Pourquoi le Front national est-il finalement, contre toute attente, arrivé deuxième au premier tour de l’élection présidentielle ? Comment a-t-il échoué au second, alors qu’il était parvenu depuis plusieurs années, et plus encore depuis janvier 2015, à imposer ses thèmes et à faire des questions identitaires et sécuritaires l’alpha et l’oméga du débat politique ? Analyse de l’Observatoire de l’opinion.
La digue et la vague
La digue a donc, finalement, tenu. Contrairement au Royaume-uni. Contrairement aux États-unis. Dans le face-à-face tant redouté entre la digue et la vague, en France ce fut finalement la digue la plus forte.
Pourtant, la vague était là, et bien là. D’une puissance indéniable. Le Front national a ainsi obtenu au second tour plus de voix qu’il n’en a jamais recueillies dans son histoire. Les scores des quatre principaux candidats témoignent des fractures profondes qui traversent la société. L’exigence de réussite qui pèse sur les épaules du nouvel exécutif est donc immense, les attentes gigantesques, la colère qui s’est exprimée dans les urnes ne disparaîtra pas d’un coup de baguette magique.
Pourquoi le Front national est-il finalement, contre toute attente, arrivé deuxième au premier tour ? Comment a-t-il échoué au second, alors qu’il était parvenu depuis plusieurs années, et plus encore depuis janvier 2015, à imposer ses thèmes, et à faire des questions identitaires et sécuritaires l’alpha et l’oméga du débat politique ?
Si l’on veut éviter que le pire n’advienne aux prochaines échéances, il convient dès à présent de tenter de comprendre, précisément, ce qui s’est passé au cours des trois derniers mois de cette folle campagne. Pour contribuer à ce débat, en espérant que d’autres viennent apporter leur éclairage et compléter les hypothèses – tirées de notre observation des données qualitatives recueillies par différents instituts ces derniers mois – esquissées ci-dessous.
Voyons donc ce qu’était cette vague, avant de tenter de comprendre ce qui a permis à la digue de résister…
La volonté d’apaisement remporte la bataille de la présidentielle…
Rappelons-nous… il n’y a pas si longtemps :
– Pour beaucoup, le Front national, porté par la dynamique qui s’était formée autour de sa présidente dès 2011, sur fond de « dédiabolisation », était en quelque sorte devenu le « centre de gravité » de la vie politique française. Il dictait l’agenda politique, jouait le rôle d’aiguillon, amenait la droite à s’extrêmiser et la gauche à se diviser sur la meilleure manière de se positionner sur certains sujets qu’elle était jusque-là assez réticente à aborder (sécurité, identité, place de l’Islam, laïcité, assistanat, etc.). Les seules idées qui parvenaient à s’imposer dans le débat politique semblaient devoir venir du Front national, si bien que d’aucuns ont considéré qu’il avait définitivement remporté la « bataille des idées ».
– Sur le plan sécuritaire, les attentats qui ont marqué notre pays depuis 2015, au-delà du choc provoqué, avaient quant à eux ramené l’enjeu sécuritaire ainsi que celui du « vivre-ensemble » sur le devant de la scène, ravivant la crainte d’une victoire FN et de son corollaire, la crainte de la « guerre civile » que l’arrivée au pouvoir de celui-ci pourrait provoquer.
– Il y a eu ensuite de nombreuses polémiques, à l’image de celle portant sur le port du burkini sur les plages, ou du débat qui a marqué les primaires de la droite et du centre, opposant « identité nationale » et « identité heureuse », ou encore le débat sur la laïcité lors des primaires de la gauche. Pendant que droite et gauche se divisaient en essayant d’être crédibles et audibles sur ces thématiques, le Front national se trouvait, sans coup férir, au plus haut dans les intentions de vote. Juste avant la campagne, certains sondages – sondages dont il convient de rappeler qu’ils ont remarquablement réussi à mesurer les dynamiques de cette campagne et à annoncer les résultats, serrés, du premier tour – donnaient Marine Le Pen autour de 30% au premier tour, très loin devant tous les autres candidats.
Cette montée du FN reposait sur des tendances de long terme bien réelles : rejet croissant de l’Europe telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, sentiment que la « classe politique » travaille pour elle-même au lieu de chercher des solutions pour les Français, demande de protection face à une mondialisation vécue comme source d’affaiblissement économique et de « dilution » de notre identité, demande croissance d’autorité à tous les niveaux et de « remise en ordre » d’un pays dont plus personne ne semble respecter les règles, méfiance voire rejet de l’Islam comme de tous les immigrés (l’un étant fréquemment et à tort associé aux autres) par une fraction croissante de la population…
Et puis, finalement, arriva la campagne présidentielle… et ces thématiques semblent avoir été reléguées à l’arrière-plan dans les débats, ce qui constitue en soi une rupture par rapport aux campagnes de 2007 et surtout de 2012 où, l’on s’en souvient, l’enjeu identitaire avait occupé un large espace à droite.
Que s’est-il passé ?
Bien évidemment, nous ne prétendons pas apporter LA réponse à une question aussi complexe. De nombreuses hypothèses ont été formulées, sans qu’aucune n’estompe tout à fait le sentiment que quelque chose, dans cette campagne atypique par bien des aspects, a échappé au simple déroulement d’une logique qui paraissait bien ancrée. Plusieurs explications complémentaires peuvent être avancées.
D’abord, l’effet des attentats n’a pas été univoque, loin de là. Il a fait ressurgir, évidemment, une très grande peur, un ébranlement de repères sources de stabilité donc de sécurité (on est désormais attaqués au sein de notre propre société, partout, et de manière imprévisible), entraînant une demande de protection frôlant parfois la panique (donc la déraison). Mais il a aussi, plus fondamentalement, reposé la question des modalités du vivre-ensemble : avec qui, et comment, vivre dans ce pays qui a pour nom France, former cette communauté humaine que l’on appelle la Nation ?
Il y a toujours eu, en réaction aux attentats, ces deux registres. Ainsi, quelques semaines seulement après la tuerie de Charlie Hebdo et de l’Hyper Casher, lorsque l’on demandait aux Français les mesures les plus efficaces pour lutter contre le terrorisme à long terme, leurs trois premières réponses étaient l’éducation, l’emploi des jeunes et la laïcité, les mesures sécuritaires (sécurité, renseignement, etc.) n’arrivant qu’après.
Cette question n’avait alors pas été véritablement débattue et traitée, mais il était clair pour les Français, dès janvier 2015, que les réponses aux attentats ne pouvaient pas se situer uniquement sur le plan sécuritaire. De même, la demande d’adoption d’une approche internationale (un problème qui ne peut pas être réglé uniquement au niveau de la France), a pu rendre en partie inopérante la thématique de l’isolement et de la fermeture des frontières mise en avant par le Front national.
Est-ce une forme de modération ou de rationalisation ? Pas forcément. Car, parallèlement, les demandes plus urgentes de sécurité – et même parfois de vengeance – restaient massivement approuvées (et seront encore sans doute réactivées si survient un nouvel attentat d’ampleur). Mais la soif de vengeance n’épuise pas le sujet. La demande instinctive de sécurité ne résout, ni ne construit rien. Dans une élection présidentielle où, par définition, la question est l’avenir du pays, là où l’on veut l’emmener dans les cinq années à venir, les solutions immédiates ne peuvent pas emporter à elles seules suffisamment l’adhésion, surtout lorsque les Français ont eux-mêmes parfaitement conscience que le sujet à traiter est très profond.
Ainsi, l’attentat survenu juste avant le premier tour, dont certains estimaient qu’il aurait un impact important sur le vote du dimanche suivant, n’a pas fait monter la colère et la demande de représailles au sein de toute la population. Il a eu – selon le sondage jour du vote réalisé par l’Ifop – un impact tout à fait marginal, et deux fois moins important que les attentats du 13 novembre sur le scrutin des régionales. De même, l’examen des sujets déterminants pour le vote, dans ce même sondage, indique qu’au-delà du cercle des électeurs FN convaincus ou d’une frange radicalisée de la droite républicaine, les thématiques sécuritaires et identitaires n’ont pas écrasé tout le reste.
Soulignons toutefois que la nature et l’ampleur de l’attentat expliquent en partie la « modération » de ces réactions… S’attaquer à un policier en patrouille n’a pas la même résonance, dans l’opinion, qu’un massacre de civils de l’ampleur de ceux connus à Nice ou à Paris. Prendre pour cible une force de l’ordre, précisément chargée de nous défendre, c’est quelque part montrer que la digue tient, que la protection fonctionne puisqu’il faut d’abord l’abattre avant de s’attaquer à la société…
Reste que, alors qu’en 2002 les faits divers ayant émaillé la campagne (tuerie de Nanterre, affaire Paul Voise) avaient pour de nombreux observateurs contribué à l’élimination de Lionel Jospin et permis à Jean-Marie Le Pen d’accéder au second tour, les récents événements semblent n’avoir eu aucun impact réel sur le cours de la campagne.
Ce paradoxe tient au fait que l’actualité très dure et l’inquiétude latente relatives aux attentats semblent avoir généré, parallèlement aux demandes de protection, de fortes attentes de douceur, d’apaisement et de confiance. Autant d’éléments indispensables pour continuer à vivre en société, renforcer le sentiment de communauté humaine, collective, nationale. Les études qualitatives menées au cours de l’année 2016 montrent, en effet, que si une demande d’autorité continue de s’exprimer fortement, celle-ci s’apparente rarement à une démonstration de force exclusivement centrée sur la répression. Pour beaucoup, il importe de trouver les moyens d’agir, sans céder aux sirènes de la peur. De restaurer l’ordre, replacer des cadres là où ils ont explosé, mais sans ajouter aux fractures qui minent une société déjà polytraumatisée.
Il y a un aspect normatif assumé, mais qui doit avoir pour vocation ultime d’être rassembleur du point de vue collectif, et libérateur du point de vue individuel. Et, dans un monde dont le sens échappe de plus en plus, il existe une demande d’optimisme et de rassemblement, pour retrouver du lien et du sens. L’apaisement est essentiel pour les Français, qui y voient la condition essentielle pour pouvoir redevenir acteurs et ne plus avoir l’impression de subir en permanence les tensions, les inégalités, les menaces terroristes, etc.
Les différents candidats ne s’y sont d’ailleurs pas trompés – notamment Alain Juppé avec son « identité heureuse », Benoît Hamon avec son « futur désirable » pendant la primaire. Jean-Luc Mélenchon, pour sa part, est parvenu en partie à capter cette aspiration, à travers une campagne extrêmement dynamique et positive et beaucoup moins « colérique » que celle menée en 2012. Marine Le Pen elle-même avec la « France apaisée » a tenté d’incarner cette vision optimiste. Mais elle s’est heurtée à la résurgence de son comportement extrême – voire menaçant – en fin de campagne, qui a brisé brutalement (et de façon assez surprenante) l’image qu’elle avait mis de nombreuses années a, patiemment, se forger. Et elle a trouvé sur sa route quelqu’un qui a réussi le mieux à porter cette vision positive, cette « bienveillance » – dénuée, toutefois, de naïveté – sans jamais jouer sur les peurs, les divisions, les tensions : Emmanuel Macron.
Ce qui nous amène au deuxième élément d’explication : la forte distanciation des Français avec la sphère politique, le déficit de confiance qu’ils expriment vis-à-vis de leurs représentants contribuent de toute évidence à une plus grande volatilité de leurs choix, qui semblent en apparence moins idéologiquement marqués. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe plus de différences fortes dans la façon de concevoir le monde, l’action publique et le rôle de l’État, mais de nombreux électeurs se sont trouvés, au cours de cette campagne et des primaires qui l’ont précédée, à hésiter entre des candidats, parfois idéologiquement très distants les uns des autres, selon des logiques relevant souvent de la stratégie (le fameux « vote utile ») ou d’une grande confusion, parce qu’ils ne « savaient plus pour qui voter ». Et, dans ces hésitations, les études qualitatives menées sur cette période montrent qu’il est rarement question de jugement sur les choix de politiques publiques, comme si les thématiques n’imprimaient plus face à des électeurs devenus de plus en plus décodeurs des stratégies en place, qui semblent pour une partie d’entre eux avoir suivi cette campagne, ponctuée d’épisodes, comme une « série de téléréalité ».
La campagne ne s’est ainsi faite réellement ni sur le thème de l’emploi, ni sur celui du pouvoir d’achat, ni sur la sécurité ou le terrorisme, ni sur le quotidien des Français, etc. Elle s’est faite en partie sur l’Europe, mais la thématique s’est trouvée réduite dans les débats à une binarité « pour » ou « contre » l’Europe, dans laquelle de nombreux électeurs ne se sont pas reconnus… Au final, une thématique s’est imposée dans la campagne présidentielle, phagocytant presque toutes les autres. L’essentiel du débat a porté sur « la politique » : l’inefficacité et les travers du système actuel, le besoin et les différentes manières de le renouveler, de moraliser les pratiques… expliquant d’ailleurs en partie le sentiment prédominant d’une campagne de mauvaise qualité, qui tournait à vide, qui ne traitait pas des « vrais sujets ».
Ce débat, pour autant, ne peut être disqualifié ou considéré comme secondaire : il renvoie à ce que l’on mesurait il y a déjà plusieurs mois dans les enquêtes, à savoir un rejet viscéral du système politique tel qu’il fonctionne. Lorsqu’on leur demandait (en question « ouverte ») ce qu’ils voudraient changer en France en priorité, ou bien ce qui bloquait « le changement » et « la réforme » nécessaires, le personnel/le système politique arrivait immanquablement parmi les premières réponses.
C’est sur ce « ras-le-bol », cette volonté de « changer radicalement » le système politique pour enfin retrouver (ou espérer retrouver) des fondamentaux oubliés par des élites politiques engluées depuis trop longtemps dans leurs tactiques d’appareils, leurs privilèges, et totalement déconnectées de la « vraie vie », qu’a longtemps prospéré Marine Le Pen. Elle était la seule à occuper ce créneau « anti-système », « anti-politique ».
Mais voilà que, à l’approche de la campagne, a émergé une autre offre qui paraissait à première vue tout aussi « antisystème » : la volonté d’Emmanuel Macron d’incarner le renouvellement, de renverser tous les cadres établis, de bousculer l’intégralité du champ politique (et en premier lieu tous les partis et figures qui « trustaient » la place depuis trente ans), de moraliser les pratiques… Associée à cet optimisme revendiqué, cette volonté perçue a contribué à donner l’impression d’un souffle nouveau et d’un apaisement retrouvé. Et il a ainsi réussi à détourner du FN une partie de ses électeurs, ou du moins à donner à ceux qui redoutaient de « finir par devoir voter FN » un autre débouché. Il est ainsi frappant de voir, en étudiant les hésitants tout au long de la campagne, qu’un groupe d’indécis s’est rapidement constitué, s’est détaché et a perduré jusqu’au vote : des électeurs qui balançaient entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron et entre eux deux seulement ; puis qui à un moment ont aussi regardé Jean-Luc Mélenchon comme une alternative possible au renversement des cadres (bien que moins fortement, le positionnement très « idéologique » de Jean-Luc Mélenchon empêchant tout à fait cette identification). Ce groupe était loin d’être anodin : il a pesé jusqu’à 9% de l’ensemble du corps électoral… Des gens qui voulaient vraiment bousculer ce système en espérant qu’une reconstruction en sortirait, et qui hésitaient entre les deux (puis trois pour certains) offres pour cela. Avant le plus souvent de tomber du côté de celle d’Emmanuel Macron, plus « reconstructive » alors que celle de Marine Le Pen était quasi-uniquement « destructive ».
Ajoutons que le succès rencontré par Emmanuel Macron depuis son élection, comme indiqué par la première cote de satisfaction publiée par l’Ifop dans Le JDD, trouve son origine exactement dans les actes symboliquement « anti-système », ou si l’on préfère de « renouvellement » qui ont marqué les deux premières semaines de son mandat. À l’inverse, les moments où il a semblé faiblir pendant la campagne sont surtout ceux où – à cause des ralliements, des attaques de la droite sur sa filiation politique avec le président sortant, etc. – il a semblé « entrer dans le moule » et abandonner un peu de son extériorité au système et de sa radicalité.
La tâche reste évidemment ardue. On note que le débat sur le renouvellement en politique ne s’est pas refermé au terme de la campagne, bien au contraire : depuis le second tour, l’ensemble des sujets débattus appartiennent à ce qu’on pourrait appeler les « débats politiciens ». Ainsi les investitures, ralliements, contrôles fiscaux préalables à la composition du gouvernement, respect des équilibres entre société civile et responsables politiques expérimentés, etc. Après avoir promis le renouveau et la recomposition, le président tient sa promesse et bouscule les pratiques et le « système ». Il en tire, pour le moment, les bénéfices dans l’opinion. Parviendra-t-il pour autant à régler durablement le problème ?
Jusqu’à présent, toutes les précédentes tentatives de purger le débat ont abouti à faire enfler le problème. Sans doute ces difficultés s’expliquent-elles par le fait que la racine de la crise de confiance de notre pays réside dans l’absence de résultats, bien plus que dans les pratiques ou la représentativité perçue de son personnel politique. Pour autant, il faut convenir que tant que cette thématique reste au centre des débats, les sujets identitaires et sécuritaires sont maintenus à distance ou du moins abordés de manière beaucoup plus dépassionnée.
Si l’apaisement et l’optimisme semblent avoir pour le moment gagné du terrain sur les peurs et la dramatisation, reste à voir si derrière le renouvellement de la méthode, les actions concrètes apporteront un vrai souffle nouveau… La vraie attente, le vrai jugement, se fera sur ce point-là. Il doit être tenu, aller jusqu’au bout et ne plus s’arrêter. C’est le contrat. S’il est déçu, l’espoir pourrait alors se transformer en lassitude puis en aigreur, avec tous les risques que cela véhicule d’un point de vue électoral.