté, seraient davantage incités par le fait de faire entendre leur voix (47%) et de défendre leurs idées (41%).

Enfin, intégrer tous les Français dans les processus législatifs est le moyen le plus efficace d’améliorer la qualité du débat public (85%), suivi de près par la création de portails citoyens permettant de suivre les décisions, de les commenter et de pouvoir soumettre des initiatives (84%).

Participant déjà davantage au débat public, notamment via des échanges sur les réseaux sociaux, les jeunes Français se montrent moins intéressés par une intégration au cœur des processus législatifs que leurs aînés (80% des moins de 35 ans contre 87% des 35 ans et plus). Les jeunes de 18-24 ans montrent de leur côté un intérêt plus marqué au niveau de la création de portails citoyens (89%, contre 84% des 35 ans et plus).

L’intégration dans les processus législatifs est aussi davantage souhaitée par les sympathisants de droite (92%). Les sympathisants de gauche montrent un intérêt légèrement plus marqué pour les portails citoyens (89%).

En conclusion, cette étude révèle plusieurs grands enseignements :

  • le débat public en France est perçu comme inefficace et inaudible, suscitant des échanges d’abord vus comme stériles et agressifs. Les Français n’ont pas suffisamment confiance dans le débat public pour que la démocratie s’exerce pleinement, tant il leur apparaît déconnecté de leurs préoccupations et peu accessible ;
  • les citoyens ont l’impression que leur voix n’est pas prise en compte : le débat public est perçu comme étant dominé par la parole politique de représentants défendant d’abord leurs propres intérêts, plutôt que par l’intérêt général. Bien qu’ils s’expriment beaucoup, la parole des élus n’a ainsi jamais aussi peu représenté celle des citoyens. Les Français regrettent à ce titre que les chercheurs ou les associations n’aient pas plus de poids dans le débat public.
  • Les médias jouent également un rôle dans cette crise de la confiance : supposés diffuser une information claire et vérifiée, les Français doutent de leur véracité et de leur neutralité. Pourtant, plusieurs rôles sont attendus des médias dans ce que pourrait être le débat démocratique de demain : l’animer, le faciliter, l’apaiser et informer les citoyens dans un souci d’objectivité ;
  • les entreprises suscitent un espoir en tant qu’acteur du changement, pouvant revitaliser le débat public. Une plus forte implication de leur part est attendue ;
  • pour restaurer la confiance dans le débat public, les citoyens appellent avant tout à davantage d’écoute, pour une meilleure prise en compte de leurs attentes et préoccupations, dans un cadre apaisé. Ils attendent des mécanismes démocratiques plus directs, comme une intégration plus active des citoyens dans les processus législatifs et la création de plateformes permettant de suivre et de commenter les décisions.

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