Ce que dit et ne dit pas le rapport Duclert

Pour clore le travail de réflexion de la Fondation sur les apports du rapport de la commission Duclert, Serge Dupuis propose une analyse des principaux éléments mis en avant par ce rapport.

Au mois d’avril 2019, le président Emmanuel Macron confiait à une commission d’historiens et de juristes français, placée sous la présidence de l’historien Vincent Duclert, la tâche de « consulter l’ensemble des fonds d’archives françaises » relatifs à l’action et au rôle de la France au Rwanda au cours de la période ayant précédé le génocide des Tutsis et du génocide lui-même. Le président de la République demandait également à la commission de tenir compte dans son travail du « rôle des autres acteurs engagés au cours de cette période », sans que le mandat recommandât l’examen de leurs archives. Après un travail d’analyse de ces archives françaises, la commission Duclert a présenté son rapport au président Macron au début du mois d’avril 2021. Le rapport dresse des événements, réactions et initiatives concernés le tableau qui suit.

Le rôle de la France

Lorsqu’au début du mois d’octobre 1990 le Front patriotique rwandais (FPR) entreprit de prendre le pouvoir à Kigali depuis l’Ouganda, le cercle restreint des responsables politiques et militaires français en charge de l’Afrique – le président de la République François Mitterrand et ses conseillers au sein de son état-major particulier (EMP) et de la cellule africaine de l’Elysée – prirent la décision d’accorder un soutien militaire au président rwandais, Juvénal Habyarimana, qui en faisait la demande. Il s’agissait d’aider un pays ami contre ce qui leur était présenté par Kigali, non comme une rébellion animée par des Rwandais d’origine, mais comme l’agression d’une minorité ethnique pilotée par l’Ouganda anglophone pour ses propres fins. Aux yeux de ces responsables, l’offensive constituait en outre une menace pour la francophonie et les intérêts français dans cette région de l’Afrique, tandis qu’une non-intervention aurait décrédibilisé l’ensemble des accords de coopération et de défense noués par la France en Afrique.

Selon la commission, cette présentation de l’attaque comme une offensive de l’armée ougandaise ne reposait en réalité sur aucun fondement solide. Toutes les informations vérifiées, si elles décrivaient une assistance de l’Ouganda en matière d’armement, de conseillers ou d’instructeurs, révélaient l’origine FPR de l’attaque. Cependant, les responsables parisiens, résolus à empêcher tout empiètement anglophone sur le pré carré francophone élargi au Rwanda, n’en prirent pas moins le parti de s’en tenir à la version de leurs interlocuteurs rwandais. De même, adoptèrent-ils immédiatement l’autre élément, de nature ethniciste, de l’argumentaire des autorités rwandaises, qui leur permettait de fonder leur position sur des considérations qu’ils qualifiaient d’« humanitaires » : selon eux, le FPR représentait une ethnie minoritaire au Rwanda et une éventuelle prise de pouvoir par la force de cette organisation menaçait de plonger le pays dans un engrenage sanglant car les Hutus, ethnie majoritaire à 85% et donc légitimement au pouvoir, ne se résoudraient jamais à se retrouver sous le joug des Tutsis. La Commission explique comment l’EMP, en la personne des généraux Quesnot et Huchon, conçurent, à l’égard du FPR et de son chef, Paul Kagame, une profonde hostilité. Ils n’eurent de cesse de délégitimer la rébellion auprès de François Mitterrand, la présentant comme « une force ennemie et insincère, animée d’intentions exterminatrices à l’égard des populations hutues et de visées totalitaires » : ainsi justifiaient-ils auprès de lui la présence militaire française au Rwanda.

Ce soutien, écrit la commission, s’inscrivait également au cœur d’un projet politique nourri par François Mitterrand dans le cadre de la politique africaine de la France. Le président français voulut faire de l’engagement de la France au Rwanda un laboratoire de la mise en œuvre des orientations qu’il avait fixées au sommet franco-africain de La Baule, en juin 1990. L’assistance militaire ne fut accordée au président Habyarimana que dans la mesure où il engagerait et mènerait à terme un programme de démocratisation des institutions nationales et s’attacherait au respect des droits de l’homme. De même, il lui était demandé d’entreprendre des négociations avec le FPR avec pour objectif de parvenir à un partage du pouvoir qui serait consacré par un processus électoral. Dans cette perspective, le soutien militaire français visait non à provoquer une défaite militaire de la rébellion, mais à maintenir entre les deux protagonistes un équilibre qui contraignît le FPR à accepter un processus de paix. Il fut donc renforcé chaque fois qu’une offensive du FPR mit cet équilibre en péril.

À cet égard, les archives consultées par la commission soulignent les efforts politiques et diplomatiques accomplis par Paris afin de favoriser un règlement pacifique du conflit et le rôle « central » que les responsables français jouèrent dans le processus qui mena aux accords d’Arusha d’août 1993. Elles rendent compte des démarches entreprises de manière répétée par ces responsables, en particulier l’ambassadeur Georges Martres et le président Mitterrand lui-même, pour rappeler à Juvénal Habyarimana ses engagements en matière de démocratisation, de droits de l’homme et de processus de paix, en particulier aux moments où se posa la question du maintien, voire de l’accroissement du dispositif militaire français. La commission évoque un chef d’État, Juvénal Habyramina, « poussé dans ses retranchements », qualifie les pressions exercées d’intenses et, loin de décrire un soutien inconditionnel, montre comment François Mitterrand, ses conseillers et les autorités auxquelles ils donnaient des ordres contraignirent le président rwandais et la mouvance présidentielle, non seulement à accepter une opposition de plein droit, mais également à négocier avec le FPR et à passer des accords de paix dont elle pensait qu’ils éviteraient au pays les massacres redoutés.

Le Rapport décrit comment les décisions des responsables nationaux furent informées par les analyses et les appréciations des agents de l’État présents sur le terrain. L’influence de l’ambassadeur Georges Martres fut, de ce point de vue, prépondérante dans la légitimation de la présence militaire française au côté du gouvernement rwandais. Au moment de l’offensive du FPR d’octobre 1990, il relaya auprès de Paris l’argumentaire des autorités rwandaises. De même, tout en ne manquant pas de mettre en cause le parti présidentiel, le Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND), et certaines autorités locales dans les violences meurtrières anti-tutsies, tout en soulignant également l’influence d’un racisme hutu au sein même des structures du pouvoir et de l’armée, il assurait que des efforts étaient accomplis au plus haut niveau pour endiguer l’extrémisme et punir les coupables des exactions commises, fruit bien souvent, indiquait-il, d’émotions populaires. L’ambassadeur exonérait Juvénal Habyarimana de toute responsabilité dans les tueries de Tutsis, tout en le présentant comme le garant du succès de la démocratisation du pays et du maintien de l’unité de celui-ci. Seule l’assistance militaire française pouvait selon lui protéger le Rwanda contre les graves affrontements ethniques – plus clairvoyant, l’attaché de défense, le colonel Galinié, parlait de protéger les Tutsis – qui ne manqueraient pas de suivre une prise du pouvoir du FPR à Kigali. Pour le rapport, là où les autorités rwandaises menaient une politique délibérée d’instrumentalisation de la situation à des fins politiques, l’ambassadeur Martres ne vit que de nouvelles occurrences d’une tradition ancienne d’opposition ethnique, ravivée par l’offensive du FPR d’octobre 1990 et l’état de guerre qu’elle avait instauré.

La commission observe d’autre part que l’opposition démocratique rwandaise, une fois parvenue à la tête du second gouvernement pluripartite du Rwanda, en avril 1992, plaida non seulement pour le maintien au Rwanda du dispositif militaire français mais aussi pour son extension, y compris en ce qui concernait la présence de soldats français aux portes de Kigali. Le Premier ministre reprit à cet égard l’idée d’un nécessaire équilibre des forces.

La question de la complicité

Le rapport affirme ne trouver dans les archives aucun élément permettant d’accuser la France de complicité avec l’entreprise génocidaire. Il conclut cependant en lui imputant des « responsabilités lourdes et accablantes » dans la survenue puis le déroulement du génocide. Pourquoi ?

L’apport de la commission à l’établissement des faits est ici à la fois crucial et, pour une bonne part, inédit. Elle s’est en effet livrée, à partir des archives, à une recension systématique et chronologique des multiples alertes de provenances diverses adressées, durant la période concernée, aux responsables parisiens du dossier rwandais. Elle montre comment, dès les jours et les semaines qui suivirent l’offensive du FPR, ceux-ci furent alertés des menaces d’extermination pesant sur la population tutsie. Aussi bien l’attaché de défense du poste diplomatique, le colonel Galinié, que le commandant des troupes présentes au Rwanda, le colonel Thomann, l’ambassadeur Georges Martres ou le Secrétariat général de la Défense nationale (SGDN), informèrent Paris de la violente répression ciblant les Tutsis, des tueries systématiques les visant, ou encore de l’exacerbation des rivalités ethniques par le parti présidentiel au moyen d’une propagande raciste vectrice de haine. La possibilité de voir le président Habyarimana lancer contre les Tutsis, pour sauver son régime, « une guerre sainte » qui résulterait dans des « affrontements ethniques majeurs » fut alors évoquée, le colonel Galinié évaluant dans cette hypothèse à 700 000 le nombre probable de victimes tutsies. Il signala le poids considérable des extrémistes au sein de la nomenklatura politico-militaire et leur détermination à conserver le pouvoir quelqu’en fût le coût, recommandant une politique de modération dans l’assistance consentie aux Forces armées rwandaises (FAR). Sur ce point, l’état-major des armées, en la personne de l’amiral Lanxade, aussi bien que Jean-François Bayart, analyste auprès du Centre d’analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères, allèrent dans le même sens. Le colonel Thomann, quant à lui, conseilla purement et simplement un désengagement total des troupes françaises.

En 1991, le colonel Galinié recommanda un retrait progressif des troupes françaises. Il insista de nouveau sur les dangers d’une politique de soutien exclusif à Juvénal Habyarimana, au regard de la présence, dans le premier cercle de l’entourage de celui-ci, de dignitaires hutus extrémistes et violents, détenteurs de tous les pouvoirs – parmi lesquels quelques militaires de haut rang –, farouchement opposés à la démocratisation. Le rédacteur Rwanda du Quai d’Orsay, Antoine Anfré, exprima le même point de vue. En 1992, les alertes se poursuivirent, en particulier au cours du premier semestre, lorsque, à la suite des massacres du Bugesera, l’ambassadeur et le renseignement militaire attribuèrent aux autorités rwandaises la responsabilité du « premier pogrom anti-tutsi » qui fût survenu depuis 1973. Cette même année, le successeur du colonel Galinié, le colonel Cussac, alerta à son tour les responsables français de la montée en puissance de l’extrémisme hutu, signalant la création de milices par le MRND et la Coalition pour la défense de la République (CDR), parti ouvertement raciste, ainsi que le projet d’armement des populations du nord. Il insista également sur ces points l’année suivante, soulignant la possibilité que survînt une chasse générale aux Tutsis et identifiant le risque que représentait un soutien militaire français aligné sur un pouvoir présidentiel en voie de radicalisation. L’année 1993 fut également celle de la publication, en mars, d’un rapport de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) et d’autres organisations, qui dénonçait la perpétration au Rwanda, avec la participation d’agents de l’État et de militaires, de violations des droits de l’homme « massives et systématiques, avec l’intention délibérée de s’en prendre à une ethnie déterminée », les Tutsis. Au mois de février, l’ambassadeur Martres, mais aussi la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), mirent quant à eux en cause le parti présidentiel et les autorités locales pour le premier, le président Habyramina et son entourage pour le second, dans l’organisation de tueries de Tutsis survenues à ce moment-là. Au mois d’avril, ce fut la Direction des affaires stratégiques (DAS) du ministère de la Défense qui, sous la plume de Pierre Conesa, souleva à son tour le problème posé par le soutien militaire accordé à un président placé sous la coupe d’un clan, clan dont le SGDN signalait par ailleurs la radicalisation. Position également exprimée par le chef de la Mission militaire de coopération (MMC), le général Varret, pour lequel le noyautage du pouvoir présidentiel par des extrémistes demandait une réorientation de la politique militaire menée au Rwanda.

Ces multiples alertes, constate la commission, ne furent pas entendues par les autorités en charge de la politique de la France dans ce pays. Celles-ci prirent l’option de ne pas tenir compte de signaux qui venaient, au moins en partie, contredire cette politique. Elles restèrent sourdes à ces voix qui, toutes, conseillaient un réexamen critique du soutien militaire au gouvernement rwandais. Le rapport observe que les pressions qui furent exercées sur Habyarimana s’abstinrent de soulever des points essentiels. À cet égard, le puissant levier qu’eût pu constituer le soutien militaire pour mener une politique d’encouragement à la lutte contre la montée de l’extrémisme hutu – nous pensons, par exemple, aux médias de la haine – et d’incitation à la dé-racialisation de l’État ne fut mis dans la balance que théoriquement, sans que des initiatives concrètes ne fussent réellement prises, à l’inverse de ce que préconisait le ministre Pierre Joxe. Des moyens supplémentaires furent bien à certains moments refusés à Juvénal Habyarimana, mais, sur une longue période, l’essentiel des demandes formulées par le président furent accordées. De même, lorsque l’opposition démocratique prit la tête du gouvernement de Kigali, les décideurs français persistèrent à privilégier le scénario présidentiel, fragilisant cette opposition en la poussant à s’entendre avec le président Habyarimana. Celui-ci demeura, aux yeux du président Mitterrand et de son entourage, l’homme qui était en capacité de mener à son terme leur projet politique pour le Rwanda.

Raisons et effets d’une persistance dans l’erreur

Au premier rang des facteurs explicatifs de cet « aveuglement continu », le rapport place ce qu’il qualifie de « dogmatisme idéologique » des principaux décideurs français. Parmi ces derniers, il distingue en particulier François Mitterrand et l’EMP. Ils appliquèrent à la réalité politique et sociale du Rwanda, soutient la commission, une grille de lecture et d’analyse ethniciste et « racialiste » de l’Afrique héritée du passé colonial. Selon eux, le plupart des conflits sur le continent relevaient avant tout d’affrontements ethniques séculaires. Le conflit rwandais fut analysé non en termes politiques mais en termes ethniques et les décisions et l’action chargée de les exécuter se fondèrent ainsi sur une perception biaisée de la réalité. La démocratie à promouvoir au Rwanda fut pareillement définie en termes ethniques, jusqu’à reprendre le concept de « peuple majoritaire ». Le rapport voit là une responsabilité intellectuelle majeure, une « défaite de la pensée » en même temps qu’une non prise en compte des apports de la recherche.

Animés de ces représentations, le président Mitterrand et ses proches conseillers, assure la commission, prirent le parti de ne pas reconnaître qu’au sein de l’État rwandais des forces encourageaient un racisme ethnique à potentiel génocidaire aux fins de préservation du pouvoir qu’elles détenaient. Ils minimisèrent la gravité et la répétition des tueries de Tutsis ; ils ignorèrent la radicalisation d’une partie de l’élite au pouvoir et l’amorce d’un « processus génocidaire » au terme duquel une partie du régime Habyarimana allait mettre à exécution le génocide de la population tutsie. Lorsque le génocide survint, au printemps 1994, ils ne comprirent pas que celui-ci était organisé par le gouvernement intérimaire (GIR) mis en place par les éléments extrémistes politiques et militaires de la mouvance du président assassiné. Ils l’interprétèrent comme une explosion de massacres ethniques traditionnels. Là encore, souligne la commission, des informations précises émanant de diverses sources leur parvinrent pourtant, et cela dès le mois d’avril. Qu’elles proviennent du colonel Cussac, des services de sécurité, du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), du journal Libération, du chercheur Jean-Pierre Chrétien et d’autres, ces informations évoquaient une « épuration systématique », un « génocide », voire « une Shoah africaine », dans l’accomplissement desquels elles mettaient en exergue la responsabilité du gouvernement intérimaire et de l’armée rwandaise. Malgré ces nouvelles alertes, écrit la commission, « l’aveuglement » des autorités françaises devant la nature génocidaire, préméditée et organisée des tueries en cours et l’identité de leurs commanditaires et exécutants, persista durant plusieurs semaines. À leurs yeux, ce qui se déroulait au Rwanda était l’œuvre de bandes miliciennes incontrôlées, d’unités militaires indisciplinées, dont les exactions se déroulaient parallèlement aux combats opposant l’armée loyaliste et la rébellion. En revanche, ils mirent en exergue les exactions et les déplacements dramatiques de population qui accompagnaient la progression du FPR : selon cette vision, les actes de violence engageaient de manière équivalente la responsabilité des deux belligérants dans une même catastrophe humanitaire globale et demandaient une condamnation équilibrée, victimes et bourreaux, libérateurs et criminels, se trouvant confondus, renvoyés dos à dos.

Jusqu’au 16 mai 1994, Paris, déplorent les rapporteurs, ne prononça aucune condamnation spécifique des violences particulières infligées aux Tutsis ou de leurs auteurs, malgré, là encore, les informations que firent remonter au plus haut niveau certains services, y compris militaires, sur l’implication du camp gouvernemental. S’ils ne soutinrent pas militairement le GIR, en particulier en matière d’armement, les responsables français s’obstinèrent à traiter la situation du Rwanda comme relevant exclusivement d’une situation de guerre. Ils ne rompirent pas le dialogue avec ce gouvernement, légal à leurs yeux, alors même qu’il était en train d’accomplir un génocide. « Aveugles » à la réalité, ils ne cessèrent de prôner une relance des négociations politiques et un retour à la logique des accords d’Arusha et du partage du pouvoir. Ce qui les amena à accomplir des actes de complaisance. Qu’il s’agisse du parti pris de l’ambassadeur de France en faveur de la nomenklatura hutue, extrémistes inclus, dans les jours qui suivirent l’attentat contre l’avion du président Habyaramina, ou de la réception à Paris, au sein d’institutions de la République, de représentants du gouvernement génocidaire.

Le 16 mai, cependant, survint une reconnaissance officielle par le gouvernement français du génocide des Tutsis, le ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, dénonçant alors « l’élimination systématique de la population tutsie » et employant le terme de « génocide ». Mais la Commission considère que ce fut une reconnaissance de circonstance, contrainte par l’environnement politique, et que, même à ce moment-là, les responsables français s’avérèrent incapables de prendre conscience de la spécificité génocidaire. En témoignèrent, dans les déclarations officielles françaises des semaines qui suivirent jusque et y compris au moment de l’opération Turquoise, la persistance et la déclinaison sous diverses formes de la thématique des massacres interethniques. En témoigna encore l’introduction du thème du double génocide, en particulier par le président Mitterrand lui-même, qui reprit alors l’idée d’un acte de « folie » provoqué au sein du groupe hutu par l’assassinat de leur président.

L’opération Turquoise

Seule l’opération Turquoise trouve grâce aux yeux de la commission. La consultation des archives l’amène à écrire qu’elle fut le résultat d’un sursaut volontariste du gouvernement français et du président Mitterrand et que, sur le terrain, elle fit œuvre utile, tandis que les militaires français eurent un comportement irréprochable. S’il y eut, observe le rapport, tentation de certains responsables militaires parisiens de mettre à profit l’opération pour stopper la progression du FPR et reconquérir le Rwanda, cette option fut clairement refusée au niveau politique avant le déploiement des troupes. Selon les documents cités, tout ce qui fut entrepris sur le plan militaire face à la rébellion releva de la dissuasion ou de la volonté de freiner l’exode des populations vers le Kivu, au Congo (alors dénommé Zaïre). La commission observe toutefois que, jusqu’au 4 juillet, date de la prise de Kigali par le FPR, les responsables français nourrirent l’espoir qu’un ralentissement de la progression du FPR permettrait d’éviter une mainmise totale de la rébellion sur le pays, mainmise conçue comme une « menace existentielle ». Ils envisageaient, entre les deux belligérants, une reprise du dialogue qui eût relancé les accords d’Arusha et l’objectif de partage du pouvoir. Jusqu’à fin juin-début juillet, le GIR demeura un interlocuteur acceptable aux yeux de ces responsables. Ce n’est qu’alors qu’il ne leur apparut plus comme fréquentable, ce qui les amena à se mettre en quête de personnalités modérées de l’ancien régime à même de rendre possible une solution politique négociée.

L’effort de protection des Tutsis, désignés par le Premier ministre Édouard Balladur comme constituant l’essentiel des populations civiles menacées, fut réel bien que tardif, soulignent les rapporteurs : plusieurs milliers de personnes furent extraites de situations dangereuses et déplacées vers plusieurs sites que des militaires français s’efforçaient de protéger. La création de la zone humanitaire sûre (ZHS) releva du souci, là encore, d’éviter l’exode de près de deux millions de civils et d’assurer la sécurité de ces populations tout en prévoyant de faciliter l’acheminement de secours humanitaires. Les contacts avec les FAR étaient par ailleurs inévitables. Cependant, dès que les militaires français prirent conscience du rapport de celles-ci aux massacres, ils prirent leurs distances et leur enjoignirent de mettre un terme aux exactions. Si le désarmement des milices et des FAR eut un caractère progressif et limité, ceci s’explique par la nature sensible d’une telle tâche dans un environnement hostile. D’autre part, les membres du gouvernement génocidaire qui trouvèrent refuge en ZHS ne furent certes pas arrêtés, mais c’est l’Elysée et le gouvernement français que la commission désigne comme responsables de cette décision. Peu enclins à livrer au FPR les responsables hutus concernés ou de se charger de leur détention dans des conditions problématiques, Paris ne transmit aucune instruction enjoignant d’arrêter des personnes suspectées d’implication dans le génocide des Tutsis.

Concernant enfin les quelques jours de non-intervention à Bisesero alors que des massacres de Tutsis y étaient en cours, les rapporteurs évoquent un échec dramatique qu’ils expliquent de deux manières. D’une part, le rapport met en évidence l’impératif de neutralité dicté par le mandat des Nations unies, qui se traduisit sur le terrain par la crainte du commandement de l’opération que les forces déployées se retrouvent en situation de confrontation directe avec des éléments infiltrés ou même des troupes du FPR. En outre, intervenait le sentiment entretenu un temps par ce même commandement, en raison du biais contenu dans les directives reçues des autorités politiques, que les responsables civils et militaires locaux n’étaient pas impliqués dans les massacres. D’autre part, le rapport souligne que l’opération Turquoise n’en était alors qu’à son début, qu’elle ne pénétra qu’avec prudence dans la zone à reconnaître, que ses capacités étaient encore limitées et que le peu d’efficacité de la chaîne de renseignements pesa sur l’appréhension immédiate des enjeux spécifiques

Deux autres facteurs d’aveuglement

Tentant de comprendre à l’examen des archives comment le pouvoir exécutif français put mener pendant quatre années au Rwanda une politique qu’elle définit comme caractérisée par un blocage cognitif profond et qui porte à ses yeux une responsabilité écrasante dans le génocide des Rwandais tutsis, la Commission ne s’en tient pas au seul dogmatisme idéologique qui caractériserait selon elle les responsables de la politique menée. Elle avance deux autres explications, distinguant en premier lieu une autre forme, géopolitique, de dogmatisme. Ces responsables, l’EMP en particulier, explique-t-elle, défendirent avec acharnement une « conception figée du rôle de la France en Afrique ». À ce titre, ils conçurent en particulier le Rwanda comme « l’avant-poste d’un conflit plus général », le « laboratoire » d’une action menée par la France pour la défense de la francophonie face à ce qu’ils percevaient comme la menace anglo-américaine. Avec pour corollaires une mise en cause infondée de prétendues visées de l’Ouganda, un silence coupable envers les violences extrêmes du camp allié (les FAR et les milices populaires) et une condamnation systématique du FPR. Celui-ci, véritable « obsession », demeura constamment au sommet de leurs préoccupations et leur cible principale. Ce dogmatisme explique une foi irrationnelle dans le processus d’Arusha, censé pouvoir paralyser les extrémistes hutus, dont ces responsables minimisèrent la capacité de nuire. Il explique l’incapacité de ces derniers à se saisir, à certains moments décisifs, de l’opportunité que constituait l’avènement d’un gouvernement pluripartite pour renouveler leurs interlocuteurs rwandais et infléchir la politique menée.

La seconde explication mise en avant par le rapport souligne les dérives institutionnelles qui présidèrent à la mise en œuvre de cette politique fautive. Ce fut d’abord la relation personnelle, directe et étroite, qu’établit le président Mitterrand avec son homologue rwandais. Relation dans le cadre de laquelle le premier pouvait, à la faveur d’un présidentialisme institutionnel que n’entravait aucun contre-pouvoir, prendre des engagements auprès du second sans consulter conseillers ou ministres concernés. Le second pouvait quant à lui se prévaloir de cette proximité pour obtenir ce qu’il souhaitait en matière d’assistance militaire, court-circuitant tous les échelons intermédiaires ou trouvant en face de lui sur le terrain des agents de l’État relayant prioritairement ses demandes, parfois malgré les avis contraires d’acteurs institutionnels. Un autre facteur de dysfonctionnement institutionnel lié au président de la République consista, selon la commission, dans le pouvoir direct et permanent qu’exerçait l’Élysée, par l’intermédiaire de l’EMP, sur l’engagement militaire au Rwanda jusque dans ses aspects les plus matériels. Ce pouvoir s’accompagnait d’une exigence de loyauté et de soumission de la part des ministres traditionnellement en charge de l’Afrique.

C’est le point sur lequel la commission porte en la matière le jugement le plus sévère : la politique menée par la France au Rwanda au début des années 1990 fut profondément marquée par la volonté que démontra l’EMP, outrepassant ses fonctions de conseil, d’exercer un contrôle opérationnel sur l’action de la France au Rwanda. Afin d’imposer la volonté présidentielle, il ne cessa d’user de pratiques non conformes aux institutions, voire irrégulières. Appuyé sur la pratique de François Mitterrand de « l’ordre par la voix », il exerça son emprise sur les autorités ministérielles et les conseillers de la cellule Afrique de l’Élysée. Il établit avec les agents de l’État et les militaires sur le terrain des relations parallèles directes marginalisant les chaînes réglementaires d’instructions politiques et de commandement militaire. Il désinforma, exerça des pressions, usa de l’intimidation, évinça tel responsable, affecta tel autre de manière discrétionnaire, sous-utilisa des services importants.

Un rapport accusateur et non scientifique

Dans un article1Serge Dupuis, « En attendant le rapport de la commission Duclert : le procès fait à la France », Fondation Jean-Jaurès, 2020 écrit au mois de décembre 2020, rappelant que la question du rôle de la France au Rwanda en 1990-1994 avait donné lieu à des accusations de complicité de génocide à l’encontre de l’État français, nous constations que la profusion d’ouvrages et d’articles portant sur celles-ci constituaient un récit dénonciateur bloqué et appuyé sur une base documentaire rare. L’accès illimité à la quasi-intégralité des archives concernant le sujet dont avait bénéficié la commission nous semblait annonciateur de nécessaires éclaircissements.

Qu’en est-il donc à cet égard des conclusions du rapport Duclert telles que nous les avons présentées et sous réserve de l’examen ultérieur des archives des autres pays concernés, dont naturellement celles des acteurs rwandais ? En premier lieu, le rapport apporte un démenti clair aux accusations de complicité évoquées à l’instant, qu’elles soient définies par une participation à l’entreprise génocidaire ou par un soutien apporté aux criminels en toute connaissance de cause. L’opération Turquoise, en particulier, se trouve exonérée de tout reproche. En second lieu, le rapport apporte un autre démenti, celui-ci à l’encontre des responsables français de l’époque qui n’ont cessé de se cantonner dans une attitude d’infaillibilité et de se refuser à examiner les raisons de ce qui, tout de même, constitua in fine un échec tragique de leur politique. Les conclusions de la commission Duclert se montrent en effet d’une grande sévérité à l’égard de l’action menée par la France.

Si aucune appréciation négative n’est portée sur les objectifs politiques – démocratisation, négociations, partage du pouvoir – poursuivis à l’époque par les autorités françaises, il en va tout autrement des moyens employés pour les atteindre. Outre la condamnation générale qu’elle porte concernant l’assistance apportée à un régime qu’elle qualifie de « raciste », la commission, si elle fournit des éléments montrant que le soutien des autorités françaises au président Habyarimana ne fut pas inconditionnel et fait état des pressions exercées sur celui-ci, souligne surtout que ce volet de la politique menée fut inefficace, faute de cibler les milieux rwandais en voie de radicalisation. Il fut, ajoute-t-elle, contre-productif, favorisant la mise en œuvre par ces derniers de leur projet criminel. Elle s’attache en outre à mettre en évidence, chez les responsables français, ce qu’elle décrit comme un acharnement à persévérer dans un soutien indéfectible à Juvénal Habyarimana, qui les conduisait vers l’échec final, alors que d’autres choix étaient possibles.

Nous pensons légitime d’identifier la part de responsabilité de la France dans ce qui se passa au Rwanda au printemps 1994, au même titre du reste que celle des autres acteurs de l’époque. À cet égard, nous adhérons à l’idée d’un aveuglement durable et de ses conséquences : l’échec à prévenir le génocide, puis à prendre sa réalité en compte suffisamment tôt. Il nous semble cependant que le rapport souffre d’un double handicap. Tout d’abord, la sévérité de ses conclusions à l’égard de l’action des autorités françaises apparaît systématique, ce que traduit la qualification des responsabilités qui auraient été les leurs par le terme « accablantes ». Les éléments défendables de la politique conduite que fournissent les archives, concernant la contribution de ces responsables à une évolution démocratique du Rwanda et à l’instauration d’un processus de paix qui empêchât des massacres, sont bien présents au fil du document, mais ils le sont a minima. Le chapitre 7 du rapport est à cet égard caractéristique. Il oublie ces éléments pour porter un jugement exclusivement accablant en effet, comme si la commission avait pris le parti d’y dresser le bilan de l’action de la France à la lumière non de l’ensemble des intentions de ceux qui la menèrent, mais à celle des événements qui se déroulèrent ensuite. Cette tendance au « regard rétrospectif » ou au « biais rétrospectif » et ses effets préjudiciables en matière de recherche historique a été à juste titre soulignée par deux historiens2Marie-Ève Desrosiers, « Le rapport Duclert et le filtre des lendemains génocidaires », Revue d’histoire contemporaine de l’Afrique, Dossier : Au-delà du rapport Duclert, 9-27, 2021, p. 11 ; Frédéric Bozo, « Il faut considérer le rapport Duclert non comme l’aboutissement mais comme le point de départ d’un véritable travail historique », Le Monde, 16 mai 2021.. Le rapport aurait pu également s’attarder sur le fait que, dans le cadre des accords de paix en faveur desquels Paris avait mené une action notable, le président Habyarimana se retrouvait dépouillé de l’ensemble de ses prérogatives, tandis que le FPR se voyait attribuer 50% des postes de commandement de la future nouvelle armée rwandaise. Il aurait également pu observer qu’à partir du mois d’avril 1992, l’assistance militaire française venait en soutien non pas du « régime Habyarimana » ou de la mouvance présidentielle, mais d’un gouvernement dont le Premier ministre était membre de l’opposition démocratique et au sein duquel le MRND était minoritaire. Dans le même esprit, le rapport passe également sous silence le fait que le gouvernement qui mit en œuvre le génocide n’était pas celui que François Mitterrand avait décidé de soutenir au mois d’octobre 1990.

Le second handicap dont pâtit le rapport Duclert tient à sa nature non scientifique. En effet, le mandat qui lui était confié, rappelons-le, lui faisait un devoir de tenir compte, dans son travail consacré à l’étude de toutes les archives françaises concernant le Rwanda entre 1990 et 1994, « du rôle des autres acteurs engagés au cours de cette période ». Et cette demande s’inscrivait, ainsi que la commission elle-même le met en exergue, dans le cadre d’une commande de nature scientifique, qui exigeait un regard critique d’historiens, une mise à distance, un exercice de contextualisation, afin de parvenir à « une compréhension accrue » du génocide. Le rapport, du reste, écrit la commission, constitue une « œuvre scientifique ». Il se pose dès lors une question : comment, dans le cadre d’un rapport prétendument scientifique, a-t-il été possible aux membres de la commission de tenir sérieusement compte du rôle des autres acteurs en prenant le parti, annoncé dans son « Exposé méthodologique », de se limiter à la consultation des archives françaises ? Nous pensons avant tout au principal de ces autres acteurs, le FPR, et nous nous en tiendrons à ce seul exemple. Un véritable travail scientifique eût requis, concernant cet acteur essentiel, la consultation d’autres archives, de même que celle des travaux de chercheurs français ou anglo-saxons, ou de rapports d’organisation internationales ou non gouvernementales. Or, la commission s’est dispensée d’une telle tâche. Ce qui l’amène à dresser, face à une description impitoyable des autorités rwandaises, un portrait idéalisé de la rébellion. Exclusivement mue par la volonté de protéger les Tutsis et d’instaurer un État fondé sur les droits de l’homme et la démocratie, elle aurait été animée des plus nobles intentions. Elle ne se serait rendue coupable que d’« exactions gratuites » ou de « représailles » ciblées, inévitables dans un tel conflit. Dépeinte par les décideurs français comme un mouvement manipulateur exclusivement tourné vers la conquête d’un pouvoir exclusif, au prix du massacre de populations civiles, elle aurait été victime de la lecture idéologique « ethno-nationale » de ces décideurs. Lecture incapable d’appréhender la réalité, à savoir la nature fondamentalement politique du FPR.

La commission épouse en réalité tout au long du rapport le scénario du narratif qu’ont construit les autorités actuelles de Kigali concernant le génocide des Tutsis. Aux intentions génocidaires, dès octobre 1990, des acteurs du régime Habyarimana pris dans leur ensemble sans nuance aucune et à la responsabilité « accablante » de la France, vient s’ajouter le discours de ces autorités sur le rôle joué par la rébellion durant les quatre années de guerre, sans qu’à aucun moment il ne soit entrepris d’en établir la validité. Ainsi que nous avons tenté de l’expliquer récemment3Voir Serge Dupuis, James Gasana, André Guichaoua, Marc Le Pape, Johan Swinnen, Claudine Vidal, « Réflexions sur le rapport Duclert », Fondation Jean-Jaurès, 2022., le rapport Duclert est en effet un rapport à finalité diplomatique, une composante d’un accord conclu entre Paris et Kigali sur l’autel de la réconciliation entre les deux pays. Il n’était assurément pas question, dans ces conditions, d’envisager un travail « scientifique » authentique, qui eût pour le moins tenu compte, dans son analyse du rôle de la France, des stratégies du FPR au cours des années 1990-1994, de ses responsabilités dans la radicalisation des extrémistes hutus, des massacres qu’il perpétra – autant d’éléments essentiels à la compréhension et à l’évaluation d’un rôle sur lequel ils eurent nécessairement une incidence. La vérité officielle aura été préservée, au prix du sacrifice de l’avancement de la compréhension du génocide des Tutsis.


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    Serge Dupuis, « En attendant le rapport de la commission Duclert : le procès fait à la France », Fondation Jean-Jaurès, 2020
  • 2
    Marie-Ève Desrosiers, « Le rapport Duclert et le filtre des lendemains génocidaires », Revue d’histoire contemporaine de l’Afrique, Dossier : Au-delà du rapport Duclert, 9-27, 2021, p. 11 ; Frédéric Bozo, « Il faut considérer le rapport Duclert non comme l’aboutissement mais comme le point de départ d’un véritable travail historique », Le Monde, 16 mai 2021.
  • 3
    Voir Serge Dupuis, James Gasana, André Guichaoua, Marc Le Pape, Johan Swinnen, Claudine Vidal, « Réflexions sur le rapport Duclert », Fondation Jean-Jaurès, 2022.

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