Comment imaginer en politique ? Images et imagination socialistes au temps de Jaurès

Étudier les images des socialistes revient aussi à prendre les idées comme autant d’émotions engendrant les figures de l’avenir. Tout aussi marié à la science que fut le socialisme, il reste aussi une doctrine dont les adhérents font des rêves peuplés d’images. C’est ce que l’historien Christophe Prochasson, président de l’EHESS, rappelle dans cette note issue de la conférence qu’il a donnée aux Rendez-vous de l’histoire de Blois en 2018 à l’invitation de la Fondation et de la Société d’études jaurésiennes.

Au temps de Jaurès, le monde politique est d’abord un univers de mots. La République parlementaire a fait de la parole le principal instrument de l’action : le discours règle et organise les confits, distribue les rôles et définit les identités. Il assigne les places, comme le fit dès ses débuts la Révolution française en distinguant ceux qui s’installaient dans la partie gauche ou dans la partie droite de l’hémicycle. Les socialistes sont pleinement inscrits dans ce monde. Leur identification passe par d’innombrables textes publiés en de multiples supports : affiches, articles de journaux ou de revues, brochures et ouvrages. Ce socialisme de l’encre privilégiant un régime cognitif étayé sur la science et la raison surpasse nettement tout autre outillage communicationnel sollicitant davantage les émotions et recourant aux images et aux sons.

Non que les unes et les autres n’aient pas été mobilisés par les socialistes, mais ils l’ont été de façon subalterne. Il n’est que de consulter la massive presse socialiste pour s’en convaincre. Son austérité ne la distingue en rien de cette « civilisation du journal » caractéristique de la seconde moitié du XIXe siècle. Même L’Humanité, qui se voulut, dès avant 1914, un journal moderne, n’accorda qu’une place secondaire à l’image. Les photographies y sont réduites à la portion congrue, un peu moins il est vrai après le tournant rédactionnel de 1913 qui marque une forte évolution de la ligne éditoriale.

À la veille de la Grande Guerre, les succès grandissants du mouvement socialiste s’appuient en  partie sur une modernisation de la propagande où le cinéma a fait son entrée. L’atteste par exemple la fondation d’une société éditrice de films dans sa mouvance, Le Cinéma du peuple, en octobre 1913, destinée à produire des « films sains, des vues véritablement éducatives où le travail sera magnifié, où le peuple pourra se récréer, tout en élevant son intellectualité ». Trois films sortirent de cette initiative, parmi lesquels Les Misères de l’aiguille qui remporta un certain succès en dénonçant l’exploitation odieuse des femmes dans les maisons de couture. L’épilogue du drame conviait les travailleurs à se rassembler plus énergiquement dans les organisations ouvrières, tandis que sur l’écran apparaissait la devise de l’Internationale.

Élever l’intellectualité : l’objectif du Cinéma du peuple est plus généralement celui d’un mouvement politique adossé à la science et à la raison, soucieux de mettre en œuvre une machine à convaincre qui, sans délaisser sentiments, émotions et même passions, prétend surtout se cantonner à des chaînes argumentaires qui s’en tiennent à distance. Dans leur livre récent intitulé Socialisme et Sociologie, Bruno Karsenti et Cyril Lemieux en ont fait une brillante démonstration, soulignant ce qui constitue à leurs yeux le substrat de la tradition socialiste en Europe : l’examen objectif des faits sociaux, préalable à toute émancipation.

Bien des traits de l’histoire culturelle et intellectuelle du socialisme dans sa version française plaident en leur faveur, y compris lorsque l’on se tourne du côté des options esthétiques du socialisme. Les comptes rendus des salons publiés dans les quotidiens et revues socialistes du temps de Jaurès dessinent un univers visuel où se trouve d’abord dévalorisé ce qui est considéré comme un art bourgeois décadent, éloigné de la description d’un monde réel que devrait prendre en charge un art socialiste, bien avant donc le réalisme socialiste de l’entre-deux-guerres. En janvier 1899, le critique de la revue Le Mouvement socialiste, Henry Baüer, dénonce les « tromperies » et « sophistications du goût », la « suprématie du joli, qui est la forme bourgeoise du laid ». Et il précise : « Le hideux tableau de genre et d’intérieur, fleurs et fruits, jeunes filles penchées à la fenêtre, paysages de colle où paissent les troupeaux de baudruche, images patriotiques, fantassins, cavaliers, escarmouches et batailles, fusils, képis, sabretaches et bonnets à poil, Épinal, Académie et Beaux-Arts, signes de la gloire militaire, grandes machines historiques beurrées et confiturées par les principaux dignitaires de la légion d’honneur. Au feu leur histoire ; crevez les toiles ; et, avec les chiffons, les détritus et les poils, faites et recréez le vélin sur lequel les maîtres sincères traceront les couleurs de la vérité et de la réalité, animeront les rêves du monde nouveau. »

Pour dessiner le monde nouveau, des images, oui, mais pas n’importe lesquelles ! Celles qui reflètent le plus directement la « réalité », dépourvues donc d’artificialité – l’ornement, voilà l’ennemi –, privées d’accessoires inutiles qui brouillent inutilement la vue de ceux auxquels elle s’adresse : ces images-là sont les bienvenues, à la manière donc des affiches modernes qui s’exposent dans les rues ou d’œuvres inscrites dans les « arts décoratifs » modernes dont Puvis de Chavannes, que Jaurès appréciait tant, est le héros. Et voilà pourquoi les socialistes font tant confiance au cinéma, qu’ils placent au rang des arts de demain : n’est-il pas l’un des moyens les plus fidèles de reproduire sans détour le monde réel ? Dans les colonnes de L’Humanité, on loue ce qui n’est pas encore un art mais un appui si efficace pour dénoncer « l’erreur, répudiant la cruauté et les passions malsaines. Voilà ce que doit être le cinéma : moralisateur et amusant. »

Il y aurait évidemment le plus grand intérêt à explorer plus avant les choix picturaux et esthétiques composant une culture socialiste à peu près unifiée, en dépit d’inévitables querelles. Il s’agit là d’un chapitre en soi. Mais je souhaite, pour le moment, m’en tenir à cette propriété de la culture socialiste qui fait de l’image non une ennemie, mais une solliciteuse dont il faut se méfier. Les socialistes ne sont pas des iconoclastes. Ils en appellent seulement à une domestication de l’icône. Car, s’ils ne dissimulent pas leur appartenance au monde de la raison, face aux passions et aux sens dont les religions qu’ils combattent en bons républicains pétris de rationalisme sont les ferments, ils n’en oublient pas d’être hommes et femmes d’imagination, projetant leurs représentations d’un monde nouveau sur l’écran de leurs programmes. C’est au cœur du discours socialiste qu’il convient de repérer les images. Il est alors possible de nuancer l’idée qui fait d’eux des acteurs politiques uniquement baignés d’esprit scientifique. Ce n’est pas l’un des moindres paradoxes d’une doctrine qui s’élève au nom de la science et se trouve prise dans une logique d’action qui la pousse à recourir à des pratiques discursives écornant les bases doctrinales sur lesquelles elle est bâtie en faisant une forte consommation d’images. De cette contradiction, il y a sans doute des réflexions à tirer pour aujourd’hui.

Dans un livre étudiant le discours socialiste de la IIe Internationale d’un point de vue très englobant, Marc Angenot a mis en évidence ces caractéristiques. Il montre l’intérêt de se pencher sur le discours socialiste de l’époque (que l’on pourrait d’ailleurs utilement comparer à celui qui s’est mis en place au cours des deux ou trois dernières décennies) pour mesurer la place que l’on ménage (ou pas) à l’imagination en politique. Au temps de Jaurès, nulle expérience historique ne pouvait permettre aux socialistes d’asseoir leur argumentation. Le socialisme « réel » n’existait pas et le futur socialiste n’était encore que le fruit de l’imagination, même s’il prétendait s’appuyer sur une science de la société, que celle-ci fût d’inspiration marxiste ou durkheimienne. C’est là un avantage, certes, puisque sont épargnées aux socialistes de ce temps innocent les brûlures venues des calamités du communisme historique. Mais ce fut sans doute aussi un inconvénient utilisé par les adversaires du socialisme, qui renvoyait les militants à leurs nuées imaginaires et à un futur très incertain. On se souvient que Clemenceau raillait les discours de Jaurès, auxquels il reprochait d’être toujours conjugués au futur.

D’images et d’imagination, il est donc beaucoup question dans ce second socialisme du XIXe siècle, que l’on doit distinguer d’un « premier », souvent qualifié d’utopique, de romantique ou de « prémarxiste », dont il emprunte d’ailleurs quelques accents, formules et images, mais dans un tout autre cadre politique, social et culturel, marqué notamment par l’instruction grandissante des masses et les débuts d’une société de la connaissance. Ce que l’on appelle alors « la propagande », terme auquel la dégradation symbolique résultant de la Grande Guerre et des totalitarismes n’avait pas encore été infligée, sollicite beaucoup les sens et les émotions. Car, si la propagande socialiste se conçoit d’abord comme une éducation, plus confiante dans les textes que dans les images, elle sait aussi mobiliser un registre rhétorique très consommateur de métaphores, d’analogies, de comparaisons : d’images, donc. Jaurès s’en est fait une spécialité, quitte parfois à en abuser, si l’on en croit certains témoignages qui ne sont pas tous bienveillants, mettant en cause l’efficacité même du verbe jaurésien, plus enivrant qu’éclairant.

En voici un exemple parmi d’autres. En 1908, dans Les Hommes du jour, périodique de sensibilité libertaire qui ne se montrait pas toujours tendre pour les socialistes, on évoque l’un des innombrables morceaux de bravoure qui valaient à Jaurès l’adhésion des foules socialistes :

Au-dessus de cette multitude, Jaurès, grandiloquent, sublime, olympien, sème des mots […]. Mais soudains voici l’aquilon, la bourrasque surgit. La tempête se déchaîne. La voix du tribun s’enfle, grossit, emplit la salle, déborde dans la rue avec un fracas de tonnerre […]. Et quand Jaurès a terminé, quand sa période est assenée, il s’éponge et reprend haleine, six mille personnes debout trépignent, frappent des pieds, claquent des mains, hurlent de joie comme tordues brusquement dans un accès d’épilepsie. La salle croule sous les applaudissements. Une immense clameur monte, envahit tout. Alors Jaurès commence à perdre la conscience de lui-même. Telle la Sybille qui écumait et se roulait à terre avant de prophétiser, il semble en proie à une fièvre oratoire. […] Jaurès soulève les métaphores les plus lourdes, jongle avec les images, entasse les allégories, multiplie les parallèles, pendant que la foule angoissée attend avec épouvante que le tour de force soit achevé. […] Puis brusquement comme un soleil éclatant, la Révolution sociale fait son apparition, tantôt calme, majestueuse, pacifique, tantôt roulant parmi les fleuves rouges, des lueurs d’incendie et des clameurs. […] C’est généralement dans une extase que s’achève l’ouragan. Le geste de l’orateur devient plus ample, la voix se fait onctueuse. La sérénité s’étend sur les visages et le socialisme triomphant s’installe sur les ruines du Vieux monde.

Et quand on sort de là, aux accents de L’Internationale clamée par six mille poitrines, quand on se trouve dans la rue, sous les grossièretés et les menaces de sergeots, on titube, on est saoul. […] On s’en va la tête vide, la pensée absente avec du bruit dans le cerveau, la tempête de tout à l’heure sous le crâne. On n’a rien retenu de ce qui a été dit.

La dernière pique est mortelle ! L’assaut des sens et la dictature de l’imagination embrouillent l’intelligence et désarment la raison. Ce qui s’applique à Jaurès peut être étendu à bien d’autres cas et l’on peut utilement s’interroger sur le répertoire d’images qui fondent ce que l’on pourrait désigner comme l’imagination socialiste, moins qu’une culture, en ce qu’elle s’arrête aux frontières de l’image, mais plus qu’une doctrine, en ce qu’elle active des ressources qui dépassent les seules capacités cognitives. Au temps même de Jaurès, amis et ennemis du socialisme n’ont pas manqué d’examiner le rôle des images dans le discours socialiste : soit pour en dénoncer le danger, puisque les images sont associées à des rêves d’où toute raison s’absente, comme l’établissait Gustave Le Bon dans ses ouvrages, psychologue des foules disposant d’une considérable influence, intellectuel très introduit dans les milieux libéraux et grand adversaire du socialisme ; soit pour en analyser la force, comme chez Georges Sorel, théoricien du syndicalisme d’action directe, qui développa une théorie du mythe armant le mouvement ouvrier et socialiste d’images et de fictions mobilisatrices.

Cette relation ambivalente aux images montre que leur usage était fréquent. L’analyse si précieuse de Marc Angenot l’atteste, dans l’attente d’une enquête plus fouillée à même de mettre au jour de façon systématique les ressorts rhétoriques du discours socialiste, le recours aux métaphores et à tous les tropes que les biographes et spécialistes de Jaurès n’ont pas manqué de mettre en évidence dans le discours ordinaire du tribun. Avant de resserrer la focale sur Jaurès, la mise en série d’Angenot permet en effet de dégager plusieurs systèmes d’images appliqués à trois grands thèmes discursifs : la critique du capitalisme, les conceptions de la révolution et la description du socialisme.

C’est le registre tératologique qui s’impose lorsqu’il s’agit d’évoquer le capitalisme, assimilé à la barbarie, à la monstruosité, que les faiblesses internes assimilent néanmoins à un « édifice vétuste » installé au bord de la « faillite historique et morale ». Ce fatalisme s’appuie sur un autre registre qui met au service d’un discours à visée scientifique des images puisées dans un répertoire naturaliste. La naturalisation des phénomènes économiques et sociaux, à laquelle procèdent également les discours libéraux et conservateurs, étaie les analyses. On y parle d’organes, d’entrailles, de maladies, de gestation ou de décomposition, comme le fait en 1907 le socialiste insurrectionnel Gustave Hervé, alors au sommet de son influence : « La société qui va mourir n’a rien compris à celle qui sort de ses entrailles par un lent et douloureux enfantement. »

La révolution est décrite dans des termes tout aussi intenses, dans la fidélité à une collection d’images qui s’enracine dans une histoire très longue dont les socialistes se sentent les héritiers directs. La révolution est violente et sanglante, elle est toujours présentée comme un coup de force, beaucoup plus rarement comme progressive et transformatrice, même chez ceux qui, à l’instar de Jaurès, l’attendent tout en répugnant à la violence. « Cataclysme suprême », « immense brasier », « révolution brutale », écrit Édouard Vaillant en 1906, même si, chez Jaurès, elle est surtout une « transformation de la propriété individuelle en propriété sociale », une « suppression des privilèges de fortune », et annonce l’« avènement d’une ère nouvelle ». Jaurès n’eut de cesse, il est vrai, de lutter contre ce qu’il considérait comme un « catastrophisme puéril et grossier ». Il considérait que le « prolétariat […] n’a pas l’enfantillage de penser qu’un coup d’insurrection suffira à constituer, à organiser un régime nouveau ». Une image bien mise en circulation dans les milieux socialistes, qui ne communient pas dans le romantisme révolutionnaire, présente le moment révolutionnaire comme un « coup d’épaule » auquel il conviendra peut-être de se résoudre pour accélérer le processus en cours : la révolution est déjà à l’œuvre au sein d’un capitalisme pétri de contradictions. C’est ce qu’il faut comprendre sous la plume de Jaurès quand il écrit : « Il se peut que le monde nouveau ne puisse se dégager du passé que par une poussée soudaine de violence et d’idéal ; il se peut que la source chaude qui bouillonne obscurément sous le sol crève en un coup l’enveloppe et jaillisse d’emblée à toute sa hauteur. »

C’est évidemment lorsqu’ils décrivent ce que devra être le socialisme, cet horizon d’attente non encore advenu, que les socialistes mobilisent le plus leur imagination. On peut ici confronter deux façons d’activer une imagination politique en comparant l’ouvrage que Lucien Deslinières publia en 1899 sous le titre L’Application du système collectiviste avec la série d’articles que Jaurès donna à la Revue socialiste dans les années 1895-1896. Cette comparaison de style est d’autant plus pertinente que Deslinières réclama à Jaurès une préface que celui-ci lui accorda, en dépit de leurs différences de fond et de forme. Jaurès était alors devenu l’une des principales têtes pensantes du mouvement socialiste.

Dans sa brève préface, il soulignait l’originalité de la démarche de Lucien Deslinières, dont le livre venait rompre avec une tradition dominante chez les socialistes qui, pour ne pas verser dans un utopisme condamné au nom de la science, « s’interdisaient la description précise de la société future ». Jaurès en convenait lui-même : « La vie sociale est trop complexe aujourd’hui, et l’ordre socialiste de demain enveloppera trop de rapports, pour qu’il soit possible de les prévoir minutieusement. Seules les directions générales nous apparaissent : seuls les grands traits se laissent fixer. » Il n’en saluait pas moins l’effort de Deslinères, contemporain de celui que venait d’accomplir le socialiste allemand Karl Kautsky qui avait tenté la même entreprise dans son Coup d’œil sur l’État de l’avenir, en réponse à son adversaire Edouard Bernstein, auteur d’une formule célèbre affirmant que le but n’était rien et le mouvement, tout. C’est aussi dans ce contexte doctrinal particulier, où les socialistes européens se disputaient autour du « révisionnisme », que l’on peut comprendre comme un socialisme réaliste, impatient de se débarrasser des utopies et des rêves, préférant le chiffre à l’image, qu’il faut lire le livre de Lucien Deslinières. Jaurès s’élève contre ce réalisme radical qui lui semble menacer l’élan politique devant permettre aux socialistes de rallier les prolétaires : « À répéter trop pesamment que tout essai de précision de l’ordre futur est chimérique et utopique, on risque de persuader au prolétariat que même les grandes lignes du régime socialiste ne se laissent pas démêler. Et au fond, il y a dans cette réserve excessive un peu d’affectation : car les socialistes les plus critiques, les plus “scientifiques” ont bien, dans leur pensée de derrière la tête, un plan idéal. Et comment pourrait-on travailler, avec une passion révolutionnaire, à l’avènement d’un ordre nouveau si on ne pouvait dessiner, au moins, pour soi-même, les traits essentiels. » C’est évidemment ici le verbe « dessiner » qu’il faut relever. Il place le raisonnement du côté de l’appel à l’utilité politique de l’image, et pas seulement de la loi (celle des sociétés) ou du concept. Façon de dire les choses qu’une autre phrase confirme : « Rien ne peut donner au prolétariat accablé plus d’espérance et de ressort que cette vision nette de la réalité sociale. » Jaurès n’en associe pas moins cet appel à la « vision nette » d’un monde nouveau à l’indispensable travail des savants et des techniciens dont elle doit s’inspirer.

Le copieux volume de Lucien Deslinières (plus de 500 pages) ne laisse dans l’ombre aucune des grandes questions économiques et sociales auxquelles le collectivisme sera confronté : argent, industrie, agriculture, assistance, place des femmes, questions religieuses, accueil des étrangers, antisémitisme (Deslinères rédige le livre en pleine affaire Dreyfus), etc. Tout en se piquant de science et en s’adossant au Capital de Marx, Deslinières, qui se définit lui-même comme un « positiviste conforté », souligne la nécessité d’une description au plus près d’une réalité attendue. Si l’on connaît bien, soutient-il, les principes du collectivisme, « les conditions pratiques dans lesquelles il pourrait fonctionner » sont encore l’objet d’un mystère que son livre prétend s’employer à dissiper par un exposé détaillé. Cette veine d’analyse lui permet d’égrener tout au long de l’ouvrage les tableaux successifs d’une société meilleure sur un ton quasi prophétique, quoique fondé sur un raisonnement déductif impeccable : « Comme il sera toujours possible d’assurer l’existence à aussi bon marché dans les villes que dans les campagnes, ou à peu près, il n’y aura pas lieu de payer plus cher les ouvriers urbains ; ils auront plus de facilités pour dépenser leur argent ; ils useront davantage leur santé, mais leur existence sera plus intéressante et plus agréable. Les ouvriers des campagnes vivront en meilleur air, s’amuseront moins, mais pourront faire quelques économies et se retirer plus vite du travail si bon leur semble. Ainsi les avantages et les inconvénients seront compensés. » Puisque tout est encore possible, que nulle expérience historique ne fait encore barrage à l’imagination, l’optimisme scientifique des socialistes renverse tous les obstacles et toutes les objections.

Dans Le Maroc socialiste, publié en 1912, Lucien Deslinières réalise des projections encore plus audacieuses. Il propose un projet de colonisation socialiste, d’ailleurs vite combattu par Édouard Vaillant et Jean Jaurès, mais soutenu par Jules Guesde. Le premier est hostile à toute colonisation, le second craint que des conflits n’opposent les colons socialistes aux « indigènes ». Deslinières conçoit surtout le socialisme comme un mode de développement qui assurera le bien-être au plus grand nombre. Son approche relève d’un productivisme qui nourrit une bonne partie de l’imagination socialiste en ces temps de seconde industrialisation. Il n’en néglige pas pour autant les conditions juridiques, avec force détails qui présideront à la constitution de cette colonie socialiste, jusque dans la prise en compte des risques engendrés par les conflits entre indigènes et colons : « En cas de troubles indigènes, le directeur aura le droit de requérir les troupes cantonnées sur le territoire. Les colons formeront une milice qui recevra des armes et dont les chefs seront nommés par la régie. L’existence de cette milice rendra bientôt inutile toute occupation militaire. »

Dans de nombreux textes étudiés par Marc Angenot, le socialisme se présente d’abord sous les espèces d’une doctrine productiviste débouchant sur un pays de cocagne, comme l’atteste cette évocation lyrique de Gustave Hervé : « Plus de minuscules parcelles de terre comme aujourd’hui ; partout de grands domaines avec de vastes pièces où les machines perfectionnées […] produiront des montagnes de denrées agricoles de toutes sortes. » Jaurès recourt au même registre dans une importante et ambitieuse série d’articles publiée dans La Revue socialiste, où il se propose de décrire ce que sera « l’organisation socialiste » : « La vie humaine sera, par nous, non pas seulement plus harmonieuse et équilibrée, mais plus pleine, plus ardente et plus riche. C’est à cette condition seulement que le socialisme est légitime et qu’il triomphera. » Et plus loin :

Aussi la puissance sociale s’ingéniera certainement, du consentement de tous, à rendre efficace ce travail de surcroît en assurant l’échange des produits. Tel groupe de menuisiers s’offrira à faire des meubles, à condition que tel groupe de maçons et de charpentiers construise des maisons neuves plus agréables où les menuisiers logeront. Tel groupe de paysans s’offrira à travailler plus profondément le sol par un surcroît d’efforts, à lui donner ainsi une fertilité normale plus grande, et à développer des cultures de choix, à condition que tel groupe de graveurs, de peintres ou de sculpteurs vienne orner, en échange de beaux fruits, la maison commune du village ou leur propre demeure. Et un office essentiel de la puissance sociale sera de servir d’intermédiaire à tous ces groupements ; quand elle aura assuré l’ensemble de la production moyenne, répondant à l’ensemble des besoins moyens, elle pourra centraliser les offres de travail et les demandes de produits des individus et des groupes et les coordonner. Elle n’aurait là aucun rôle de contrainte ; elle serait, au contraire, au service des libertés individuelles, et les producteurs n’auraient, d’ailleurs, recours à elle que s’il ne leur était pas plus commode de s’accorder directement sous la condition générale de l’égalité dans l’échange des produits. Il y aurait très probablement, dans la complexité presque infinie de l’ordre socialiste, synthèse de l’individualisme proudhonien et du communisme marxiste.

Dans cette série d’articles, on voit comment Jaurès, qui est alors proche des guesdistes sans leur être politiquement inféodé, fait montre d’un souci plein d’acribie qui l’autorise à décrire ce que sera le socialisme, en abordant de face les questions d’organisation que le seul affichage des grands principes dissimule toujours un peu. On y décèle les modalités de la construction d’un raisonnement et même d’une imagination socialiste dont le but est de convaincre, à commencer par les radicaux.

Comment en effet imaginer une société à venir dans les coordonnées d’un monde présent qui établit férocement les limites séparant le possible de l’impossible ? Cet agencement des temporalités est éminemment problématique mais laisse libre cours à l’imagination politique qui se nourrit de la rupture dans le temps que l’on appelle révolution. L’idée même de progrès prospère sur ce schéma. Comme le relève Hans Castorp, le personnage central de La Montagne magique de Thomas Mann, sans le temps, le progrès serait impossible et l’humanité ne serait qu’une mare stagnante. C’est cette difficulté qu’affronte Jaurès avec lucidité :

À coup sûr, le raisonnement seul est impuissant à dissiper tous les préjugés contraires à l’organisation socialiste : car les hommes vivent dans le présent et non dans l’avenir ! et c’est le présent seul qu’ils comprennent : les préjugés sont entretenus chez les uns par les habitudes, chez les autres par les intérêts ; et contre l’habitude et l’intérêt la raison n’a guère de prise dans la plupart des consciences. De là la multiplicité des puériles objections de détail qu’on nous oppose. Quand les hommes pourront se placer au point de vue qui est le nôtre, quand ils y seront contraints par le développement même des faits, ces objections s’évanouiront d’elles-mêmes, comme s’évanouit soudain l’image obsédante que des rides et taches semblent former sur un mur. Pour comprendre qu’il y avait des antipodes et que les hommes n’y avaient pas la tête en bas, il a fallu aux Européens plusieurs générations : il a fallu surtout que bien des hommes soient allés aux antipodes et en soient revenus. Nous ne pouvons, nous, envoyer les hommes aux antipodes économiques, c’est-à-dire en plein socialisme avant que le socialisme soit institué : et si intense que puisse être en quelques-uns la vision des choses lointaines, rien ne vaut un vrai voyage. Le socialisme ne sera vraiment compris que lorsque beaucoup d’hommes auront été placés, par le mouvement des faits, dans des conditions économiques nouvelles, ou lorsque ceux qui sont déjà dans des conditions préalables du socialisme, les ouvriers de la grande industrie, auront apparu à tous comme une force irrésistible.

Jaurès est dans l’attente d’une preuve par l’expérience qui manquait aux socialistes de ce temps, absence que voulait sans doute compenser Lucien Deslinières par la mise en place d’un Maroc socialiste qui aurait dû figurer comme le premier cas expérimental d’un socialisme à l’œuvre. Car Jaurès le sent bien : ni l’appel à la science ni le travail de la pure imagination ne suffiront à renverser les préjugés du présent, même si – les socialistes mobilisaient beaucoup cette continuité historique – le socialisme n’était rien d’autre que le terme logique de la République et du capitalisme, lesquels contenaient, l’une et l’autre, les germes d’une évolution qui conduisait au socialisme, et même au collectivisme.

Placés entre des ordres intellectuels et cognitifs aussi différents que la science et l’imagination théorico-pratique, voire l’esthétique, les socialistes durent continûment osciller entre différents registres argumentaires. Il n’est que d’observer l’attitude de Jaurès pour s’en convaincre. Le leader socialiste partage avec toute une frange du socialisme français l’idée que c’est par la confrontation d’arguments principalement élevés sur le socle de la raison que la raison précisément finira par l’emporter au profit non seulement des dominés, mais aussi de la civilisation elle-même, en réconciliant l’homme avec lui-même. Or, comme nous l’avons déjà relevé, Jaurès, comme tant d’autres orateurs socialistes, davantage peut-être que tant d’autres, s’appuyait sur une rhétorique des émotions, riche d’images et en appelant aux vertus de l’imagination.

Dans les congrès, il s’écarte donc parfois de la règle de la raison. La mise en scène qu’il s’impose au sein des congrès socialistes, où il joue un rôle important, l’illustre. Le congrès se présente souvent comme une succession de tableaux au sens théâtral et pictural du terme, comme le mettent d’ailleurs au jour de nombreuses représentations graphiques dont Jaurès est le sujet. Lui-même sait parfaitement mettre en valeur l’engagement physique qu’exigent de telles performances. Au congrès de Nîmes, l’orateur, fatigué, demanda une suspension de séance de quelques minutes : « Je demande au congrès, lance-t-il aux congressistes de Saint-Quentin, de bien vouloir m’aider, par une attention tout à fait amicale, à faire l’effort physique de parole qui m’est très difficile aujourd’hui. » Et c’est avec les mêmes objectifs que Jaurès manipule les émotions, les siennes comme celles de ceux auxquels il s’affronte. Il n’hésite pas à faire état, avec un sens aigu du démonstratif, de sa droiture morale et de son respect des règles du jeu, en prenant à témoin salle ou contradicteurs. Il emprunte avec plus ou moins de feinte les voies de l’indignation. Jaurès sait aussi jouer de ce que l’on pourrait appeler les « drames de congrès », notamment à l’occasion de vives controverses qui l’opposent à ses adversaires les plus retors. On ne peut douter de sa virtuosité pour prendre à bras-le-corps une assemblée. Cet engagement proprement physique, comme l’illustrent les coups de fatigue de Jaurès soigneusement mis en scène, parvient à donner le sentiment de sa force. Au terme du discours-fleuve du fameux congrès de Toulouse (1908), le président de séance, Gustave Delory, dut même lever la séance dix minutes « pour permettre à l’émotion de se calmer ». Ce qui laisse au moins supposer l’efficacité des discours de Jaurès sur ses partisans, qui dépensaient une énergie considérable pour approuver ou soutenir leur chef, notamment dans les moments où celui-ci se trouvait mis en difficulté.

Verbes, postures, images éloignent le socialisme du temps de Jaurès de son idée régulatrice : faire de la science le moteur de l’émancipation des dominés. D’autres leviers sont actionnés qui sollicitent sentiments, émotions et imagination, carburants indispensables à celles et ceux qui souhaitaient alors construire un futur que nulle expérience n’annonçait encore. Le vieux rêve saint-simonien d’une politique purement rationnelle, préférant l’administration des choses au gouvernement des hommes, est ainsi battu en brèche. Décidément, le vieux monde continue de parler au nouveau.

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