Ambitieux sur les retraites, ferme sur l’immigration : le modèle social-démocrate danois (2016-2022)

Alors que la France ouvre un débat sur la réforme des retraites, des pays européens font des choix différents et, parmi eux, le Danemark. Renaud Large analyse la manière dont les sociaux-démocrates danois ont fait de la préservation de l’État providence le corollaire de positions fermes sur l’immigration, une spécificité par rapport aux autres gauches européennes.

« J’suis pas inscrit sur la mappemonde / […] Y a pas d’pays / Si tu le veux / Prends le mien / Que Paris est beau quand chantent les oiseaux / Que Paris est laid quand il se croit français1Paroles de la chanson « L’identité » du groupe Les têtes raides et Noir Désir (album : Gratte poil). » : en 2000, le groupe de rock alternatif Les têtes raides chante aux côtés de Noir Désir un hymne en faveur de l’accueil inconditionnel des immigrés, quelques années après l’occupation de l’église Saint-Bernard par des « sans-papiers ». La chanson symbolise la pensée de gauche depuis plusieurs décennies. Les entraves à la liberté de circulation des hommes, particulièrement ceux qui vivent dans un pays pauvre, sont vécues comme autant d’entailles au contrat humaniste français. Le 2 décembre 2022, le député « insoumis » Louis Boyard interpelle le ministre de l’Intérieur sur Twitter sur la situation inhumaine de 342 migrants mineurs vivant sous un pont à Ivry-sur-Seine. À gauche, on juge que le contrôle des frontières, surtout s’il vise à réduire les flux de population entrant illégalement dans l’Hexagone, est le cache-sexe du nationalisme et de la xénophobie. La présidente du groupe « insoumis » à l’Assemblée nationale, Mathilde Panot, explique en réagissant à l’accueil du navire Ocean Viking transportant des migrants : « Chaque fois qu’un sujet dur en matière de politique intérieure [émerge], vous avez l’extrême droite, aidée par le porte-flingue d’Emmanuel Macron sur les terres d’extrême droite, Monsieur Darmanin, qui ne cesse d’agiter la peur2Pierre Maurer, « Immigration : Mathilde Panot accuse le gouvernement de faire le jeu de l’extrême droite », Le Parisien, 20 novembre 2022.. » On peut comprendre cet état d’esprit. Après vingt ans de matraquage et de montée en puissance de l’extrême droite sur le thème de l’immigration, le sujet devient radioactif pour toute personne qui lutte avec sincérité contre la peste brune. À gauche, on continue donc de marteler que l’accueil inconditionnel des sans-papiers constitue la seule politique humaniste envisageable. En novembre 2021, face au blocage de migrants à l’Est, la future députée EE-LV Sandrine Rousseau estime qu’« il faut les accueillir, ce sont nos valeurs européennes3« Crise des migrants : “Il suffirait d’accueillir 100 personnes par pays de l’UE”, estime Sandrine Rousseau », TF1 info, 15 novembre 2021. ». D’autres préfèrent garder le silence sur le fait migratoire, de peur de déclencher une polémique mortifère pour son propre camp. L’ancien ministre de l’Économie, du Redressement productif et du Numérique et candidat à la présidentielle Arnaud Montebourg avait fait les frais de ce débat miné à gauche en novembre 2021. Invité sur la radio RTL, il indique vouloir « bloquer temporairement les transferts d’argent (des) particuliers vers les pays qui ne coopèrent pas avec la France pour faire appliquer les obligations de quitter le territoire français4Repris sur son compte Twitter. ». Avec cette proposition « Western Union », le candidat a essuyé des critiques quasi unanimes de la part des responsables politiques de gauche.

En matière d’immigration, trois stratégies sont donc appliquées à gauche. Premièrement, la stratégie de l’autruche consiste à s’inscrire à contre-courant des préoccupations des Français sur l’immigration (53% des Français, dont 55% d’ouvriers et d’employés, estiment que la lutte contre l’immigration clandestine est un thème prioritaire pour les mois à venir5Sondage « L’état d’esprit des Français : les thèmes prioritaires pour les mois qui viennent », Ifop avec Fiducial et Sud Radio, 2 décembre 2022.), en sécurisant un public hostile à la fermeté en matière migratoire. Par exemple, en marge d’un meeting à Rennes, la députée « insoumise » Clémentine Autain rend visite à des associations et des migrants sans abri en février 2022. Elle déclare alors : « Il n’y a pas assez d’hébergements d’urgence ni de prise en charge de la préfecture des personnes en détresse […]. Ce sont des énergies associatives et citoyennes qui font le travail de l’État et c’est ça qui ne tourne pas rond. D’autant plus qu’on est dans un climat pré-fasciste qui pèse dans le débat politique […], il faut une autre politique aujourd’hui. […] Une politique de fraternité, comme le rappelle notre devise : liberté, égalité, fraternité6Virginie Enée, « Migrants à Rennes. La députée Clémentine Autain s’inquiète d’un climat politique “pré-fasciste” », Ouest-France, 8 février 2022.. » Deuxièmement, la stratégie de l’esquive est mise en œuvre à gauche. Il s’agit de minimiser l’importance de l’immigration dans l’opinion publique, tout en plaidant pour le maintien du statu quo « gestionnaire » en la matière. Durant la campagne présidentielle, l’eurodéputé Yannick Jadot, invité du 20h22 de France 2, déclare : « Moi je ne vois pas de problème avec l’immigration en France aujourd’hui […]. Il faut une politique migratoire européenne. C’est par l’Europe que l’on construira notre responsabilité, y compris en tenant nos obligations7« Présidentielle 2022 : “Je ne vois pas de problème avec l’immigration” en France, déclare Yannick Jadot », France info, 18 novembre 2022.. » Cette tactique implique que l’actualité globale porte davantage sur les thématiques économiques et sociales. Elle peut souvent se révéler payante, puisque les doubles crises sanitaire et inflationniste ont eu tendance à faire reculer les sujets régaliens dans les priorités des Français, au profit de la santé (prioritaire pour 83% des Français, en progression de 2 points sur un trimestre8Sondage « L’état d’esprit des Français : les thèmes prioritaires pour les mois qui viennent », déjà cité, 2 décembre 2022.) ou la hausse des prix (prioritaire pour 79% des Français, en progression de 2 points sur un trimestre9Ibid.). Troisièmement, la stratégie du caméléon a pu émerger à gauche avec un succès très relatif. Elle entraîne généralement un procès en « droitisation » de son émissaire qui se retrouve cloué au pilori par sa famille politique. Certains responsables politiques, à l’image de Manuel Valls, reprennent la vision de la droite sur l’immigration. Lors du grand rendez-vous Europe 1, l’ancien Premier ministre veut « appuyer sur le bouton stop » en matière d’immigration10« Pour Manuel Valls, il faut “appuyer sur le bouton stop” de l’immigration », Europe 1, 19 décembre 2021.. Généralement, le sujet est « attrapé » de manière isolée, sans le lier aux thématiques économiques et sociales pour le penser comme un corps de doctrine propre à la gauche. On reprend les mots et les concepts de l’adversaire dans une sorte de « copier-coller » intellectuel qui n’est pas digéré et intégré au substrat idéologique de son propre camp. En pareilles circonstances, la greffe ne prend pas et elle est rejetée violemment par le « corps » de gauche.

La social-démocratie danoise a été confrontée à la même problématique que la France et que d’ailleurs toutes les familles de gauche européennes. Mais la stratégie a été très différente : ni celle de l’autruche, ni celle du caméléon, et encore moins celle de l’esquive. Elle a été pensée et étayée idéologiquement, depuis les fondamentaux marxistes de la gauche danoise. Cet aggiornamento, qui s’est déroulé entre 2016 et 2022, n’est pas idéal, ni exportable. Il peut être jugé, a posteriori, comme le symptôme d’une dérive droitière, au regard de l’issue des élections législatives de 2022 où les sociaux-démocrates ont fait le choix de s’allier à la droite dans une grande coalition. Néanmoins, il constitue une réponse originale à un problème que la gauche européenne en général, et française en particulier, ne parvient pas à résoudre. Il faut enfin reconnaître que le nouveau corps de doctrine de la social-démocratie danoise lui a permis de renouer avec les succès électoraux en élargissant sensiblement sa base politique en direction des catégories populaires. Nous proposons donc de suivre le raisonnement et la chronologie des faits qui ont lancé la refondation de la social-démocratie danoise. Nous essayerons ensuite d’ébaucher quelques enseignements pour la gauche française.

L’électrochoc de la social-démocratie danoise et sa refondation

En 2015, le parti social-démocrate danois subit une défaite électorale. La Première ministre sortante Helle Thorning-Schmidt perd les élections législatives au profit du centre droit emmené par Lars Løkke Rasmussen. L’ensemble des forces de droites cumulent 52,3% des suffrages exprimés. Le bloc de gauche surnage à 47,7% des voix grâce à un maintien relatif du parti social-démocrate. Néanmoins, et c’est là le fait marquant de la soirée électorale, le Parti du peuple danois (Dansk Folkeparti, abrégé DF), structure politique d’extrême droite anti-immigration, recueille 21,1% des suffrages et 37 sièges au Folketing (le Parlement danois), « soit 8,8 points de plus qu’en 2011, ce qui constitue son meilleur score depuis sa création en 199511Olivier Truc, « Les quatre ressorts du succès de l’extrême droite au Danemark », Le Monde, 19 juin 2015. ». Le Parti du peuple danois constitue la principale force de droite au Parlement danois. Depuis les années 2000, le parlementarisme de ce parti entraîne son soutien à la droite gouvernementale. Par ailleurs, sa position électorale « tierce » empruntant des thèmes à la gauche et à la droite lui permet d’imposer ses enjeux dans le débat : défense du modèle social danois et contrôle ferme des frontières. Dans une campagne centrée autour des enjeux de l’immigration et de l’État providence, l’extrême droite danoise progresse donc au sein des classes populaires et de la petite classe moyenne. L’histoire de l’immigration est ancienne au Danemark et a débuté dans les années 1960 avec l’invitation de travailleurs issus de Yougoslavie, de Turquie et du Pakistan. Face à cette tradition, le Parti du peuple danois défend une position nativiste, c’est-à-dire qu’il entend restreindre l’immigration extra-occidentale tout en assimilant les descendants d’immigrés.

En 2015, le parti social-démocrate ne sort pas laminé des élections, malgré la perte du pouvoir. Durant la campagne, la Première ministre a durci son discours sur l’immigration et a observé une progression dans les intentions de vote. Elle termine la campagne à 26,3% des suffrages exprimés, demeurant le premier parti du pays. Olivier Truc, envoyé spécial du Monde à Copenhague, explique : « C’est la première fois que les sociaux-démocrates jouent cette carte des étrangers de façon aussi offensive. Jusqu’ici, ils avaient plutôt été divisés en interne, mais, au fil des ans, ils ont fini par adopter les vues restrictives de la droite et de l’extrême droite. Ces atermoiements ont contribué à leurs défaites électorales entre 2001 et 2011, où une coalition minoritaire libérale-conservatrice a gouverné avec le soutien de l’extrême droite au Parlement12Olivier Truc, « L’immigration, principal enjeu des législatives danoises », Le Monde, 17 juin 2015.. »

Ce fait sera un enseignement pour la reconstruction de la social-démocratie dans l’opposition. L’ancienne ministre de la Justice, Mette Frederiksen, prend la tête du parti, suite à la défaite aux élections législatives. Celle qu’on surnommait dans sa jeunesse « Mette la rouge13Anne-Françoise Hivert, « Qui est vraiment Mette Frederiksen ? », Le Monde, 2 septembre 2019. » a longtemps été la représentante de l’aile gauche du parti. Elle hérite d’un parti qui, malgré une évolution notable durant la campagne législative, a été assez libéral en matière migratoire depuis les années 1980. Il l’a également été sur le plan social et économique avec un recul de la traditionnelle défense de l’État providence au profit d’une troisième voie sociale-libérale instruite de flexisécurité salariale14Lire à ce sujet : Dorian Bianco, « L’envers du “modèle” danois, porté aux nues par les médias », LVSL, 29 janvier 2019.. Mette Frederiksen souhaite réformer ce logiciel idéologique, dont les lacunes ont été récupérées et exploitées par le Parti du peuple danois. Elle s’entoure alors d’une garde de jeunes parlementaires issus des couches populaires danoises et souvent élus pour la première fois au Folketing. Ensemble, ils vont contribuer à la refondation idéologique du parti. Ils partagent plusieurs constats. L’opinion publique danoise souhaite ardemment la maîtrise souveraine des frontières et donc un contrôle strict des flux migratoires. Le magazine danois Mandag Morgen a analysé, aux côtés du professeur de sciences politiques de l’université d’Aalborg Jørgen Goul Andersen, l’évolution de la perception des Danois depuis 1987. En trente ans, l’inquiétude des Danois à l’égard de l’immigration est restée très forte, tout en diminuant tendanciellement. Elle est passée d’environ 60% en 2001 à 33% en 201915Torben K. Andersen et Jens Reiermann, « Danskernes bekymring for indvandring er historisk stor – men færre efterlyser stramninger », Mandag Morgen, 21 octobre 2019.. Cette crainte est plus forte encore au sein des catégories populaires et de la classe moyenne inférieure. D’après l’étude citée dans Mandag Morgen, « Le niveau d’éducation des électeurs est déterminant pour leur attitude envers les étrangers et l’immigration. Plus l’éducation est courte, plus on est sceptique. Et vice versa16Ibid.. » L’électorat populaire n’accorde pas son suffrage à un parti pour sa couleur politique, mais pour son offre en matière migratoire et sociale. Les sociaux-démocrates sont aussi légitimes que des partis de droite ou d’extrême droite pour proposer un programme de fermeté sur l’immigration. Pour les refondateurs danois, la social-démocratie n’est rien sans le soutien des catégories populaires. Enfin, et c’est là le point le plus intéressant idéologiquement, ils estiment que l’État providence universel est le moteur de l’égalité sociale par la redistribution des richesses qu’il opère. C’est le cœur du réacteur d’une politique de gauche. Néanmoins, pour fonctionner, l’État providence nécessite une cohésion sociale forte. La population finance solidairement le système social en vertu d’un engagement équitable, patriote et harmonieux de l’ensemble des contributeurs et des bénéficiaires. L’intégration ratée des étrangers, c’est-à-dire le repli communautaire et les flux migratoires incontrôlés, érodent cette cohésion sociale nécessaire à la permanence de l’État providence. Les sociaux-démocrates danois estiment désormais que le contrôle des frontières et l’intégration des immigrés est la condition nécessaire à la préservation de l’État providence. Les ambitions sociales d’une politique authentiquement de gauche ne peuvent advenir sans une fermeté sur le plan régalien, notamment en matière d’immigration. 

Le visage de la refondation de la social-démocratie danoise puis du nouveau gouvernement

Indubitablement, Mette Frederiksen a incarné la transformation de la social-démocratie danoise puis son retour au pouvoir. Néanmoins, l’architecte de l’aggiornamento est l’un des députés de la jeune garde législative de 2015 : Mattias Tesfaye. Son parcours symbolise le nouveau souffle du parti. Il est le fils d’un réfugié ethiopien. Il est issu d’un milieu populaire et a exercé le métier de maçon dans le bâtiment avant se faire élire au Folketing en 2015. Il adhère au parti social-démocrate danois en 2013. Auparavant, il a milité plus à gauche au sein du Parti communiste, de l’Alliance rouge-verte et du Parti populaire socialiste, dont il a été vice-président. Mattias Tesfaye est issu d’une tradition marxiste et a longtemps été syndicaliste. En 2017, il publie un essai intitulé Bienvenue Mustafa. 50 ans de politique migratoire social-démocrate17Mattias Tesfaye, Velkommen Mustafa – om 50 års socialdemokratisk udlændingepolitik, Copenhague, Gyldendal, 2017.. L’ouvrage deviendra la référence de la politique des sociaux-démocrates. Mattias Tesfaye contribuera ainsi à partir de 2018 au programme du parti social-démocrate en matière d’immigration intitulé « Juste et humain ». Dans son essai, l’auteur revient sur les demandes répétées des maires sociaux-démocrates des communes populaires de l’ouest de Copenhague en faveur d’une politique migratoire ferme durant les années 1980. En se plongeant dans les archives, Mattias Tesfaye démontre comment l’état-major du parti a tourné le dos à cette demande du terrain, rejoignant la position de la droite et du patronat, partisans du « laisser faire ». Ce refus a entraîné la montée en puissance du Parti du peuple danois accueillant la frustration politique des couches populaires. Les ouvriers et les employés ont fui une social-démocratie sourde à leurs demandes. Mattias Tesfaye estime donc que le contrôle strict des frontières et l’intégration des populations immigrées sont des fondements de la pensée social-démocrate danoise. Ils ont simplement été oubliés et modifiés au fil de l’histoire de cette famille politique.

Le spin doctor de la leader social-démocrate Mette Federiksen, Martin Rossen, explique ainsi au Monde : « Selon moi, ce n’est pas un virage idéologique […]. Je le vois plutôt comme un retour aux sources, avec un parti social-démocrate qui se concentre sur le contrat social, où droits et obligations doivent être équilibrés, où vous devez avoir une forme de réciprocité et où une cohésion sociale est nécessaire pour que le modèle fonctionne, ce qui est extrêmement difficile quand trop de gens ne travaillent pas18Anne-Françoise Hivert, « Les habits neufs de la social-démocratie scandinave », Le Monde, 21 janvier 2022.. » Mattias Tesfaye, Martin Rossen et l’ensemble de la jeune garde social-démocrate estiment que le renouveau de la social-démocratie ne passera que par l’écoute des frustrations des « gens ordinaires » et par le respect de leurs demandes politiques. Dans les échanges avec les sociaux-démocrates danois, le terme de « gens ordinaires » revient spontanément comme la cible électorale prioritaire de la gauche. On retrouve ce concept en France dans les écrits d’intellectuels de gauche comme Christophe Guilluy19Christophe Guilluy, Le temps des gens ordinaires, Paris, Flammarion, 2020. ou Jean-Claude Michea20Jean-Claude Michea, Le Complexe d’Orphée. La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, Paris, Flammarion, 2014.. D’ailleurs, l’autre conseiller de Mette Frederiksen durant la reconstruction du parti, Henrik Sass Larsen, donne une analyse très proche de celle du philosophe montpelliérain : « Quand vous dites à des ouvriers que vous allez vous battre pour qu’ils aient des toilettes transgenres, vous n’êtes plus pertinents auprès de vos électeurs de base21Anne-Françoise Hivert, « Défense de l’État-providence et rejet de l’immigration : la recette ultra-droitière de la gauche danoise », Le Monde, 27 juin 2021.. » Il juge que la gauche européenne a été figée sur la thématique de l’immigration par « la peur d’être taxée de raciste22Ibid. ».

Lors du retour au pouvoir des sociaux-démocrates en juin 2019, Mattias Tesfaye intégrera naturellement le premier gouvernement de Mette Frederiksen en tant que ministre de l’Immigration et de l’Intégration. Il met en œuvre des réformes extrêmement fermes, établies durant les années d’opposition. Il est ainsi l’artisan du renforcement de la loi anti-ghetto qui limite à 30% la part de résidents « non-occidentaux »23L’institut Statistic Denmark propose une définition propre de l’immigration. L’institut de statistiques du pays synthétise trois catégories – Danois, résidents issus de pays occidentaux et résidents issus de pays non occidentaux – en associant la nationalité et le lieu de naissance des individus et de leurs parents. dans les quartiers ghettos, frappés par les maux sociaux et les problèmes de sécurité. Il fait suspendre les titres de séjours de plusieurs centaines de réfugiés syriens, tout en renforçant drastiquement les conditions d’accès à la citoyenneté danoise. Enfin, il attire les critiques de plusieurs organisations internationales en mettant en place la sous-traitance de l’asile à des pays non européens, comme le Rwanda.

L’ambition populaire dans la réforme des retraites, corollaire de la fermeté migratoire

Le redressement opéré de la social-démocratie permet effectivement à Mette Frederiksen de revenir au pouvoir en juin 2019 avec le score honorable de 25,5% des voix. Le score est légèrement inférieur à celui du parti en 2015. Mais les sociaux-démocrates réussissent la prouesse de faire refluer très fortement l’extrême droite pour la première fois depuis près de trente ans. Le Parti du peuple danois perd 12 points, pour rassembler moins de 9% des voix. Par ailleurs, conformément à son engagement de campagne, Mette Frederiksen compose un gouvernement minoritaire constitué uniquement de sociaux-démocrates, sans avoir à dépendre du centre gauche libéral ; une première depuis presque une décennie.

Comme nous l’avons vu, elle met en œuvre une politique migratoire extrêmement ferme aux côtés de Tesfaye, ministre de l’Immigration et de l’Intégration. Mais elle respecte scrupuleusement la doctrine établie dans l’opposition : un contrôle strict des frontières doit permettre de conserver et de redéployer l’État providence danois. Elle s’attelle donc à la mise en œuvre d’une autre promesse de campagne : la création d’un système de retraites anticipées pour les carrières pénibles. Au Danemark, le régime universel des retraites (folkepension) est financé par les impôts. Depuis plusieurs années, l’âge légal du départ à la retraite est indexé sur l’espérance de vie. Il est aujourd’hui de soixante-sept ans et sera porté à soixante-neuf ans en 2035. Le folkepension est étayé par un régime complémentaire basé sur les cotisations patronales et salariales. En 2016, les retraités danois cumulaient un taux de pauvreté de 8%, inférieur à la moyenne des pays de l’OCDE, mais supérieur à celui de la France24Gérald Roux, « C’est comment ailleurs ? Les retraites au Danemark », France info, 29 septembre 2016..

Mette Frederiksen a fait campagne en faveur d’un système de retraites anticipées. Elle propose donc de taxer le secteur financier, notamment les banques et les fonds de pension, à hauteur de 400 millions d’euros pour financer les préretraites. Ce dispositif permettrait ainsi à 38 000 personnes ayant exercé un métier difficile de partir à la retraite à soixante-et-un ans, au lieu de soixante-sept ans. L’entrée en vigueur de la réforme est prévue pour 202325« Le Danemark va financer les retraites en taxant les ultrariches », Le Point, 19 août 2020.. Certes, le gouvernement social-démocrate danois ne revient pas sur la réforme paramétrique en maintenant l’indexation de l’âge légal de départ à la retraite sur l’espérance de vie. Mais l’équipe de Mette Frederiksen redéploie, à travers cette réforme, l’État providence en direction des catégories les plus populaires du pays, notamment les ouvriers ayant connu des carrières éreintantes. Les sociaux-démocrates souhaitent démontrer que la gauche peut encore être ambitieuse sur le plan social, en direction des « gens ordinaires ».

Cette politique de gauche basée sur une ambition sociale et une intransigeance régalienne continue de produire des résultats électoraux. Aux dernières élections législatives de novembre 2022, le parti social-démocrate progresse de près de 2 points, à 27,5% des voix. L’extrême droite du Parti du peuple danois reste cantonnée à moins de 9% des voix. On aurait pu penser que les critiques internationales contre la politique migratoire danoise auraient renforcé la dissidence et donc la percée des alliés de gauche du parti social-démocrate, notamment l’Alliance rouge-verte ou le Parti populaire socialiste. Malgré quelques oppositions dans la presse durant le mandat, on note que l’hégémonie à gauche du parti social-démocrate maintient une solidarité tacite de ses alliés de gauche. Ils continuent à fédérer un électorat urbain gentrifié et libéral sur le plan régalien, tout en préférant l’alliance avec des sociaux-démocrates attachés aux « gens ordinaires ». Ils jugent en effet qu’une scission du bloc de gauche profiterait à l’extrême droite, moins ambitieuse socialement et plus brutale dans la gestion de l’immigration. Le résultat de Mette Frederiksen est donc d’autant plus impressionnant après l’usure de trois ans de pouvoir marqués par la gestion d’une pandémie et l’affaire de l’abattage illégal des élevages de visons. Elle fait aujourd’hui le choix d’une grande coalition avec la droite, malgré sa victoire législative et sa capacité à former un gouvernement social-démocrate. Ce choix stratégique ne peut être interprété comme l’aboutissement de la rénovation idéologique engagée en 2016. Il résulte d’un contexte spécifique de crises politique, économique et internationale, qui impose, aux yeux de la Première ministre, une gestion transpartisane sous forme de grande alliance.

Quel enseignement du renouveau de la social-démocratie danoise pour la France ?

À gauche, en France, nous ne sommes pas des sociaux-démocrates nordiques, c’est une évidence. Nos cultures politiques divergent fortement et nous ne pouvons répliquer ce modèle. Néanmoins, le cas danois nous invite à nous poser quelques questions sur la pertinence de nos propositions en matière d’immigration. Si la conquête électorale de la France périphérique et populaire est l’objectif, la gauche française dispose d’un programme extrêmement lacunaire sur l’immigration. Rappelons que 55% des ouvriers et des employés estiment que la lutte contre l’immigration clandestine est un thème prioritaire pour les mois à venir26« L’état d’esprit des Français : les thèmes prioritaires pour les mois qui viennent », déjà cité, 2 décembre 2022.. Le Rassemblement national prospère précisément sur les silences et les faiblesses coupables de la gauche sur le sujet. La perte d’influence de la gauche dans les sous-préfectures françaises illustre parfaitement ce mouvement électoral27Lire à ce sujet : Thibault Lhonneur, Être majoritaire : la gauche face à la fracture territoriale, Fondation Jean-Jaurès, 2 décembre 2022.. Si nous voulons sortir de cette tétanie programmatique, sommes-nous dès lors condamnés à courir après le programme de la droite ou de l’extrême droite ? La réponse est fermement négative, là encore, c’est une évidence. Alors, que faire ? 

La principale réussite des sociaux-démocrates danois est d’avoir entamé une introspection sincère dans les archives de leur famille politique – les déclarations des maires sociaux-démocrates de l’ouest de Copenhague dans les années 1980 – pour comprendre la position historique de la gauche danoise en matière d’immigration. Ils ont réussi à cette occasion à faire coïncider une volonté politique de fermeté régalienne et les valeurs traditionnelles et sociales de la gauche pour que la greffe idéologique puisse s’enraciner. Si nous devions opérer le même exercice en France, nous avons la possibilité de nous tourner vers une tradition politique originelle de gauche. La conception révolutionnaire de la citoyenneté constitue une approche intéressante. Saint-Just disait en effet : « Celui-là seul a des droits dans notre patrie, qui a coopéré à l’affranchir28Discours de Louis-Antoine de Saint-Just, Rapport au nom du Comité de salut public et du Comité de sûreté générale sur les personnes incarcérées, présenté à la Convention nationale le 8 ventôse an II (26 février 1794).. » Nous sommes une nation citoyenne. Nous devenons français, non par la naissance, non par le sang, non pas seulement par le sol, mais par le patriotisme, par notre engagement en faveur de l’idéal français, de l’émancipation du pays sur un plan économique, moral ou politique. La nationalité ouvre des droits civiques et sociaux pour ceux qui s’acquittent de leurs devoirs envers la Nation. Cette conception se retrouve dans la tradition communiste. Missak Manouchian devrait prochainement entrer au Panthéon avec sa femme Mélinée. Comme la plupart des FTP-MOI de « l’affiche rouge », il n’est pas né citoyen français et était étranger lors de son assassinat. Néanmoins, avec ses camarades, il a chéri ce pays, dont ils ne possédaient pas la nationalité, au point de sacrifier leurs vies pour l’émanciper. Ces FTP-MOI sont, par leur amour de la patrie, des citoyens français, de fait. Les militants communistes ne s’y sont pas trompés en inscrivant en dessous de l’affiche rouge de l’occupant « Morts pour la France ». Cette conception de la nationalité est sans doute très (trop) philosophique pour constituer un programme « clé en main » pour un parti contemporain. Elle constitue néanmoins une piste de réflexion utile pour sortir la gauche de sa léthargie intellectuelle et politique sur le régalien. C’est probablement dans la restauration d’une tradition patriote et sociale que la gauche pourra se faire entendre à nouveau du pays au sujet de l’immigration. Tout reste à reconstruire dans cette direction.

  • 1
    Paroles de la chanson « L’identité » du groupe Les têtes raides et Noir Désir (album : Gratte poil).
  • 2
    Pierre Maurer, « Immigration : Mathilde Panot accuse le gouvernement de faire le jeu de l’extrême droite », Le Parisien, 20 novembre 2022.
  • 3
    « Crise des migrants : “Il suffirait d’accueillir 100 personnes par pays de l’UE”, estime Sandrine Rousseau », TF1 info, 15 novembre 2021.
  • 4
    Repris sur son compte Twitter.
  • 5
    Sondage « L’état d’esprit des Français : les thèmes prioritaires pour les mois qui viennent », Ifop avec Fiducial et Sud Radio, 2 décembre 2022.
  • 6
    Virginie Enée, « Migrants à Rennes. La députée Clémentine Autain s’inquiète d’un climat politique “pré-fasciste” », Ouest-France, 8 février 2022.
  • 7
    « Présidentielle 2022 : “Je ne vois pas de problème avec l’immigration” en France, déclare Yannick Jadot », France info, 18 novembre 2022.
  • 8
    Sondage « L’état d’esprit des Français : les thèmes prioritaires pour les mois qui viennent », déjà cité, 2 décembre 2022.
  • 9
    Ibid.
  • 10
    « Pour Manuel Valls, il faut “appuyer sur le bouton stop” de l’immigration », Europe 1, 19 décembre 2021.
  • 11
    Olivier Truc, « Les quatre ressorts du succès de l’extrême droite au Danemark », Le Monde, 19 juin 2015.
  • 12
    Olivier Truc, « L’immigration, principal enjeu des législatives danoises », Le Monde, 17 juin 2015.
  • 13
    Anne-Françoise Hivert, « Qui est vraiment Mette Frederiksen ? », Le Monde, 2 septembre 2019.
  • 14
    Lire à ce sujet : Dorian Bianco, « L’envers du “modèle” danois, porté aux nues par les médias », LVSL, 29 janvier 2019.
  • 15
    Torben K. Andersen et Jens Reiermann, « Danskernes bekymring for indvandring er historisk stor – men færre efterlyser stramninger », Mandag Morgen, 21 octobre 2019.
  • 16
    Ibid.
  • 17
    Mattias Tesfaye, Velkommen Mustafa – om 50 års socialdemokratisk udlændingepolitik, Copenhague, Gyldendal, 2017.
  • 18
    Anne-Françoise Hivert, « Les habits neufs de la social-démocratie scandinave », Le Monde, 21 janvier 2022.
  • 19
    Christophe Guilluy, Le temps des gens ordinaires, Paris, Flammarion, 2020.
  • 20
    Jean-Claude Michea, Le Complexe d’Orphée. La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, Paris, Flammarion, 2014.
  • 21
    Anne-Françoise Hivert, « Défense de l’État-providence et rejet de l’immigration : la recette ultra-droitière de la gauche danoise », Le Monde, 27 juin 2021.
  • 22
    Ibid.
  • 23
    L’institut Statistic Denmark propose une définition propre de l’immigration. L’institut de statistiques du pays synthétise trois catégories – Danois, résidents issus de pays occidentaux et résidents issus de pays non occidentaux – en associant la nationalité et le lieu de naissance des individus et de leurs parents.
  • 24
    Gérald Roux, « C’est comment ailleurs ? Les retraites au Danemark », France info, 29 septembre 2016.
  • 25
    « Le Danemark va financer les retraites en taxant les ultrariches », Le Point, 19 août 2020.
  • 26
    « L’état d’esprit des Français : les thèmes prioritaires pour les mois qui viennent », déjà cité, 2 décembre 2022.
  • 27
    Lire à ce sujet : Thibault Lhonneur, Être majoritaire : la gauche face à la fracture territoriale, Fondation Jean-Jaurès, 2 décembre 2022.
  • 28
    Discours de Louis-Antoine de Saint-Just, Rapport au nom du Comité de salut public et du Comité de sûreté générale sur les personnes incarcérées, présenté à la Convention nationale le 8 ventôse an II (26 février 1794).

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