Ces dernières années, un changement de dénomination s’est produit : la politique d’aménagement du territoire est devenue politique d’égalité des territoires. Changement sémantique pour beaucoup. Mais pas seulement. Comme l’expliquait en 2015 le ministère de l’Égalité des territoires et du Logement, cette « notion est à mettre en regard des inégalités constatées, de plus en plus importantes. L’égalité est inséparable de la question territoriale ».
La France est confrontée à une transition de grande ampleur : numérique, économique, écologique, culturelle. Certains parlent de « troisième révolution industrielle », d’autres de « nouvelle renaissance ». Elle s’accompagne d’une transition territoriale qui justifie une politique nouvelle, fondée non pas sur un aménagement du territoire décidé de Paris, mais sur une politique d’accompagnement des projets dans l’objectif de permettre un développement de tous les territoires à partir d’une égalisation des chances, ce que l’on appelle la politique d’égalité des territoires.
La transition territoriale est la conséquence de deux évolutions. La première, c’est la généralisation de l’urbain. N’en déplaise aux nostalgiques de la France éternelle, la France est devenue urbaine. 80 % des habitants vivent en ville, 80 % des emplois salariés sont concentrés dans les pôles urbains. Et la population, même dans les zones rurales, a adopté un mode de vie urbain dans lequel l’offre de services et la mobilité jouent un rôle essentiel. Cette évolution engendre des questions territoriales nouvelles – « gentrification », « banlieues », « périurbain », « hyper-ruralité » – qui n’ont plus grand-chose à voir avec les questions territoriales du XXe siècle.
La seconde évolution, c’est l’agrandissement des failles territoriales, des fractures selon le terme de Christophe Guilluy. La question sociale devient – redevient pourrait-on dire – largement territoriale, conséquence des évolutions économiques qui transforment en profondeur le paysage. Les lieux de création de richesses bougent rapidement, avec une concentration de plus en plus forte dans quelques territoires, là où se réalisent les interrelations entre recherche, entreprises, universités, et là où se concentrent les innovateurs, ce que l’on appelle les écosystèmes de croissance. Cela engendre des dynamiques nouvelles et rapides, avec des fractures entre des zones dynamiques, dans les métropoles ou dans des lieux reliés aux métropoles, et d’autres en difficulté notamment dans les zones périurbaines et les zones hyper-rurales, avec des populations qui se sentent abandonnées, reléguées loin des centres-villes dynamiques, cumulant manque de services publics, difficultés de transports, disparition des commerces et des services de proximité, désertification médicale.
Les travaux des universitaires illustrent par des chiffres le ressenti de nos concitoyens. Entre 2006 et 2011, si l’augmentation de l’emploi a été de 2,6% dans l’aire urbaine de Paris et de 4,7% dans les grandes aires urbaines de province, elle n’a été que de 0,8% dans les autres aires urbaines, et négative dans le reste du pays. Entre décembre 2007 et décembre 2014, la France a perdu 450 000 emplois privés, mais sept aires urbaines en ont créé 110 000.
Et ce constat peut encore être affiné à l’intérieur même des grands centres urbains, où coexistent des territoires très dynamiques, là où la croissance se développe, et d’autres où la perception, et les réalités, sont identiques aux constats faits précédemment. Les difficultés de certains territoires urbains sont d’ailleurs une évidence depuis les années 1970. Mais s’agit-il de difficultés sociales ou d’un problème territorial ? La Seine-Saint-Denis est un exemple de ces difficultés : centres-villes dégradés, chômage, pauvreté. Les évolutions négatives y ont plutôt tendance à se renforcer. Selon le dernier rapport de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles (ONZUS), le revenu moyen des habitants des quartiers prioritaires continue de s’éloigner du revenu moyen des quartiers environnants, la pauvreté et le chômage y progressent plus qu’ailleurs.
Le vrai problème : les spécialisations territoriales négatives qui perdurent
Si la situation de ces quartiers poursuit sa dégradation, tel n’est pas le constat si l’on regarde les personnes. La mobilité y est forte. De fait, les populations en dynamique sociale ont tendance à partir, remplacées par des populations pauvres, notamment immigrées, pour qui ces territoires constituent des portes d’entrée vers les métropoles dynamiques. La question est donc d’abord territoriale. Ce sont les spécialisations territoriales négatives qui perdurent qui constituent le vrai problème. Les territoires riches comme les quartiers en difficultés demeurent sur une longue période, même si ce ne sont pas les mêmes habitants. Et les dynamiques de spécialisation territoriale sont tellement fortes que l’apport de potentiels de développement économique dans un territoire n’entraînera pas automatiquement un développement social. Là encore la Seine-Saint-Denis est un exemple. Les créations d’emplois y sont rapides. Mais elles ne concernent que peu les habitants des quartiers en difficulté et n’entraînent donc pas de développement social.
La problématique territoriale et les inégalités croissantes sont donc au cœur des questions centrales pour l’avenir que sont l’égalité, le développement, la croissance. Le succès d’une politique d’égalité des territoires est une nécessité sociale, mais aussi économique, et in fine démocratique.
La politique d’aménagement du territoire des « trente glorieuses » reposait sur une vision colbertiste, répartissant sur le territoire national les activités de production et de services, réalisées par de grandes entreprises et accompagnées par les monopoles de service public, les tâches de recherche, de conception et de direction étant elles concentrées à Paris et dans quelques grandes villes. La décentralisation a mis en sourdine cette politique, progressivement remplacée par une politique de compétition entre les territoires comme l’a souligné Philippe Estèbe et le développement d’une politique généralisée de subventions et de péréquation, saupoudrage général dispendieux et avec un rapport coût/résultats peu convaincant.
Face aux inégalités sociales et territoriales croissantes, toute politique des territoires doit aujourd’hui s’interroger sur deux points :
- comment permettre la répartition de la création de richesses issue des métropoles sur le territoire ?
- comment permettre aux autres territoires, notamment les territoires isolés socialement ou géographiquement, de créer leur propre dynamique de développement ?
La première réponse, qui peut sembler contre-intuitive, notamment après des années de vénération de la notion de « Paris et le désert français », c’est d’appuyer la création de richesses là où elles se concentrent et sa répartition dans les territoires. Les territoires sont des acteurs économiques aujourd’hui. Il faut les encourager lorsque leur écosystème de croissance fonctionne et toute politique d’égalité des territoires doit s’attacher en premier lieu à porter les projets des zones dynamiques (appui aux pôles de compétitivité,…). Les Pactes métropolitains en cours de mise en place vont clairement dans ce sens. Il faudra poursuivre dans cette voie et amplifier notamment les liens entre recherche, innovateurs et entreprises.
Ensuite, les clés des stratégies de croissance gagnantes sont de favoriser les interrelations, les synergies et les réseaux, des territoires comme des entreprises. La croissance dépendra de la puissance des métropoles, mais aussi de la qualité des réseaux territoriaux mis en place, avec des pôles de développement reliés. Cela nécessite l’invention d’une gouvernance des réseaux autour des métropoles, avec notamment un appui sur les villes moyennes. L’autre canal de redistribution des métropoles vers les autres territoires reliés passe par le développement de l’économie résidentielle. Le tourisme, la mobilité liée à la retraite génèrent des activités dans certains territoires attractifs par leur cadre de vie.
De nouvelles solutions
La réforme territoriale, en créant de grandes régions, en articulant celles-ci autour d’une ou deux métropoles, en clarifiant les compétences régionales autour du développement économique et de l’aménagement, en instaurant deux nouveaux outils d’animation, a donné les moyens aux nouvelles régions de devenir un acteur désormais majeur de l’égalité des territoires. Aux régions de prendre progressivement en charge ces politiques, avec l’appui de l’État notamment par le biais des contrats de plan, et de devenir l’ensemblier de ces stratégies territoriales de croissance.
Appuyer les dynamiques « bottom up »
Mais cette politique doit être complétée par une autre, axée sur un appui pour tous les territoires, et notamment ceux qui sont dans des cercles de relégation. La seconde réponse, c’est donc de remettre à niveau certains territoires par le biais d’actions ciblées de développement et promouvoir les démarches d’auto-organisation locale et de définition d’un modèle propre de développement. L’État doit appuyer les dynamiques de développement dans un mouvement désormais plus « bottom up » que « top down » et savoir concentrer son action sur certains territoires et sur l’appui aux projets.
Tous les territoires ont des potentialités. D’abord car les mutations en cours sont capables de modifier rapidement les données de localisation de la production comme les choix de l’économie résidentielle. On a vu en quelques années des localisations attractives devenir non attractives. L’inverse est également valable. Ensuite, des territoires, aujourd’hui considérés non attirants pour l’économie compétitive, peuvent développer d’autres créations de richesses, être porteurs de nouvelles formes d’activités, voire de nouveaux modèles économiques et sociaux, et ainsi créateurs d’emplois non délocalisables et de bien-être pour les populations. La compétitivité mesurée par le PIB n’est plus la seule mesure du développement. Cela est aussi valable pour le développement territorial qui doit s’appuyer sur les potentialités du territoire, celles issues des innovations technologiques, et également celles issues des innovations sociales. Par exemple, on peut citer le projet « biovallée » porté par les communautés de communes du Val-de-Drôme, du Diois, du Pays de Saillans et du Crestois, qui conçoit la valorisation des ressources naturelles dans une optique de développement local des services aux habitants. Pour cela, le projet s’appuie sur une relocalisation de l’activité et le développement des réseaux locaux de solidarité : emplois portés en économie sociale et solidaire, innovations en matière d’habitat coopératif, de coopératives de consommateurs,… Beaucoup d’autres exemples montrent des réussites de développement endogène, portées par un projet, une coopération, une volonté, et un accompagnement.
Éviter le départ des classes moyennes
Cet appui sur les potentialités du territoire, cela doit aussi être le cas pour les territoires urbains en difficulté. En s’appuyant sur les atouts des quartiers, on doit permettre le maintien de la mixité urbaine et stabiliser les personnes qui, dans un parcours ascendant, voudraient quitter les lieux. Cela signifie leur donner des assurances sur la qualité des équipements scolaires, sur les emplois, sur la sécurité, donc sur les politiques publiques. Les pouvoirs publics, dans ces territoires, ne doivent pas concentrer leurs actions sur les seuls plus démunis, mais doit aussi prêter attention aux besoins des classes moyennes pour éviter leur départ. L’objectif est bien de restructurer l’écosystème économique et serviciel, dans une optique de développement local des services aux habitants et de maintien d’emplois pérennes.
Refonder autour des projets de territoires
La question est donc d’abord celle du projet de territoire, construit et partagé par les habitants, s’appuyant sur ses atouts, avec un accompagnement adéquat, dans une optique pas nécessairement d’attractivité économique, mais de développement du bien-être des habitants.
La politique d’égalité des territoires a beaucoup évolué sous la mandature qui se termine, notamment du fait de la réforme territoriale qui a mis en place un cadre nouveau, avec les métropoles, qui peuvent détenir des compétences très larges, y compris sociales, les intercommunalités désormais à la bonne échelle, celle des bassins de vie, et les régions qui ont clairement dans leurs compétences le développement économique et l’aménagement des territoires. L’État s’est également réformé dans son organisation territoriale (réforme de l’administration territoriale de l’État/ATE), et dans ses objectifs qui intègrent de plus en plus l’accompagnement des collectivités locales. Il a également lancé, notamment dans les Comités interministériels aux ruralités, des dispositifs nouveaux et innovants, comme le dispositif « AIDER » (dispositif d’Accompagnement interministériel au développement et à l’expertise en milieu rural) ou le regroupement des dispositifs et des financements de l’État au travers des nouveaux contrats de ruralités. Enfin, la politique de la ville a évolué, avec une recherche de concentration des actions et une contractualisation plus forte.
Les fondements d’une nouvelle politique d’égalité des territoires sont là. La prochaine mandature devra poursuivre, et notamment en institutionnalisant l’accompagnement des démarches locales de définition d’un modèle propre de développement, et en renforçant le soutien à la mise en place des projets territoriaux. Cela signifie une contractualisation plus poussée, intégrant notamment les régions, autour de ces projets territoriaux. Cela signifie aussi poursuivre la concentration des moyens financiers de l’État là où les besoins sont les plus importants, et les transférer d’un soutien critérisé général à un soutien aux projets. Par exemple, une réforme de fond de la péréquation s’impose avec un lien clairement établi avec la politique d’égalité des territoires, avec une concentration des dispositifs verticaux vers les territoires nécessitant un véritable soutien pour leurs projets de développement. À une logique de redistribution dans de vastes dispositifs nationaux aux multiples critères censés égaliser les richesses se substituerait la mise en place, d’une part, de dispositifs horizontaux simples de redistribution de richesses et, d’autre part, de dispositifs verticaux concentrés sur les territoires dont la localisation et les projets nécessitent un fort accompagnement.
La nouvelle géographie des territoires qui s’installe impose une nouvelle politique des territoires, reposant sur l’appui aux projets. Comme dans d’autres domaines, le rôle de l’action publique se transforme, en co-production, avec les territoires.
Article paru dans la revue Constructif n°46 de mars 2017.