Les travailleurs indépendants font partie des secteurs les plus touchés par la crise sanitaire. Ils sont plus de trois millions, mais sont souvent ignorés ou mal connus, le curseur étant souvent pointé uniquement sur les « travailleurs des plateformes », qui ne représentent finalement que quelques dizaines de milliers d’indépendants. L’Union des indépendants et Odoxa ont souhaité se tourner vers eux, pour mieux les connaître et leur donner la parole sur qui ils sont, comment ils travaillent et quelles sont leurs difficultés.
La crise de la Covid-19 aura été un accélérateur de la transformation des cadres habituels de travail. Mais cette révolution n’en est pas une. Depuis de nombreuses années, des salariés font le choix de quitter un statut, certes socialement confortable (couverture santé et prévoyance, mutuelle d’entreprise, assurance en cas de perte d’activité) pour se tourner vers l’indépendance. Nombreux sont celles et ceux qui cherchent du sens et de l’éthique à leur activité, et créer son activité reste pour eux la meilleure solution. C’est aussi une envie de changer de métier, d’être plus autonome et, tout simplement, d’avoir une meilleure maîtrise sur le temps consacré à leur activité qui les pousse dans cette voie. Ils sont plus de 3 millions mais ils sont souvent ignorés ou mal connus. L’actualité les résume souvent à des travailleurs intermédiés de type Uber, mais ces derniers ne représentent que quelques dizaines de milliers de travailleurs indépendants sur les millions d’indépendants, quel que soit leur statut. Certains font aussi le choix de coupler une activité salariée et une activité d’indépendant. Le nombre de ces « slasheurs » est mal connu, mais représente des milliers de femmes et d’hommes en France.
Qui sont les indépendants ?
Si le statut d’indépendant ne date pas d’hier, il est nécessaire de bien saisir à quel point il concerne un nombre toujours plus important de Français. En effet, en 2019, la France comptabilisait 3,6 millions de travailleurs indépendants, contre « seulement » 2 millions il y a une quinzaine d’années. Cette augmentation se constate également lorsque l’on étudie la durée passée au sein de ce statut : 28% des indépendants le sont depuis moins de cinq ans. Il ne faudrait néanmoins pas en déduire que le statut d’indépendant n’est forcément pas durable ; 31% des indépendants le sont ainsi depuis plus de dix ans, et 20% depuis plus de vingt ans.
Le fait de devenir travailleur indépendant marque, par ailleurs, une véritable rupture. Rupture par rapport au statut, d’une part, puisque 70% d’indépendants étaient des anciens salariés. Rupture par rapport à la profession exercée, d’autre part, puisque seulement 23% des indépendants interrogés disent exercer un métier identique au précédent, quand 44% déclarent, au contraire, avoir changé totalement de domaine, en bifurquant en particulier vers le commerce, l’hébergement et la restauration.
Pourquoi devenir indépendant et quels bénéfices à ce statut ?
Pourquoi le statut d’indépendant semble-t-il attirer une part non négligeable de la population, malgré le changement de vie drastique qu’il semble engendrer ? Il faut tout d’abord rompre avec un poncif : le fait de devenir indépendant n’est pas un choix contraint mais délibéré pour 85% d’entre eux. L’attrait suscité par ce statut s’explique de deux manières différentes. Tout d’abord, ceux ayant franchi le pas mettent en avant une nouvelle façon de travailler et valorisent notamment l’autonomie (43%), le fait de pouvoir exercer leur métier à leur manière (42%) et le fait de pouvoir retrouver du sens et de l’éthique dans leur travail (26%). Mais devenir travailleur indépendant ne consiste pas uniquement en un choix professionnel, c’est un véritable choix de vie, comme le soulignent les personnes concernées. Ainsi, 37% des indépendants expliquent que le fait de pouvoir organiser leur emploi du temps à leur manière et le fait de trouver un meilleur équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle (27%) sont à l’origine de leur décision.
Cet équilibre entre vie personnelle et activité professionnelle doit, par ailleurs, se gérer de manière extrêmement concrète pour un nombre important d’indépendants. Un indépendant sur deux déclare, en effet, travailler depuis chez lui, et ce chiffre monte même à 73% pour ceux ayant ce statut depuis moins d’un an. Ce mode de fonctionnement semble ainsi être un passage obligé lors de l’entrée dans le statut d’indépendant. Cela étant, ce mode de travail ne semble pas être une contrainte, 92% d’entre eux déclarent travailler dans de bonnes conditions.
Si les indépendants mettent ainsi en avant des arguments positifs pour expliquer leur démarche, il faut également noter qu’ils bénéficient d’une image particulièrement valorisée au sein du reste de la société. 92% des Français en ont ainsi une bonne image et ils sont également largement majoritaires à les caractériser positivement. Ils sont ainsi jugés « courageux » pour 90% des Français, « passionnés » pour 87% d’entre eux et « libres » (75%). Ainsi, cette liberté que nous remarquions dans les raisons évoquées par les indépendants pour le choix de ce statut est largement perçue par l’ensemble de la population et du grand public.
Les indépendants et la vie quotidienne
Pour autant, cela ne veut pas dire qu’aucune contrainte ne pèse sur ce statut.
L’aspect financier de ce statut particulier semble tout d’abord poser problème. Ces personnes déclarent, en effet, exercer un nombre considérable d’heures en tant qu’indépendants, en moyenne 37,5 heures, avec même plus d’un indépendant sur deux déclarant travailler plus de quanrante heures par semaine. Pourtant, malgré ce volume horaire important, 27% des auto-entrepreneurs sont également salariés, retraités ou étudiants en parallèle de leur activité. Le statut d’indépendant permet certes une grande flexibilité et un cumul d’activité, mais la médiane des rémunérations, même avant la Covid-19, reste faible (9000 euros en 2019). Cette problématique financière s’illustre également largement dans la difficulté de trouver ou de garder un logement. Près d’un indépendant sur deux dit ainsi avoir éprouvé des difficultés à ce niveau. Dans un parc immobilier largement saturé, ce statut semble encore assurer trop peu de garanties aux yeux des bailleurs.
Si le logement pose problème, c’est également le cas pour ce qui concerne les dépenses de santé. À nouveau, près d’un indépendant sur deux déclare avoir renoncé à des dépenses de soin ou bien les avoir reportées pour des raisons financières. La problématique s’explique par la couverture sociale associée au statut d’indépendant. Ainsi, 19% des indépendants n’ont pas de complémentaire santé, 51% ne sont pas couverts contre l’incapacité, 55% n’ont pas de retraite complémentaire et 82% ne sont pas couverts contre le chômage.
Si la crainte d’une mauvaise protection sociale est palpable, les indépendants ne sont pour autant pas prêts à cotiser davantage : s’ils cotisent globalement 20% de moins pour leurs assurances complémentaires que les Français soumis à un autre régime, ils sont néanmoins près de sept sur dix à refuser de cotiser davantage.
Cette question sociale liée au statut d’indépendant comprend un très fort potentiel désincitatif, 41% des indépendants déclarent ainsi avoir hésité à devenir indépendants pour des raisons liées à la protection sociale. Quant aux Français ayant un temps hésité à accéder à ce statut sans franchir le pas, le premier motif invoqué est l’insuffisance de la protection sociale (43%), devant les doutes de la réussite du projet (39%). Or, cette hésitation est loin de concerner une portion congrue de la population : 24% des Français déclarent ainsi avoir envisagé pendant un temps de recourir à ce statut.
Les indépendants et la crise
La crise liée à la Covid-19 constitue un véritable traumatisme pour les indépendants. Plus de la moitié d’entre eux ont ainsi vu leur activité être « beaucoup » affectée par l’épidémie et près d’un tiers ont été affectés au moins « un peu ». 65% des indépendants déclarent ainsi avoir vu leurs missions ou leurs contrats annulés. Sans surprise, cela s’est matérialisé par une baisse significative de leur chiffre d’affaires. Le chiffre d’affaires moyen des auto-entrepreneurs est ainsi passé de 22 293 euros en 2019 à 19 079 euros en 2020, soit une baisse de 14%. Là encore, les secteurs d’activité n’ont pas été impactés de la même manière : les activités de commerce, d’hébergement et de restauration et, plus encore, de services ont été touchées beaucoup plus que les autres. Le constat qui s’établit au niveau du chiffre d’affaires est encore plus marqué concernant la rémunération des indépendants. La moyenne de rémunération a ainsi chuté de 22%.
Mais les conséquences directes et financières de la crise ne sont pas les seules à être soulignées : quatre indépendants sur dix pointent du doigt les contraintes administratives qui se sont accumulées pour exercer leur activité pendant cette période.
Dans de telles conditions, six indépendants sur dix déclarent désormais que leur revenu net est insuffisant pour vivre correctement.
Si certains mécanismes ont été mis en place par les pouvoirs publics pour faire face à cette situation, comme le fonds de solidarité ou le report d’échéances fiscales ou sociales, ils sont finalement assez peu à y avoir eu recours : un indépendant sur deux dans le premier cas et un indépendant sur cinq dans le second. De manière plus globale, 57% des travailleurs indépendants ont sollicité au moins une aide et la quasi-totalité de ces derniers (53%) en ont obtenu au moins une. Si les travailleurs indépendants se disent globalement satisfaits des mesures d’accompagnement prises par le gouvernement (58%), ils sont beaucoup plus critiques envers les autres institutions. Ainsi, le taux de satisfaction concernant les aides et les mesures d’accompagnement des collectivités (régions) n’est que de 39%. Il est de 32% pour les banques et les assurances et de 40% pour les plateformes de mises en relation avec les clients. À noter que ces dernières n’ont fourni des aides qu’à une faible proportion de leurs travailleurs (7%). Ainsi, les acteurs économiques de proximité que sont les régions (le cœur de ses prérogatives est économique) et les banques se sont révélés abstents, pour ne pas dire inefficaces. Sans doute faudra-t-il que les exécutifs régionaux dressent le bilan de ce constat. Quant aux banques, alors que les néo-banques prennent de plus en plus de parts de marché, elles auraient tout intérêt à se tourner vers ces indépendants, moteur de l’économie locale.
Vers une plus grande prise en compte des travailleurs indépendants
Le statut d’indépendant n’est donc pas un statut imposé pour ceux qui y accèdent, tant les avantages associés à ce mode de travail attirent une part importante de nos concitoyens. Cela ne signifie pas que tout est rose pour autant et il est clair que les indépendants demandent que leur statut soit davantage pris en compte au sein de la société. Ainsi, 77% d’entre eux déclarent qu’ils ne sont pas bien pris en compte dans les politiques économique et sociale et 81% qu’ils ne sont pas écoutés concernant les décisions inhérentes à leur statut. Il faut également noter que ce sentiment de faible prise en compte n’est pas seulement circonscrit aux seuls indépendants : les Français en général établissent le même constat concernant la trop faible prise en compte de ce statut particulier au sein de la société.
Dans ces conditions, qui peut défendre les indépendants ? Tout d’abord, une large majorité des indépendants expriment une insatisfaction concernant la façon dont ils sont représentés actuellement : 66% d’entre eux considèrent ne pas être bien représentés par les organisations professionnelles et les syndicats. Deux solutions sont envisagées pour répondre à ce besoin. La première imagine des plateformes de revendications spécifiques sollicitables en cas de difficulté et est plebiscitée par 40% des indépendants. La deuxième suggère des collectifs locaux ou spécifiques par activité et est souhaitée par 30% des indépendants.
Quelle que soit la solution pour porter les revendications des indépendants, elle n’en demeure pas moins essentielle dans un monde du travail qui se transforme. La question de la formation reste, par ailleurs, déterminante, tout comme une protection sociale et un socle universel de droit qui pourrait être rattaché au travailleur et non pas à son statut.
– Méthodologie : Sondage Odoxa pour l’Union des indépendants réalisé du 29 janvier au 24 février 2021 auprès d’un échantillon de 1005 personnes représentatives de la population française et auprès de 2119 indépendants et auto-entrepreneurs représentatifs de cette population. La représentativité des deux échantillons est assurée par la méthode des quotas.
– Union des indépendants : Union est la première plateforme de revendication sociale pour les travailleurs indépendants qui voit le jour en France. Union est une association indépendante (sous statut loi 1901 à but non lucratif) et une plateforme revendicative qui a pour but d’écouter, de rassembler et de défendre les travailleurs indépendants à multiples statuts, dont celui de micro-entrepreneur, « slasheur », auto-entrepreneur… Union a aujourd’hui la responsabilité de contribuer à la lutte contre le dumping social qui menace de se produire si le recours à des travailleurs sous ces statuts à moindres cotisations sociales se généralise et d’imaginer une convergence des droits sociaux.