En 1972, le Parti socialiste organise une rencontre portant sur les rapports entre les chrétiens et le socialisme. L’historien Vincent Soulage revient sur les enjeux de cette table-ronde, qui est l’une des premières manifestations d’une stratégie d’ouverture aux chrétiens que la gauche mène pendant les années 1970. Son propos est illustré par des clichés d’un reportage photographique inédit disponible en ligne.
« Chrétiens et socialisme » : c’est sous ce titre que le Parti socialiste organise le 20 décembre 1972 une rencontre dans le cadre des Portes ouvertes sur le programme commun. Difficile d’imaginer un tel sujet aujourd’hui alors que les questions d’identité religieuse sont devenues particulièrement sensibles. Une telle initiative n’est pas moins originale à l’époque tant la SFIO apparaissait auparavant comme liée aux réseaux des défenseurs de la laïcité. Elle est pourtant l’une des premières manifestations, visible et explicite, d’une stratégie d’ouverture aux chrétiens que développent non seulement le PS mais aussi d’autres partis de gauche dans la décennie 1970, et qui fait date dans l’histoire de la gauche française.
Profiter de la dynamique du programme commun
Au sein des réseaux socialistes, la démarche d’union de la gauche matérialisée par la signature d’un programme commun en 1972 n’était pas naturelle pour tout le monde. La nouvelle direction autour de François Mitterrand a ainsi dû déployer une intense activité pour convaincre de son intérêt et en faire le support d’une dynamique qui lui permettra de conquérir le pouvoir. En effet, la stratégie victorieuse du « cycle d’Épinay » repose sur un progressif élargissement de la base socialiste, électorale comme militante, à de nouveaux groupes qui émergent dans la France des années 1968. Pour attirer ces derniers, le jeune PS se retrouve en compétition avec les autres forces de gauche, essentiellement le PCF, avec lequel il a pourtant signé le Programme commun, et le PSU, dont François Mitterrand obtiendra le soutien pour l’élection présidentielle de 1974. Ce double contexte, à la fois de rivalité mais aussi de coopération, éclaire nombre d’initiatives socialistes tout au long de la décennie 1970.
Cette perspective est manifeste dès 1972 lorsque le PS lance des rencontres intitulées « Portes ouvertes sur le programme commun ». La première est dédiée aux femmes, la seconde aux chrétiens, deux groupes qui vont constituer des viviers électoraux et militants, sans pour autant que leurs représentants réussissent vraiment à s’imposer dans l’appareil partisan1On peut lire en parallèle les deux contributions de Bibia Pavard, « Le Parti socialiste et la lutte des femmes », et de Vincent Soulage, « L’ouverture aux chrétiens », dans l’ouvrage collectif dirigé par Noëlline Castagnez et Gilles Morin, Le Parti socialiste d’Épinay à l’Élysée, 1971-1981, Rennes, PUR, 2015..
Pourquoi ces choix de thématiques ? Celui des femmes semble logique, tant les années 1968 sont aujourd’hui identifiées à l’émergence des revendications féministes. Mais on oublie que la question religieuse (et en particulier les liens entre engagement religieux et politique) bénéficiait d’une réelle actualité durant cette période d’hyperpolitisation post-68.
En 1972, l’actualité est même immédiate : une déclaration pontificale de 1971, puis surtout un texte des évêques français d’octobre 1972 reconnaissent explicitement la possibilité pour un catholique de « choisir l’option socialiste ». La Fédération protestante de France s’est engagée dans une voie similaire en publiant à la toute fin 1971 le texte « Église et Pouvoirs » qui justifie les engagements dans le camp contestataire. Ces textes sont connus et cités dans l’éditorial que Charles Hernu signe dans Le Poing et la Rose. Cependant, ils ne font comme souvent qu’acter une évolution qui a pris de l’ampleur durant la décennie précédente et qui se poursuit tout au long des années 1970.
Un déplacement politico-religieux : des chrétiens s’engagent à gauche
Déjà, dans les années 1960, les observateurs sont conscients du déplacement politico-religieux qui s’effectue, quand des militants catholiques, ou d’origine chrétienne, font en nombre croissant le choix de se rapprocher de la gauche. Même s’ils sont loin d’être majoritaires, leur masse consacre la rupture définitive du lien traditionnel qui attachait l’électorat catholique à la droite. Ce déplacement a des racines anciennes et maintenant assez bien connues2Denis Pelletier et Jean-Louis Schlegel, À la gauche du Christ, Paris, Seuil, 2012. ; il devient important numériquement dans les années 1960 et ne peut plus être ignoré.
Durant cette décennie, les chrétiens privilégient les formes alternatives de participation politique (clubs, syndicats, associations). La seule exception notable est le PSU qu’ils ont porté sur les fonds baptismaux3Éric Belouet et Tangi Cavalin, « La composante chrétienne du PSU : une mosaïque éclatée », dans l’ouvrage collectif Le Parti socialiste unifié. Histoire et postérité, Rennes, PUR, 2013. et qui conserve durablement l’image d’être le parti des chrétiens de gauche. C’est à propos de ces militants que s’applique le mieux l’expression « militants d’origine chrétienne », qui sert de titre au dossier que leur consacre la revue Esprit en 1977. S’ils puisent dans leur socialisation et dans leur foi les motivations de leur engagement à gauche, ils n’y font que très rarement une référence explicite. Le lien entre convictions religieuses et politiques se fait au niveau individuel et leur engagement partisan est, en quelque sorte, déconfessionnalisé.
Après 1968, ce déplacement trouve une vigueur nouvelle. D’abord, il ne concerne plus seulement des individus mais aussi des collectifs : plusieurs mouvements d’Action catholique revendiquent explicitement faire « le choix de l’option socialiste », des groupes au nom significatif apparaissent, tels les « Chrétiens marxistes »… Les partis politiques y gagnent des interlocuteurs identifiés. Ensuite, les réseaux chrétiens connaissent eux aussi leur « moment gauchiste » : parmi les militants, on voit monter un profil nouveau marqué par un désir d’associer et de manifester explicitement la double dimension de leur protestation socio-religieuse, pour reprendre l’expression du sociologue Jean Séguy dès 1974. D’abord, ils investissent le champ religieux et donnent un sens politique à leurs pratiques et aux combats qu’ils y mènent. Parallèlement, ils tentent d’intéresser les acteurs politiques à la lutte idéologique qu’ils mènent sur ce qu’ils appellent le « front religieux ». C’est frappant quand, reprenant l’analyse marxiste revisitée par Althusser, ils critiquent les Églises officielles comme « appareil idéologique » complice de la domination capitaliste. Il serait très exagéré de considérer tous les chrétiens de gauche comme des gauchistes ; eux-mêmes s’en défendent. Mais tous subissent l’influence de cette revendication protéiforme de radicalité et de nouveauté qui touche au-delà de la sphère politique. Ensemble, ils constituent un réservoir militant que les partis de gauche essaient de séduire en s’aventurant timidement sur le terrain religieux.
Au Parti socialiste, une ouverture initiée dès le congrès d’Épinay
Si la veille SFIO était identifiée aux défenseurs de la laïcité, le PS qui naît à Épinay assume une ouverture historique à des militants issus de ce qu’on appelle à l’époque le « milieu catholique ». Il y avait bien sûr déjà à la SFIO et à la Convention des institutions républicaines des chrétiens en petit nombre, mais l’identité religieuse de certains militants est pour la première fois mentionnée jusqu’à la tribune.
C’est le cas notamment des promoteurs de la petite motion K, porté par Robert Buron qui a quitté le MRP, lancé le parti Objectif socialiste, conquis la mairie de Laval et a participé au meeting unitaire de 1971 décrypté pour la Fondation Jean-Jaurès dans une note de Christophe Batardy, ou Eugène Descamps qui vient de quitter la tête de la CFDT. Ils n’ont pas peur d’assumer leur milieu d’origine de catholiques de gauche. Une fois élu premier secrétaire, François Mitterrand prend la peine de leur répondre que peut-être, pour la première fois, ce qui se passe au sein du monde chrétien, et particulièrement de l’Église catholique, peut signifier le rendez-vous qu’ont espéré tous ceux qui depuis au moins vingt-cinq ans sont allés dans ce sens. Le geste est timide, mais réel, et en annonce d’autres.
Ce choix de l’ouverture répond à la concurrence des autres partis de gauche pour attirer ces militants issus du christianisme. Le PCF mettra du temps à renouveler explicitement la main tendue dès 1936 par Maurice Thorez. Le PSU, en revanche, dispose d’une situation avantageuse : même si le poids de la composante chrétienne s’y est sans doute réduit par rapport à ses premières années, les chrétiens, et notamment les anciens de la JEC (Jeunesse étudiante chrétienne), sont nombreux dans l’entourage de son secrétaire général, Michel Rocard, lui-même ancien scout protestant. De manière plus significative, la collaboration avec les réseaux chrétiens est très avancée sur le terrain grâce à de réelles proximités militantes. Ainsi, plusieurs groupes chrétiens ou d’origine chrétienne participent activement au Comité de liaison pour l’autogestion socialiste (CLAS), lancé en 1972 et qui vise en réalité à préparer un élargissement du PSU. Nul besoin pour ce dernier de mobiliser la thématique religieuse.
Une rencontre atypique et symbolique
Parmi les signaux que lance la direction mitterrandienne, la table-ronde de 1972 est l’initiative le plus originale et aussi la plus évidente. Il s’agit néanmoins d’un objet politique difficile à définir. On n’a pas affaire à une réunion publique ou à un colloque, car elle se tient au siège du PS, dans des locaux exigus et avec une assistance très réduite, comme en témoignent les photos. À l’inverse, les intervenants sont très nombreux et ont des statuts variés (responsables du parti, sympathisants, personnalités extérieures…). Il ne s’agit pas non plus d’une réunion de travail car les interventions se succèdent plus qu’elles ne se répondent.
Il semble que le principal objet de cette table-ronde soit d’exister pour en faire une large publicité : les échanges sont enregistrés et retranscrits, de nombreuses photos sont prises permettant la publication aujourd’hui de ce reportage photographique de Pierre et Monique Guéna, et peut-être y a-t-il eu des prises de vue filmées, car on voit une caméra. Tous ces éléments sont destinés à alimenter le dossier publié immédiatement après, dès décembre 1972, dans Le Poing et la Rose, revue interne du PS, sous le titre « Les chrétiens et le socialisme ».
À travers les photographies et les interventions rapportées, on peut retrouver la liste des nombreux participants. D’autant que leur présence importe autant que le contenu des échanges. Bien qu’ils soient mélangés dans l’espace de la salle, on distingue clairement trois cercles.
Le premier cercle est celui de la puissance invitante, le Parti socialiste, dont plusieurs responsables sont présents : Pierre Mauroy, alors secrétaire national du parti à la coordination et qui prend plusieurs fois la parole, Charles Hernu, qui signera l’éditorial du Poing et la Rose, Jean-Pierre Chevènement, dont le courant, le CERES, a accueilli nombre de militants chrétiens à la suite d’Épinay, Annick Poncet et Yvette Roudy. Aucun ne semble avoir de lien particulier avec les réseaux chrétiens. Ce n’est pas le cas de Roger Fajardie, membre du comité directeur mais surtout chargé, plus ou moins officiellement, des relations avec les croyants, et bien qu’il soit lui-même franc-maçon notoire. Il est rapidement secondé puis suppléé par Marie-Thérèse Eyquem, présente elle aussi, militante féministe qui a renoué sur le tard avec les réseaux catholiques de sa jeunesse.
Un deuxième cercle réunit des ecclésiastiques : les pères Pierre Talec du catéchuménat de Paris, Charles Bonnet, professeur au séminaire d’Issy-les-Moulineaux, Joseph Templier. Aucun n’est identifié comme particulièrement proche voire engagé aux côtés du PS. La liste est complétée par le pasteur André Dumas du magazine protestant Réforme dont la présence rappelle que, parmi les chrétiens, il n’y a pas que des catholiques : toutes les initiatives des chrétiens de gauche y sont attentives. On pourrait enfin y inclure Louis-Henri Parias, directeur de la revue France catholique, pourtant assez conservatrice. Ce panel traduit la volonté du PS de s’adresser aussi aux institutions religieuses, et d’abord catholiques, afin de construire une respectabilité.
Le troisième cercle réunit des responsables de mouvements catholiques ayant explicité une préférence pour le « socialisme » au sens le plus large du terme. On trouve Jacques Cottereau, président de la JEC, qui semble adhérer au PS quelques années plus tard ; Claude Gault, rédacteur en chef de Témoignage chrétien, principale publication des chrétiens de gauche, ancien de la CIR et déjà membre du PS dont il intégrera en 1973 le comité directeur ; Philippe Farine, président du CCFD et ancien député MRP, qui rejoindra le PS en 1974 et sera élu municipal à Paris ; Félix Lacambre, chroniqueur religieux à La Croix mais aussi adhérent d’Objectif socialiste ; Gabriel Marc, président de l’ACI (Action catholique des milieux indépendants) et plus tard du CCFD ; Anne-Marie Houbdine, représentant de Foi et Vie sociale, un mouvement peu connu des historiens. Leur présence n’engage pas leurs organisations mais leurs trajectoires individuelles, y compris postérieures, incarnent la capacité d’attraction du PS auprès des militants chrétiens, qu’ils s’agissent des générations discrètes de l’avant-68 ou de ceux qui, après mai, associe la contestation religieuse et politique.
Une postérité limitée mais l’inscription dans une évolution de long terme
La table-ronde de 1972 n’a pas de prolongement direct et son écho dans les milieux chrétiens de gauche reste limité. Ces derniers sont alors traversés par le débat autour de leur relation au politique, qui sous-tend chacun des rassemblements organisés annuellement entre 1972 et 1978. Par ses initiatives, le PS y gagne en crédibilité, et ainsi parvient à attirer la majorité de ceux qui franchissent le pas de l’engagement politique entre 1971 et 1975. Parallèlement, ces signes servent aussi à légitimer l’engagement socialiste des militants chrétiens volontiers suspectés ; on en trouve de nombreux exemples dans le travail de François Kraus sur les assises du socialisme publié par la Fondation Jean-Jaurès.
Le message de François Mitterrand sur cette rencontre intégré au dossier du Poing et la Rose est sur le sujet explicite : « les projets peuvent se recouvrir, (…) le même but a inspiré les fondateurs du christianisme et les fondateurs du socialisme », et il conclut en souhaitant « la rencontre des courants chrétiens et socialistes ». Quand on observe les trajectoires militantes, cette rencontre s’opère bien durant les années 1968, c’est-à-dire entre 1968 et 1981, avec un point culminant en 1974. À ce moment, les réseaux chrétiens, à commencer par la CFDT, alimentent largement la troisième composante des Assises du socialisme, qui intègre le PS à cette occasion.
Bien que la thématique religieuse ait été quasi absente des Assises, elle connaît un rebond dans la seconde moitié de la décennie. D’abord dans la compétition interpartisane, car le PSU tente de reconstituer son attraction au sein du milieu chrétien. Pour cela, il ouvre sa presse et ses événements à des débats sur la nécessaire lutte idéologique à mener dans et contre les Églises. En réaction, à quelques semaines des élections législatives en 1978, Marie-Thérèse Eyquem reprend l’initiative dans une forme très proche de celle qui nous intéresse : elle pilote un colloque réunissant responsables socialistes, ecclésiastiques et figures militantes chrétiennes de gauche, tout en s’assurant d’une importante publicité aussi bien dans des organes proches du PS que dans les réseaux chrétiens.
Mais durant la même période, le sujet religieux est également instrumentalisé dans le cadre des luttes internes au PS, alimentant notamment une vive polémique à l’occasion du congrès de Metz (1979) puis de la préparation de la présidentielle de 1981. Avant de totalement disparaître à l’aube de la décennie suivante, quand s’épuise la dynamique qui avait porté certains réseaux chrétiens à converger avec des forces politiques de gauche.
- 1On peut lire en parallèle les deux contributions de Bibia Pavard, « Le Parti socialiste et la lutte des femmes », et de Vincent Soulage, « L’ouverture aux chrétiens », dans l’ouvrage collectif dirigé par Noëlline Castagnez et Gilles Morin, Le Parti socialiste d’Épinay à l’Élysée, 1971-1981, Rennes, PUR, 2015.
- 2Denis Pelletier et Jean-Louis Schlegel, À la gauche du Christ, Paris, Seuil, 2012.
- 3Éric Belouet et Tangi Cavalin, « La composante chrétienne du PSU : une mosaïque éclatée », dans l’ouvrage collectif Le Parti socialiste unifié. Histoire et postérité, Rennes, PUR, 2013.