Dans quelles mesures l’utilisation de TikTok provoque-t-elle un « retour des sexes » au sein des systèmes d’appartenance des jeunes générations ? Melkom Boghossian, ancien élève à Sciences Po Paris, agrégé en philosophie et directeur conseil chez Vectors, propose la « Gen Algo » comme catégorie analytique afin d’observer une tendance plus marquée à l’identification de genre chez les générations utilisant les réseaux sociaux.
Et si les algorithmes jouaient un rôle dans l’entretien et l’accroissement du gender gap, notamment parmi les jeunes générations ? Si, à rebours de certains discours mainstream, les plateformes et autres réseaux sociaux participaient à raviver les différences sexuées dans nombre de domaines ? Peut-on en voir les signes avant-coureurs, notamment en matière de comportements politiques en France ou aux États-Unis ? Donald Trump doit-il remercier Instagram ? Quelques questions que l’on peut se poser. En effet, du fait de leur fonctionnement, les algorithmes ont tendance à fixer et figer les identités sexuelles et à accentuer le « clivage » femmes-hommes parmi la jeune génération, cette fameuse « Gen Algo ». Tout ceci irait-il donc à rebours des discours médiatiques ambiants et d’un mouvement égalitaire et paritaire initié il y a plus d’un siècle ? Les algorithmes se contenteraient-ils de reproduire les schémas les plus classiques en version 2.0 ? TikTok va-t-il guillotiner une seconde fois Olympe de Gouges ? Pour cette troisième note de l’Observatoire de la tech et du numérique, Melkom Boghossian, agrégé de philosophie, ancien élève de Sciences Po Paris et fin connaisseur des plateformes algorithmiques, apporte des éléments de réponse.
Marie-Virginie Klein, présidente du cabinet de conseil iconic., et François Backman, respectivement codirectrice et codirecteur de l’Observatoire de la tech et du numérique
Être homme ou femme semble être une part de plus en plus importante de l’identité des nouvelles générations en Occident. C’est là une inversion assez spectaculaire d’une tendance de long terme visant au rapprochement de la condition et des attitudes des deux sexes. Cette « nouveauté » semble connectée aux algorithmes des grandes plateformes en ligne, qui s’arriment à une identité basique pour déterminer les contenus pertinents à proposer et façonner ainsi des univers virtuels.
On est avant tout un homme ou une femme, c’est la caractéristique individuelle la plus simple à saisir pour Facebook, YouTube ou Instagram. Et, connectés de plus en plus étroitement à ces plateformes, les jeunes utilisatrices et utilisateurs deviennent plus femmes et plus hommes que les générations précédentes. Pour la « Gen Algo »[abréviation de génération algorithmique], qui grandit avec les algorithmes de recommandation, le féminin et le masculin s’accentuent, se différencient à nouveau, se séparent et se rêvent chacun leur univers distinct.
« Nous ne sommes pas les mêmes » : le retour en grâce de l’idée de différence sexuelle
Une étude du Pew Research Center de septembre 2024 montre qu’aux États-Unis, en quelques années seulement, l’opinion selon laquelle hommes et femmes sont « fondamentalement différents » (« basically different ») enregistre une nette progression1Pew Research Center, 2024 Pew Research Center’s American trends panel, septembre 2024.. En 2024, 71% des Américains considèrent qu’hommes et femmes sont fondamentalement différents quant à leur approche de la parentalité (7 points de plus qu’en 2017). Ils sont 43% à considérer qu’hommes et femmes sont fondamentalement différents quant au type de travail qui leur convient le mieux (6 points de plus qu’en 2017). 81% considèrent qu’hommes et femmes sont fondamentalement différents quant à leurs capacités physiques (5 points de plus qu’en 2017).
Plus significatif encore, l’explication de ces différences fondamentales par le facteur social est elle aussi en recul. Alors qu’une courte majorité (53% des Américains) considérait en 2017 que les différences entre hommes et femmes au travail s’expliquaient avant tout par la pression des normes sociales, cette position est désormais minoritaire, à 48% d’adhésion. 51% voient ces différences comme le résultat de facteurs biologiques.
Ces quelques chiffres ne sont qu’un indice parmi d’autres d’un vaste mouvement de revalorisation du sexe de naissance, considéré comme caractéristique biologique fondamentale, dans l’image qu’ont d’eux-mêmes les individus des sociétés occidentales. Les nouvelles générations semblent de moins en moins prêtes à mettre entre parenthèses le fait d’être né homme ou femme. Elles érigent au contraire ce fait en pilier de la construction de leur identité, de leurs choix de vie et de leurs préférences partisanes. Le masculin et le féminin dans leur conception la plus brute, la plus archaïque, la plus poussiéreuse, de plus classique, voire de plus dépassée aux yeux de certains, reviennent au centre du jeu.
On assiste là à une « resexualisation de l’opinion ». Les lignes qui suivent entendent la cerner sous diverses facettes, de l’altération des attitudes politiques de la population à ses choix d’activités de loisir.
Un grand public à contre-courant des représentations médiatiques sur le genre
Cette évolution peut paraître à première vue quelque peu surprenante. Elle tend à s’opposer à la visibilité médiatique sans précédent de la « gender theory » qui vise à déconstruire des images traditionnelles du masculin et du féminin. En effet, sur la période 2015-2024, une étude du professeur David Rozado pour The Economist montre une forte montée de l’utilisation de termes « woke » dans les grands journaux, les livres les plus vendus et les travaux de recherche en sciences sociales aux États-Unis2« America is becoming less woke », The Economist, 19 septembre 2024..
La resexualisation de l’opinion pourrait ainsi dépendre d’un mécanisme extérieur aux médias traditionnels et, plus largement encore, extérieur aux vecteurs habituels de formation de l’opinion publique que sont la télévision, les journaux, les livres ou la vulgarisation scientifique. C’est un signe de l’atomisation des sources d’information et du vacillement des médias classiques. En effet, les choses semblent se passer comme s’il existait une influence « souterraine » qui nous réassigne à notre biologie la plus primaire, et les plateformes algorithmiques comprises au sens large pourraient en être l’une des sources.
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Abonnez-vousSimple mais efficace : le sexe de naissance, ancrage « par défaut » des algorithmes
Les réseaux sociaux, les plateformes de streaming, les sites d’achat en ligne à recommandation automatique comme Shein, les moteurs de recherche ou les applications de rencontre jouent sur la préférence des utilisateurs à partir de leur comportement en ligne et leur proposent des contenus considérés comme les plus pertinents.
Si ces types de sites sont souvent décrits comme hautement élaborés dans leur mode de fonctionnement, leurs méthodes de distribution des contenus peuvent dans bien des cas s’avérer extrêmement rudimentaires. Les supposées caractéristiques biologiques que l’algorithme attribue automatiquement à l’utilisateur (notamment la couleur de peau et le sexe) semblent exercer une forte influence sur le contenu qui lui sera proposé.
La solution de facilité est en effet de trier et classer les individus d’après les caractéristiques extérieures les plus basiques, d’autant plus si elles se révèlent pertinentes et s’il est possible de les renforcer par l’exposition à des contenus qui vont dans le sens de leur exacerbation. Tout comme il peut exister des « bulles de filtre » selon la préférence partisane, on peut s’attendre à ce que les algorithmes de recommandation créent des bulles de filtre selon le sexe et la couleur de peau.
Des expériences en ligne différenciées en fonction du sexe
Il est difficile de mesurer à quel point ces facteurs biologiques contribuent à la détermination de ce qui est proposé dans les flux de données des applications de nos smartphones. La recherche existante à ce sujet reste clairsemée, notamment parce que les recommandations des algorithmes étant par essence personnalisées et propres à chaque individu, seuls les réseaux qui possèdent ces algorithmes peuvent directement accéder aux informations utiles, à supposer même qu’ils les recueillent…
Pourtant, quelques premiers résultats d’études existent bien quant au poids écrasant du sexe de l’utilisateur sur le type de contenus auxquels celui-ci peut être confronté. Au cours d’expérimentations, des universitaires américains de Northeastern University et de l’University of Southern California ont conclu que, sur Facebook, une publicité de bodybuilding serait distribuée à 91% à des hommes, alors qu’une publicité pour des cosmétiques serait distribuée à 95% à des femmes3Muhammad Ali, Piotr Sapiezynski, Miranda Bogen, Aleksandra Korolova, Alan Mislove et Aaron Rieke, « Discrimination through optimization : How Facebook’s ad delivery can lead to skewed outcomes », Proceedings of the ACM on Human-Computer Interaction, 7 novembre 2019.. Ce résultat a lieu alors même que les paramètres de ciblage des publicités créées dans le cadre de l’expérimentation sont similaires dans les deux cas et ne prennent pas en compte le sexe.
Si ces premières statistiques sont relativement attendues, d’autres résultats issus de la même étude vont plus loin. Ainsi, une publicité promouvant des morceaux de musique country est automatiquement montrée à une audience composée à 80% de personnes blanches, tandis qu’une publicité pour du hip-hop ne contient que 13% de personnes blanches dans son audience. Une publicité pour un poste de bûcheron est automatiquement distribuée à plus de 90% à des hommes, tandis qu’une publicité pour un poste de caissier de supermarché est distribuée à plus de 80% à des femmes. Dans la même logique, les publicités pour des postes de personnel de ménage, de secrétaire et de professeur de maternelle sont également montrées à des femmes à environ 75%.
La tendance observée parmi les contenus publicitaires a toutes les chances de s’appliquer de la même façon à d’autres. Il en résulte, pour les utilisateurs des sites à recommandations algorithmiques, une forte sexualisation de leur expérience, c’est-à-dire la création pour eux d’un monde de contenus fortement dépendant de leur sexe. En tant qu’utilisateur d’Instagram, de Facebook, de YouTube, du point de vue même de ces plateformes, vous êtes avant tout un homme ou une femme. Et le contenu qui vous sera proposé doit être en cohérence avec cette caractéristique fondamentale.
Des comportements électoraux « resexués » par les algorithmes ?
Par ailleurs, l’effet de ces sites et applications sur notre perception de nous-mêmes et nos opinions pourrait ne pas s’arrêter à la simple reproduction des différences de comportement déjà existantes dans le monde physique. Cette première façon de se représenter l’effet des algorithmes de recommandation peut être appelée « théorie du miroir », et suppose que les plateformes algorithmiques ont un impact social neutre, simple décalque de tendances qui leur préexistent.
Or le curseur de l’identité sexuelle se déplace de façon extrêmement rapide parmi la « Gen Algo » des pays occidentaux, notamment en France et aux États-Unis. Cette évolution va dans le sens inverse de l’image d’une jeunesse considérée comme le porte-drapeau du progressisme. En effet, on semble s’orienter vers une rigidification de la différenciation sexuelle plutôt que vers une fluidification. Et cela pourrait être connecté en grande partie à la forte exposition de cette jeunesse aux réseaux sociaux et aux sites utilisant des technologies de recommandation. Les algorithmes semblent non seulement refléter la différenciation sexuelle préexistante, mais la renforcer sensiblement chez les nouvelles générations.
Les choix électoraux récents de la « Gen Algo » montrent à quel point la différence sexuelle irrigue les comportements. Elle devient une source profonde d’enracinement des préférences, bien plus marquée que chez les générations précédentes. Une étude remarquée du Financial Times montre ainsi l’apparition soudaine d’un fossé entre vote des femmes et vote des hommes chez les personnes de moins de 30 ans dans les démocraties occidentales4« A new global gender divide is emerging », Financial Times, 25 janvier 2024.. Alors que les hommes de moins de 30 ans tendent à voter de plus en plus pour les partis conservateurs, on observe chez les femmes du même âge une explosion du vote progressiste. Aux États-Unis, l’écart de vote entre hommes et femmes de moins de 30 ans est ainsi désormais de trente points, alors que les deux sexes votaient de façon relativement similaire dans les années 1980. Au Royaume-Uni et en Allemagne, on observe également un écart de 25 points.
En France, le constat est similaire : les jeunes électeurs sont la classe d’âge dont le vote aux dernières élections législatives est le plus « sexué ». Une étude de la Fondation Jean-Jaurès de septembre 2024 montrait que chez les 25-35 ans, le différentiel de vote Nouveau Front populaire entre femmes et hommes est remarquable, avec 13 points de plus chez les femmes au premier tour des législatives5Voir l’analyse de l’enquête Ipsos réalisée par Amandine Clavaud et Laurence Rossignol, Dans la tête des femmes : préoccupations, attentes et rapport à la politique et au féminisme, Fondation Jean-Jaurès, 11 octobre 2024.. À l’inverse, toujours dans cette classe d’âge, les hommes votent à 38% pour le Rassemblement national et ses alliés dès le premier tour, contre seulement 24% des femmes, un différentiel de 14 points. Un clivage de cette ampleur entre les sexes ne se retrouve chez aucune des tranches d’âge suivantes : chez les 35-49 ans et les 50-59 ans, le différentiel de vote entre femmes et hommes est au plus de 2 points pour chacun des deux partis. Doit-on voir là une recomposition du dimorphisme sexuel en matière électorale ?
La réélection de Donald Trump est le dernier exemple en date de l’importance renouvelée de la différence des sexes dans les attitudes politiques de la « Gen Algo ». Le 5 novembre 2024, 56% des hommes de moins de 30 ans ont voté républicain, contre seulement 40% des femmes de la même tranche d’âge, soit un différentiel de 16 points6« The Youth Vote in 2024 », Center for Information & Research on Civic Learning and Engagement (CIRCLE), 2024.. Vingt ans plus tôt, au moment de la réélection de George Bush, 47% des hommes de moins de 30 ans avaient voté pour lui, contre 43% des femmes du même âge, un écart de seulement 4 points7« Gender Gap in 2004 Presidential Race Is Widespread », Center for American Women and Politics, 10 novembre 2004..
Une « Gen Algo » aux comportements orientés
Cette resexualisation du vote se produit précisément parmi la « Gen Algo », celle dont l’univers virtuel est défini par les mécanismes de recommandation les plus efficaces et les plus agressifs. TikTok est l’archétype de ces mécanismes extrêmement efficaces, qui se basent le moins possible sur les comportements proactifs d’un utilisateur, lui proposant au contraire des contenus sans action requise de sa part en dehors du visionnage de vidéos, et scrutant ses réactions pour ajuster en continu l’univers qui lui est présenté.
Ces algorithmes sont particulièrement agressifs parce qu’ils réduisent au minimum le besoin que l’utilisateur formule explicitement et par lui-même ses préférences à travers des comportements proactifs, comme la recherche de certains mots-clés ou la connexion à d’autres individus. Ils ont un fort potentiel d’influence et de transformation de la vision du monde explicite d’une personne donnée, parce qu’ils ont le plus de latitude pour déterminer ses préférences sans intervention volontaire.
YouTube, TikTok et Instagram sont emblématiques de ces réseaux, par opposition à des sites comme LinkedIn ou Facebook, où les démarches proactives d’un utilisateur et ses connexions personnelles jouent un rôle plus important dans la définition du contenu qui lui est proposé. D’autres algorithmes, comme celui de Netflix, peuvent sembler agressifs à première vue, mais se mêlent dans les faits à des mécanismes issus du monde réel, avec la recommandation par les pairs dans le cadre de conversations.
L’utilisation des trois réseaux, champions de la recommandation algorithmique agressive, est au plus haut parmi la génération dont le vote se trouve aussi être le plus sexué. Aux États-Unis, le Pew Research Center estime que les 18-29 ans sont la tranche d’âge qui utilise le plus YouTube, Instagram et TikTok8Jeffrey Gottfried, « Americans’ Social Media Use », Pew Research Center, 31 janvier 2024.. Parmi cette tranche d’âge, le pourcentage d’utilisateurs de chacune des trois plateformes citées atteint respectivement 93%, 78% et 62%, des niveaux inégalés chez les autres générations. D’autres réseaux à l’algorithme plus « doux », comme Facebook et LinkedIn, sont plus massivement utilisés par les tranches d’âge supérieures.
L’influence des réseaux sur les opinions et perceptions
Les jeunes générations sont également prêtes à reconnaître d’elles-mêmes que sur la question de l’identité sexuelle, les réseaux sociaux exercent une influence toute particulière sur leurs existences. Alors que seulement 18% des femmes américaines, toutes catégories d’âge confondues, considèrent que les réseaux sociaux ont exercé une influence significative sur leur perception de ce que signifie être une femme, cette proportion monte à 42% chez les femmes de moins de 30 ans9Juliana Menasce Horowitz et Kim Parker, « How men and women rate their own masculinity and femininity », Pew Research Center, 17 octobre 2024..
Les plateformes algorithmiques semblent ainsi non seulement transposer des représentations déjà installées dans la société sur le masculin et le féminin, mais bien être capables d’en renforcer, voire d’en ranimer certaines, jusqu’à produire une « Gen Algo » plus sexuée dans ses opinions et comportements.
En se reconnectant directement aux corps et en extrayant d’eux des préférences primaires sous-jacentes, les algorithmes modernes court-circuitent, chez la nouvelle génération, la vague de fond qui avait porté ses aînées à s’orienter vers une atténuation de l’importance du sexe de naissance dans l’orientation des comportements.
Ils trouvent alors un terreau fertile pour développer des représentations, de l’imaginaire et des fantasmes. La demande de masculinité et de féminité est extrêmement facile à stimuler une fois qu’elle a été ciblée chez les individus. Elle devient une source inépuisable de suggestions de contenus, de formation de l’image du monde et, à terme, de redéfinition des comportements.
Une resexualisation inédite via le numérique ?
La force des algorithmes sur la question de l’identité sexuelle est d’autant plus vive que, dans la vie quotidienne, ils sont l’un des vecteurs pouvant effectivement recréer un monde sexuellement différencié. Le quotidien est en effet bien plus neutre, la plupart des espaces étant sexuellement mixtes, du lieu de travail en passant par l’école ou le supermarché.
La resexualisation de l’environnement numérique de la « Gen Algo » peut toutefois déborder à son tour sur le monde physique à l’instar de la pratique du fitness, du crossfit et de leurs dérivés, qui est ainsi passée en France de 4,3 millions de pratiquants réguliers ou occasionnels en 2010 à 10,2 millions en 202010Les pratiques physiques et sportives en France, INJEP, mars 2023.. Elle est plébiscitée par la « Gen Algo » : 50% des jeunes âgés de 15 à 29 ans déclarent pratiquer au moins occasionnellement ce type d’activités et se rendre « à la salle ». Alors qu’en 2018, la France comptait près de 4370 clubs de fitness, elle en recensait environ 5300 en 2023, soit une hausse de plus de 20% en cinq ans11« European health & Fitness Market », Europe active, Deloitte, mai 2023..
D’une certaine façon, la technologie semble ainsi resexuer la nouvelle génération. Un retour inattendu au corporel s’opère au contact de ses algorithmes et devient un phénomène culturel, social, mais aussi éminemment politique.
Cette tendance émergente ne s’explique pas nécessairement par un effort concerté des concepteurs de plateformes algorithmiques pour promouvoir un mouvement de redifférenciation sexuelle. Tout se passe au contraire comme si la façon simpliste dont les algorithmes découvrent à tâtons les préférences des utilisateurs avait réactivé la puissance d’évocation et d’imagination sociale de la différence des sexes. Par ailleurs, ce ne sont pas des contenus politico-idéologiques qui propulsent cette vague d’attention au masculin et au féminin chez la « Gen Algo », mais bien des contenus culturels au sens le plus large, images de la confiance en soi, de la « personnalité inspirante », du corps idéal, de la vie de couple et de famille, des attitudes à adopter dans des imitations de la vie quotidienne soigneusement mises en scène…
Le nouveau conservatisme : l’être-homme et l’être-femme comme champs de bataille politique
À supposer que ce « retour des sexes » chez la jeune génération soit bien une conséquence des technologies dans lesquelles elle baigne, il commence à peine à faire sentir ses effets de long terme. Le frémissement des identités sexuelles dont nous avons donné ici un premier aperçu pourrait n’en être, lui aussi, qu’à ses débuts. Cela pourrait augurer d’un déplacement inédit du questionnement sur le rapport femmes-hommes, à travers une relégation au second plan des réflexions sur la manière de construire une réelle égalité entre les deux.
Car l’être-homme et l’être-femme eux-mêmes redeviennent des questions politiques, questions bien plus primaires que celle de l’égalité des conditions, mais peut-être d’autant plus pressantes que ceux qui les soulèveront auront l’impression d’y déposer leur identité tout entière. Se retrouver en tant qu’homme, se retrouver en tant que femme dans une offre politique pourraient devenir des facteurs de plus en plus massifs dans la détermination du vote, remontant peu à peu dans la pyramide des âges, la « Gen Algo » allant vieillir.
Une demande nouvelle de masculin et de féminin se constitue quasiment à vue d’œil sur les écrans de nos smartphones. Fruit de ce que notre monde considère comme les technologies les plus avancées, elle fait pourtant appel aux représentations les plus archaïques de la différenciation sexuelle, comme si le fin tissu culturel égalitaire créé au cours du dernier siècle était trop fragile pour ne pas se déchirer à la moindre réactivation de pulsions venant du fond des âges.
Car si la réémergence de la question de l’être-homme et de l’être-femme est nouvelle, les termes dans lesquels elle se pose ne le sont absolument pas : il s’agit bel et bien d’un fantasme du retour à des figures traditionnelles bien connues. Les algorithmes sont-ils conservateurs malgré eux, ou bien sont-ce leurs utilisateurs ?
- 1Pew Research Center, 2024 Pew Research Center’s American trends panel, septembre 2024.
- 2« America is becoming less woke », The Economist, 19 septembre 2024.
- 3Muhammad Ali, Piotr Sapiezynski, Miranda Bogen, Aleksandra Korolova, Alan Mislove et Aaron Rieke, « Discrimination through optimization : How Facebook’s ad delivery can lead to skewed outcomes », Proceedings of the ACM on Human-Computer Interaction, 7 novembre 2019.
- 4« A new global gender divide is emerging », Financial Times, 25 janvier 2024.
- 5Voir l’analyse de l’enquête Ipsos réalisée par Amandine Clavaud et Laurence Rossignol, Dans la tête des femmes : préoccupations, attentes et rapport à la politique et au féminisme, Fondation Jean-Jaurès, 11 octobre 2024.
- 6« The Youth Vote in 2024 », Center for Information & Research on Civic Learning and Engagement (CIRCLE), 2024.
- 7« Gender Gap in 2004 Presidential Race Is Widespread », Center for American Women and Politics, 10 novembre 2004.
- 8Jeffrey Gottfried, « Americans’ Social Media Use », Pew Research Center, 31 janvier 2024.
- 9Juliana Menasce Horowitz et Kim Parker, « How men and women rate their own masculinity and femininity », Pew Research Center, 17 octobre 2024.
- 10Les pratiques physiques et sportives en France, INJEP, mars 2023.
- 11« European health & Fitness Market », Europe active, Deloitte, mai 2023.