Ordre nouveau, qui fut le principal mouvement néofasciste français, fonda le Front national en 1972 et fut dissous en 1973. Véritable voyage historique au cœur de la radicalité, cette Etude préfacée par Jean-Yves Camus permet de comprendre cette phase de renaissance de l’extrême droite.
Sommaire :
Préface de Jean-Yves Camus
Introduction
Structurer l’extrême droite radicale
Origines
Structures
Influences
Entre subversion et contre-subversion
Le modèle léniniste
Esthétique et actions
Subculture politique
La stratégie du Front national
Une litanie d’échecs
Le processus de 1972
Unité et instabilité
Violence et politique
L’activisme publicitaire
Une identité politique
Dissolutions
Conclusion
Préface : « D’Ordre nouveau au Front national de 2014 : continuités et ruptures »
Jean-Yves Camus, directeur de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès
Le texte qui suit arrive, d’une certaine manière, comme un rappel d’anniversaires importants dans l’histoire des droites radicales en France. Voici en effet quarante-cinq ans, à l’automne 1969, naissait le mouvement Ordre nouveau (ON), auquel revient l’idée initiale d’élargir l’assise électorale de l’opposition nationaliste au gaullisme en promouvant la création du Front national (FN), qui se concrétisera le 5 novembre 1972. Véritable colonne vertébrale idéologique et militante d’un FN dont Jean-Marie Le Pen n’était initialement que le président coopté, ON suivait depuis le départ sa voie propre, celle du nationalisme-révolutionnaire. Le projet frontiste n’était pour lui qu’une tactique susceptible de faire sortir l’extrême droite de la marginalité dans laquelle elle était enfermée, ou plutôt s’était enfermée depuis les années 1950, tout en assurant une base de repli à un groupe dont la surenchère activiste violente n’allait pas tarder à causer sa dissolution le 28 juin 1973. La rupture qui suivit entre les anciens cadres du mouvement et Jean-Marie Le Pen allait aboutir le 5 novembre 1974, il y a donc juste quarante ans, à la fondation d’un Parti des forces nouvelles (PFN) dont l’histoire reste à écrire et qui fut, à bien des égards, une continuation d’un Ordre nouveau devenu aussi mythique que son pseudopode, le Groupe union droit (GUD, devenu Groupe union défense).
Ordre nouveau a été, affirment avec raison Serge Berstein et Pierre Milza, le « fer de lance du néofascisme français » des années 1970. Placé sous l’égide de « grands anciens » qui s’étaient engagés en politique au sein des mouvements nationalistes d’avant 1940 ou du côté de la Révolution nationale, il s’était choisi un nom qui évoquait sans doute davantage pour ses membres le « message aux Français » prononcé par le Maréchal Pétain le 11 octobre 1940 que les personnalistes des années 1930. Toutefois, ON fut un mouvement de jonction générationnelle entre cette vieille garde et une extrême droite de jeunes gens nés après 1945, arrivés à la conscience politique lors de la guerre d’Algérie et de la Guerre Froide et pour qui l’anticommunisme, couplé avec l’antigaullisme, était la raison principale de l’engagement. Le « style » ON était ainsi un mélange détonnant entre idées fondamentalement droitières et phraséologie révolutionnaire, attitude anti-bourgeoise (sincère ou affectée) et rôle d’acteurs, à la fois conscients et manipulés, de la contre-subversion étatique dans la période de l’après-Mai 68. On y retrouvait en somme cette situation, décrite par Emilio Gentile dans son livre Qu’est-ce que le fascisme ?, où des rejetons de la bourgeoisie assument leur condition sociale tout en appelant au renversement de l’ordre libéral pour le remplacer par le sentiment d’appartenance à une « communauté militaire », non pas au sens de régiment mais de communauté organique de combat politique.
Il existe plusieurs manières d’appréhender la trajectoire historique et l’idéologie d’Ordre nouveau. La première, non dénuée d’intérêt et utilisée par le journaliste Frédéric Charpier, consiste à mettre l’accent sur l’aspect générationnel du groupe et sa fonction comme lieu de socialisation où se créent des liens perdurant jusqu’à nos jours entre des militants se considérant comme des « réprouvés ». La seconde, trop méconnue, insiste sur la dimension esthétique déterminante d’ON (et du GUD), « grand amateur d’autoreprésentation narcissique » comme le souligne Zvonimir Novak dans son ouvrage sur l’histoire visuelle de la droite et de l’extrême droite. La troisième, enfin, est celle qui souligne le rôle du « groupuscule fasciste » comme « matrice » du FN, optique dernièrement choisie par Valérie Igounet dans son histoire de ce parti. Nicolas Lebourg, Jonathan Preda et Joseph Beauregard, à partir d’archives très riches et le plus souvent inédites, ont choisi une voie qui synthétise toutes ces approches complémentaires. Ils ne tombent évidemment pas dans le travers propre aux hagiographies par lesquelles des militants nationalistes ont construit la légende d’ON. En même temps, et bien que traitant à fond la question de l’instrumentalisation du groupe par une partie de la droite de gouvernement, ils évitent pareillement le simplisme du prisme gauchiste qui faisait à l’époque d’ON une simple « bande armée du capital ».
Nous l’avons dit : ON fut à l’origine du FN. Mais peut-on encore parler en 2014 de filiation autre que chronologique ? Il reste dans la formation de Marine Le Pen d’anciens militants d’Ordre nouveau. Leur fidélité à l’engagement nationaliste est intacte mais le parti dans lequel ils militent ne peut plus être un calque de celui de leur jeunesse : la violence politique a drastiquement diminué ; les lois réprimant le racisme et la xénophobie rendraient certainement illégaux nombre d’éléments de langage d’ON ; l’anticommunisme et l’antigaullisme ne sont plus des déterminants majeurs du combat politique ; enfin, la « dédiabolisation » voulue par l’actuelle direction passe par l’élimination de la visibilité du « folklore » nationaliste (mais non des fondamentaux nationalistes). Toutefois, à bien y regarder, le FN « mariniste » a peut-être davantage appris et retransmis d’ON que sous la présidence de Jean-Marie Le Pen et, en tout cas, la filiation ne se réduit absolument pas aux trajectoires individuelles de quelques conseillers ou proches de la présidente. Parmi les éléments de continuité, on citera la mise en avant de la jeunesse comme avant-garde militante, l’omniprésence de la détestation du « système » et, avant tout, un programme économique et social dont on ne peut nier que, ayant rompu avec le poujadiste libéral antérieur, il présente des similitudes avec le projet nationaliste-révolutionnaire. État interventionniste et fort, justice sociale, appel constant à la libération du pays de l’emprise du « mondialisme » : Alain Renault n’a pas tort d’évoquer, dans une récente publication consacrée à François Duprat, des similitudes dans les programmes. Selon lui, « le nationalisme révolutionnaire est un nationalisme populiste antilibéral menant la lutte de libération nationale et sociale contre ce qu’on nomme aujourd’hui le mondialisme ». C’est tout l’intérêt de l’Étude qui suit de permettre la compréhension des permanences et des changements de la droite radicale française des quarante dernières années.