Que révèle l’annulation du contrat de l’Australie auprès de la France pour les sous-marins ? Renaud Bellais et Axel Nicolas, co-directeurs de l’Observatoire de la défense-Orion, reviennent sur cette crise diplomatique sans précédent : au-delà des relations bilatérales qui sont désormais entachées entre la France et l’Australie, cette annonce ne fait que remettre davantage au centre du jeu géopolitique la rivalité croissante entre les États-Unis et la Chine. L’Union européenne doit plus que jamais affirmer son autonomie stratégique au risque de n’être que l’un des terrains d’affrontements entre les deux puissances américaines et chinoises.
La crise conséquente à la création de l’alliance AUKUS le 15 septembre 2021 (entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis) et à l’annulation du programme de sous-marins inscrit dans le partenariat stratégique franco-australien n’est pas sans suite pour la stratégie française dans le monde. Les répercussions sont déjà nombreuses et le rappel des ambassadeurs français à Washington et Canberra le 17 septembre est inédit.
Après le choc, il faut tirer les leçons de ce revirement stratégique pour la France et les pays européens. Il est déjà l’heure de réfléchir à une sortie par le haut de la situation : dans un monde incertain, l’Europe doit trouver le degré approprié d’autonomie stratégique, afin d’assurer sa défense, sans pour autant rompre avec les États-Unis.
Ce que la crise n’est pas
L’annulation du contrat de sous-marins n’est pas un échec français, mais un revirement stratégique australien
Si la santé du groupe français Naval Group est fragilisée par l’annulation du « contrat du siècle », la situation n’est pas une remise en cause de ses compétences. Il s’agit avant tout d’un revirement stratégique australien. Paris proposait à Canberra de développer son industrie de défense, en lui offrant la capacité de construire des sous-marins à propulsion conventionnelle. La France pouvait offrir des sous-marins à propulsion nucléaire, Emmanuel Macron ayant même mis sur la table cette possibilité en juin dernier lors d’une rencontre avec le Premier ministre australien – proposition restée sans suite.
La construction d’un sous-marin nucléaire à partir du design français était même plutôt logique, puisque le programme australien était basé sur… le design d’un sous-marin nucléaire ! En réalité, entre 2016 et 2021, Canberra a réévalué sa situation géostratégique et a jugé qu’un partenariat renouvelé avec les États-Unis était une meilleure garantie face à la Chine. Pour l’Australie, avoir des sous-marins nucléaires américains était un signe pertinent à envoyer, quitte à ne pas développer son industrie locale. Aussi peu diplomatique qu’il soit, c’est un choix souverain.
Cette annulation fragilise cependant une entreprise déjà victime de choix stratégiques pour l’instant peu rentables : les victoires récentes à l’export de Naval Group sont rares et le carnet des commandes nationales se vide petit à petit. À moyen terme, les décideurs français devront être attentifs à la situation d’une entreprise essentielle pour équiper la marine française.
Le sous-marin nucléaire américain n’est pas pertinent sur le plan capacitaire
En effet, le choix australien, ainsi que la méthode sont largement critiquables.
Pour le moment, sur le plan capacitaire, la solution choisie est floue. Le design général du futur sous-marin n’est pas connu (classe Virginia américaine ou classe Astute britannique ?), sans compter qu’il faudra peut-être des adaptations pour la marine australienne. De plus, si les sous-marins ne sont pas construits localement, l’Australie risque de ne pas être prioritaire pour les livraisons. Or, des doutes existent sur la capacité américaine ou britannique à livrer rapidement l’Australie. Ces deux raisons rendent la justification de ce changement de fournisseur discutable et contestable. Si les retards français ne sont pas à ignorer, puisqu’on parlait d’une première livraison en 2035, il est ici probable que le premier sous-marin américain n’arrive qu’en 2040 !
Enfin, l’Australie ne saura pas gérer la technologie nucléaire seule, car elle requiert des compétences très spécifiques, que les États-Unis ne partageront pas aisément (d’autant que cela pourrait enfreindre les engagements internationaux que les États-Unis ont pris concernant la non-prolifération des technologies nucléaires).
Cette crise diplomatique ne remet pas en question la légitimité de la stratégie indopacifique française
La France est toujours un acteur de la région indopacifique puisqu’elle y est physiquement présente : 1,6 million de citoyens français vivent dans la région et plus des trois quarts de l’espace maritime français y sont localisés, notamment via la Polynésie française. Paris a également des partenariats stratégiques avec d’autres pays, en particulier l’Inde et Singapour.
Pour autant, ce « coup de Trafalgar » vient rappeler que la France a peut-être surestimé sa capacité à séduire des partenaires dans la région indopacifique. Les faits lui démontrent qu’elle n’est pas un acteur majeur, faute de moyens et donc d’influence sur les acteurs locaux.
En conséquence, l’incongruité capacitaire du choix australien illustre surtout une chose : Naval Group et la France ont été victimes d’être des acteurs trop petits dans une zone indopacifique où deux grands rivaux se font face, la Chine et les États-Unis.
Ce que la crise est
La situation illustre donc avant tout des changements géopolitiques : une rivalité sino-américaine qui semble abîmer les règles internationales et sonner le glas du multilatéralisme, ce dernier ayant pourtant démontré son efficacité afin d’éviter des crises majeures depuis soixante-quinze ans.
La Chine est désormais l’élément central et structurant des rivalités dans les relations internationales
En effet, si les médias occidentaux se concentrent sur la réaction française et la formation de l’alliance AUKUS, la Chine est omniprésente en toile de fond dans la signature de cette alliance tripartite entre pays anglo-saxons. Les tensions croissantes entre l’Australie et la Chine ont créé une opportunité pour les États-Unis afin de s’assurer l’accès à des bases militaires à proximité de la Chine (l’Australie possédant notamment de multiples îles dans le Pacifique).
La France a probablement mal évalué l’évolution australienne vis-à-vis de la Chine entre 2016 et 2021, avec un durcissement des relations entre ces deux pays. Déjà très dépendante économiquement de la Chine qui achète la majorité de ses exportations de matières premières, l’Australie a très mal vécu la crise à Hong Kong et la fin de son autonomie après la suppression par Xi Jinping de la doctrine « un pays, deux systèmes ». La loi du plus fort ne peut être que défavorable à l’Australie face à une Chine impériale.
Depuis 2016, la Chine a mis à l’eau l’équivalent de la flotte française, ce qui illustre une montée en puissance militaire rapide et forte. Plus largement, Pékin a une stratégie globale, dont le levier militaire ne constitue qu’une partie. L’influence mais aussi les sanctions commerciales sont désormais des instruments de la politique étrangère chinoise, dont l’Australie a fait les frais en représailles à ses critiques quant à la mainmise de Pékin sur Hong Kong.
In fine, s’il y a bien un pays qui se réjouit des dissensions diplomatiques actuelles, il s’agit de la Chine. La France et les pays de l’alliance AUKUS ne doivent pas perdre de vue qu’ils sont tous dans le camp des démocraties.
La crise confirme que les priorités américaines n’ont pas changé avec l’arrivée de Joe Biden dans les relations internationales : America first at any cost
L’accord AUKUS montre une nouvelle fois la relation asymétrique entre les États-Unis et leurs alliés. Si ceux-ci dépendent fortement des États-Unis, ces derniers ne tiennent compte des intérêts et des attentes de leurs alliés qu’à la condition qu’ils soient en ligne avec les leurs. Le retrait soudain et unilatéral d’Afghanistan en août 2021 avait déjà surpris les alliés européens et, d’une certaine façon, l’annonce en septembre 2021 d’une telle alliance dans le dos des alliés français et européens s’inscrit dans la droite ligne du désengagement des forces armées américaines d’Europe. Certains s’étonnent de constater deux énormes échecs diplomatiques américains en deux mois. Le problème est peut-être que Washington ne les considère pas comme des échecs.
L’exportation de sous-marin à propulsion nucléaire est un précédent inquiétant pour la prolifération nucléaire et le respect du droit international
Les États-Unis, si prompts à prôner le respect du droit international, viennent de prendre une décision qui bafoue le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP). La fragilisation de ce traité, pourtant essentiel pour la paix mondiale, risque de légitimer les revendications d’autres États pour se doter d’armes nucléaires, relançant donc une course aux armements dans ce domaine. Par ailleurs, comme le souligne Bruno Tertrais, si la France avait exporté une telle technologie, Washington aurait sans doute pousser des cris d’orfraieCf. Bruno Tertrais, La France, l’Amérique et l’Indopacifique : après le choc, Institut Montaigne, 17 septembre 2021..
Cette situation est très inquiétante, puisque le droit international ne semble plus être une norme à respecter. Le retour à un état de nature, c’est-à-dire aux rapports de force permanents, semble être un fait et l’affaiblissement du multilatéralisme est patent (dans la lignée des abandons récents de traités internationaux de maîtrise des armements souvent à l’initiative unilatérale des États-Unis). L’Iran, dont le programme nucléaire faisait preuve d’énormément d’attention de la part des Occidentaux, doit probablement se réjouir de constater que la prolifération est désormais possible. Comment les États-Unis pourraient-ils alors justifier le refus d’accorder à l’Iran ce qu’ils ont pourtant offert aux Australiens ?
La négociation d’AUKUS dans le dos de la France remet en cause les fondamentaux de la stratégie française d’alliances
Emmanuel Macron avait choqué ses partenaires en parlant de « mort cérébrale » de l’OTAN en 2019. Force est de constater que ni l’OTAN ni l’Union européenne n’ont été consultées que ce soit pour le désengagement des troupes américaines d’Afghanistan ou pour la négociation d’AUKUS. La confiance de la France envers Canberra, Washington mais aussi Londres, avec qui Paris entretient des relations de défense fortes, est durablement entamée. Des alliés autrefois fiables ne le sont plus, si ce n’est pour les intérêts en commun.
Ce que la crise peut engendrer : comment sortir par le haut?
La rupture est consommée, le constat est amer, mais que faire désormais ?
À court terme, il convient de rappeler l’essentiel : la France, l’Europe et les pays de l’AUKUS ont des intérêts communs, celui de la défense des valeurs démocratiques
C’est un élément évident que Paris devra sans doute rappeler afin la brouille avec Washington soit comprise de ses alliés. Le problème n’est pas le constat autour de la menace chinoise, mais la méthode unilatérale américaine depuis 2016. Cette dernière impose un impératif d’autonomie nationale et européenne.
À moyen et long terme, une réévaluation des moyens et des priorités de la stratégie française est nécessaire, selon quatre axes
- La France doit pouvoir défendre seule ses intérêts stratégiques
Dans un contexte où des nouveaux champs de conflictualité émergent (cyber, espace), la France doit avoir les moyens de faire face à tous les conflits possibles.
Sur le plan industriel, il faut éviter une dépendance excessive aux exportations d’armes pour assurer la pérennité de la base industrielle et technologique de défense française. La France risquerait sinon de placer l’avenir de sa défense dans les mains de ses clients à l’exportation. De ce fait, la loi de programmation militaire est plus que jamais l’outil indispensable pour garantir le volet capacitaire de l’autonomie stratégique de la France. Il faut en préserver le principe et assurer un niveau adéquat de financements.
Sur le plan opérationnel, la crise franco-australienne illustre sans doute le manque de moyens matériels de la France, au moins dans la zone indopacifique : comment prétendre être un acteur global avec seulement six sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) et huit frégates multi-missions (FREMM) ? Les crises se multiplient partout dans le monde, parfois simultanément, et y compris dans un voisinage proche, comme en Méditerranée occidentale avec la Turquie. Le chef d’état-major de la marine souligne régulièrement son manque de moyens« Pour éviter de décrocher, j’ai besoin de retrouver rapidement l’alliance de la qualité et de la quantité, car nos compétiteurs mettent les bouchées doubles, voire les bouchées triples » : audition du CEMM d’octobre 2020 devant la commission de la défense nationale et des forces armées., l’incendie d’un SNA en juin 2020 ayant rappelé récemment la fragilité du contrat opérationnel français en raison de ressources déjà sous tension « en temps normal ».
En ce sens, les élections présidentielle et législative de 2022 doivent permettre une vraie actualisation de la revue stratégique de 2017, alimentée par un débat démocratique informé.
- L’Union européenne doit se doter d’une capacité d’évaluation et d’action
Cette crise prouve que la défense européenne est nécessaire et le développement d’une autonomie stratégique une priorité. Les Européens doivent prendre en main leur défense et il faut dépasser le stade des incantations et de la bonne volonté pour aboutir à une politique européenne cohérente en matière de défense. Trois axes peuvent être envisagés : la capacité à concevoir et produire des équipements militaires, l’opérationnalité et l’interopérabilité des forces européennes (voire la mise en place d’unités communes déployables rapidement au nom de la Politique de sécurité et de défense commune) et (surtout) le souhait d’utiliser ces mêmes forces en fonction d’une stratégie définie en commun.
La présidence française du Conseil de l’Union européenne au premier semestre 2022 et le sommet de la défense européenne prévu à Toulouse certainement en février sont l’occasion idéale de renforcer les fondations d’une Europe-puissance. En ce sens, le dialogue stratégique doit donc rapidement être engagé avec les partenaires européens pour accélérer l’autonomie stratégique européenne, notamment sur son volet industriel.
- La poursuite des partenariats stratégiques, y compris en Indopacifique
La nouvelle alliance AUKUS met de facto fin au dynamisme de la relation bilatérale franco-australienne, qui doit néanmoins perdurer. Par ailleurs, la France peut compter sur des alliés fiables dans la zone indopacifique, et dans le monde. Les déclarations communes franco-indiennes à la suite de la signature de cette nouvelle alliance illustrent déjà la capacité de résilience de Paris dans sa stratégie en Indopacifique. La France devra sans doute approfondir des relations bilatérales avec des pays qui sont déjà des partenaires, notamment la Malaisie, Singapour, l’Indonésie, le Japon, la Corée du Sud et Taïwan.
- La défense du multilatéralisme et du droit international
Si les États-Unis ne promeuvent plus de facto la défense du droit international, son respect doit rester une valeur cardinale de la diplomatie française, tout comme le souhait de jouer un rôle dans les instances internationales. Il en est de même pour l’Union européenne qui a fait du multilatéralisme l’alpha et l’oméga de son action sur la scène internationale, quel que soit le domaine concerné.
À ce titre, l’OTAN reste un outil utile, notamment par son efficacité militaire et parce qu’il est un espace de rencontre et d’échange. Quitter l’Alliance atlantique ou son organisation reviendrait pour la France à s’isoler inutilement et à fragiliser ses relations avec les pays européens qui restent très attachés aux liens avec les États-Unis. L’unilatéralisme des États-Unis illustre néanmoins la nécessité de réévaluer notre implication dans l’alliance et de ce qu’elle doit signifier (une question récurrente d’ailleurs depuis l’effondrement de l’Union soviétique).
Il faut aussi avoir en tête que le concept américain de « integrated deterrence » est au cœur d’AUKUS : cette alliance pousse très loin le degré d’intégration des moyens militaires australiens et britanniques dans le système de défense des États-Unis. Il est très probable que ces derniers ne souhaitent pas limiter cette intégration uniquement à l’Australie et au Royaume-Uni, mais demandent aussi à tous leurs alliés d’en faire de même à plus ou moins terme.
De ce fait, le concept de « integrated deterrence » pourrait impacter la logique même de l’OTAN, voire la nature de l’Alliance atlantique. C’est déjà le cas pour les pays qui ont choisi d’acheter des avions de chasse F35, de facto intégrés à l’armée de l’air américaine d’un point de vue opérationnel et otanien. Si les pays européens de l’OTAN acceptaient la logique de « integrated deterrence », il y aurait un risque important que les Alliés puissent être mécaniquement entraînés par les États-Unis, sans possibilité de libre arbitre, dans une guerre avec la Chine.
La construction d’une capacité d’évaluation autonome pour la France et l’Europe est donc plus que jamais nécessaire, afin d’être pleinement acteur des instances multilatérales et internationales et de pouvoir décider par eux-mêmes leurs engagements internationaux, au regard de leurs propres enjeux stratégiques et de leur propre analyse des menaces.
Conclusion : le réveil européen, enfin ?
L’annulation du contrat de sous-marin et l’alliance AUKUS sont le résultat d’une évolution tendancielle des relations internationales : la rivalité sino-américaine structure le monde et, face à Pékin, Washington veut des alliés dociles et alignés de manière irréversible.
En ne consultant pas ses partenaires européens sur un dossier majeur, les États-Unis viennent de jeter le Vieux Continent dans la cour des grands. L’heure du réveil européen a sonné, mais encore faut-il accepter de prendre conscience de la situation et de vouloir se saisir de cette opportunité pour faire de l’Union européenne un acteur à part entière capable de peser dans les relations internationales et de faire entendre sa voix.