Les séquences électorales de 2022 témoignent-elles d’un renouveau politique autour de la Nupes ou de dynamiques qui condamneraient la gauche à regarder la politique se faire sans elle ? Quelle est la réelle implantation des forces de gauche sur le territoire national, et dans les zones dites « périphériques » en particulier ? Thibault Lhonneur, conseiller municipal de Vierzon (Cher), analyse le vote de cette France des villes moyennes, des sous-préfectures, à laquelle la gauche ne semble plus réussir à parler.
Les séquences électorales du premier semestre 2022 ont débouché sur le sentiment d’un fort renouveau politique à gauche, avec l’avènement d’une stratégie d’union, sous l’étiquette de la Nouvelle union populaire écologique et sociale (Nupes). Si, pour certains, ces scores sont « historiques1Pierre Tremblay, « Législatives : la Nupes salue une percée “historique” de la gauche face à Emmanuel Macron », The Huffington Post, 13 juin 2022. », ils cachent néanmoins une réalité qu’il convient de ne pas masquer : pour la troisième fois depuis 2002, aucun candidat de gauche n’a accédé au second tour de l’élection présidentielle. Par ailleurs, sur les 577 sièges de députés, seuls 147 ont été conquis par la Nupes, bien loin des 289 requis pour imposer une cohabitation. Ce score est certes nettement supérieur aux 64 députés de gauche obtenus en 2017 mais, l’année 2012 mise à part, il est très loin des 227 députés obtenus par la gauche parlementaire de 2007 et même en deçà des 162 de 2002.
Après le premier tour des élections législatives, la Nupes était présente au second tour dans plus de 400 circonscriptions et envisageait d’y transformer l’essai dans une majorité d’entre elles. Au soir du 19 juin 2022, le résultat est néanmoins plus décevant : la Nupes ne glane donc que 147 sièges, auxquels s’ajoutent les quatre élus apparentés Parti socialiste. Ce n’est ni un échec, ni une victoire, mais la traduction dans les faits de dynamiques électorales, qui, en l’état, condamnent la gauche à regarder la politique se faire sans elle.
Premier tour des élections législatives 2022 : présence d’un candidat Nupes au second tour de l’élection
Second tour des élections législatives 2022 : victoire d’un candidat Nupes au second tour de l’élection
Entre le premier et le second tour des élections législatives, la Nupes a surfé sur les scores très élevés de Jean-Luc Mélenchon dans les métropoles et les grandes villes au premier tour de l’élection présidentielle. Elle a, en parallèle, confirmé son absence de dynamique dans les zones dites « périphériques » : entre ruralité et métropole, se cache une France à laquelle la gauche n’a pas réussi à parler. La France des villes moyennes, des sous-préfectures, des barbecues2Jean-Laurent Cassely, « Front national : à la recherche du vote barbecue », Slate, 30 mai 2012. ou encore la « France des pavillons3Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux, Paris, Seuil, 2021. ».
Le propos ici se concentre sur cette France des sous-préfectures. 221 communes, réparties en 225 circonscriptions métropolitaines (hors Corse, puisque la Nupes n’y a présenté aucune liste commune)4« Législatives 2022 en Corse : polémique entre LFI et le Parti communiste… qui est le plus Nupes ? », France Info, 9 juin 2022., cette strate suffisamment compréhensible, identifiable, regroupe pour l’essentiel des villes de 10 000 à 50 000 habitants. Par souci d’honnêteté intellectuelle, ont été conservées dans l’analyse les sous-préfectures en voie de métropolisation (Reims, Brest, Saint-Denis) ainsi que les sous-préfectures très rurales, qui le sont soit par décision administrative5Décret du 10 septembre 1926. (Les Andelys), soit parce que le département est faiblement peuplé (Forcalquier, Château-Chinon).
De la fracture territoriale à la fracture électorale
Une des forces du vote Mélenchon au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 était son homogénéité : réparti sur tout le territoire, avec un début de polarisation dans les métropoles, le score du candidat de La France insoumise (LFI) était élevé dans l’ensemble du pays. En 2022, en revanche, la répartition est moins équilibrée, au profit des grandes villes : là où Jean-Luc Mélenchon est en tête, il l’est largement. En revanche, le score de Jean-Luc Mélenchon, et globalement de tous les candidats de la Nupes aux élections législatives, se tasse dans la France des sous-préfectures.
Premier tour présidentielle 2017 : villes où Jean-Luc Mélenchon est en tête
Premier tour présidentielle 2022 : villes où Jean-Luc Mélenchon est en tête
Sur les cartes, on voit l’effacement du vote Mélenchon dans la « diagonale du vide » : cette représentation géographique qui s’étend des Landes à la Meuse traverse les départements où le phénomène de métropolisation est plus faible, où les densités de population sont plus basses et où la croissance démographique par solde naturel est moins forte.
Loin du phénomène de métropolisation ou des néo-ruraux6« Une croissance démographique marquée dans les espaces peu denses », Insee focus n°177, 30 décembre 2019., les sous-préfectures constituent un maillage en perdition, où les difficultés contemporaines sont rapidement visibles : fermeture des services publics (bureaux de poste, services hospitaliers)7 « Carte interactive des fermetures dans les hôpitaux », Coordination nationale des comités de défense des hôpitaux et maternités de proximité, 24 mars 2021., fermeture des entreprises, dépérissement des centres-villes, accroissement des zones commerciales en périphéries, étalement urbain au profit des villages alentour et transformation urbaine pour permettre une plus grande utilisation individuelle de la voiture8Oliver Razemon, Comment la France a tué ses villes, Paris, Rue de l’Échiquier, 2016..
Cette fracture a une conséquence électorale pour la gauche : sur les 225 circonscriptions où se trouve une sous-préfecture, la Nupes est présente 124 fois au second tour pour seulement 39 victoires. Ce score n’a de surcroît pas bousculé les équilibres de la carte électorale : seule Marie Pochon (Nupes – EE-LV, 3e circonscription de la Drôme) conquiert une circonscription qui était détenue par la droite en 2012. Les 38 autres victoires se réalisent sur des territoires où il existe traditionnellement un vote majoritaire de gauche et corrigent donc pour l’essentiel la vague macroniste de 2017.
Ce qui doit interroger se trouve ailleurs. Sur 124 présences au second tour, la Nupes est battue 85 fois. Sur ces 85 défaites, 18 le sont face à un candidat du Rassemblement national (RN). Par comparaison, ce sont des résultats quasi similaires à ceux du RN : le parti d’extrême droite se hisse 120 fois au second tour, perd 76 fois, parmi lesquels douze duels face à la Nupes.
Si, il y a encore cinq ans, un duel face au RN au second tour d’une élection garantissait la victoire au candidat adverse, cette tendance s’infirme de plus en plus. Dans les sous-préfectures, la bascule s’opère rapidement. Ainsi, des villes historiquement de gauche symbolisent désormais le triptyque « PS 2012 – LREM 2017 – RN 2022 ». Ces circonscriptions, portées par des sous-préfectures qui ont une position centrale dans la répartition du vote, ont suivi les vagues électorales présidentielles en offrant d’abord un député à François Hollande, puis à Emmanuel Macron. Or, il y a désormais une rupture en défaveur d’une gauche contestataire ou de gouvernement, et ce, au profit du Rassemblement national. Elles sont les symboles des dynamiques décrites précédemment.
Carte de France des villes de sous-préfectures ayant eu un député PS en 2012, LREM en 2017 et RN en 2022
Soissons (02), Montluçon (03), Castellane (04), Limoux (11), Narbonne (11), Istres (13), Arles (13), Bergerac (24), Alès (30), Blaye (33), Lesparre-Médoc (33), Marmande (47), Verdun (55), Forbach (57), Avesnes-sur-Helpe (59), Douai (59), Creil (60), Compiègne (60), Céret (66), Prades (66), Lure (70)
Dans la liste, on retrouve un nombre significatif de villes qui étaient encore récemment des terres acquises à la gauche gouvernementale : la première circonscription des Alpes-de-Haute-Provence où le Parti socialiste organisait la vie politique départementale ; la circonscription de Montluçon, dans la deuxième circonscription de l’Allier, a été l’objet d’âpres disputes pendant trente ans entre le Parti socialiste et le Parti communiste français (PCF) ; le département de l’Aude, dont toutes les circonscriptions sont passées du Parti socialiste (2012) au RN (2022). À toutes ces victoires du RN pour des sièges historiquement détenus par la gauche, on pourrait ajouter celles qui ont été remportées par des candidats Les Républicains (LR), pourtant censément lestés par un score catastrophique à la dernière élection présidentielle (Neufchâteau, Charolles, Calais, Argentan, etc.).
Cette dynamique doit inquiéter : sans ces circonscriptions, la gauche ne peut prétendre à être majoritaire dans le pays. En 2012, lors de la dernière Assemblée nationale avec une majorité de gauche, sur ces 221 communes, 120 avaient un député de gauche (Parti socialiste ou PCF).
Ce qui s’est produit en 2022 est donc inédit. En reprenant la théorie développée par Axel Bruneau, professeur agrégé d’histoire-géographie, on voit que la « discipline républicaine » qui s’est construite depuis les années 1880 face aux candidats réactionnaires – d’abord face aux boulangistes en 1889, et ainsi de suite jusqu’aux dernières élections régionales face aux listes Rassemblement national arrivées au second tour – est aujourd’hui caduque. Ainsi, dans plusieurs villes où un duel Nupes/RN se jouait, les autres candidats battus au premier tour n’appelaient pas systématiquement à voter pour la Nupes9« Drôme : le vote blanc ou nul plutôt que les extrêmes pour LREM », Le Dauphiné libéré, 17 juin 2022., rompant ainsi avec les habitudes prises ces dernières années sur la mise en place d’un « barrage républicain » lorsque le Rassemblement national était au second tour. Certains maires, non engagés dans l’élection, ont même renvoyé dos à dos les finalistes Nupes/RN, soit par leur silence (Montélimar, 2e circonscription de la Drôme), soit en n’appelant pas à faire barrage au RN (Montluçon, 2e circonscription de l’Allier)10« Législatives : À Montluçon, l’opposition de gauche dit son “profond dégoût” contre le choix du maire de ne pas appeler à faire barrage au RN », La Montagne, 20 juin 2022..
Dans les urnes, cette tendance s’est confirmée : sur la 3e circonscription du Lot-et-Garonne, regroupant Villeneuve-sur-Lot, sous-préfecture, et les villes et villages alentour, le RN gagne plus de 9 000 voix entre les deux tours quand le candidat de la Nupes, Xavier Czapla, n’en gagne que 6 000 de plus. Certes, contrairement à la Nupes qui faisait le plein dès les premiers tours, ici comme ailleurs, le RN pouvait compter sur des réserves de voix venues des candidats Reconquête !, mais l’apport des candidats du parti d’Éric Zemmour n’explique pas à lui seul les différences entre les premier et second tours pour les candidats RN.
C’est donc une scission nette : dans de nombreux endroits, la crainte était plus forte pour les électrices et les électeurs de placer dans l’urne un bulletin Nupes qu’un bulletin Rassemblement national. Si au second tour d’une élection, les reports de vote forment rarement une adhésion, ils ne sont pas pour autant dénués de message politique.
Alors, pourquoi la gauche n’y arrive-t-elle plus ? La gauche, audible dans les métropoles et quartiers populaires, consacrant ainsi la note Terra Nova11Olivier Ferrand, Romain Prudent et Bruno Jeanbart, « Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? », Terra Nova, 10 mai 2011. de 2011 sur la coalition entre différents groupes sociaux, est trop souvent absente dans les petites et moyennes villes. Pourquoi aujourd’hui le sentiment qui prédomine dans les échanges informels et les résultats électoraux est qu’un bulletin Mélenchon semble plus effrayant qu’un bulletin Le Pen12Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La Découverte, 2019. ? Pourquoi aucune des quatre formations politiques de la Nupes ne semble à ce jour capable d’incarner la synthèse territoriale et sociologique nécessaire à une ambition majoritaire ? Si aucune note ni étude ne sera suffisamment longue et précise pour parvenir à en définir toutes les raisons, il est permis d’élaborer des pistes de réflexions corroborées par des exemples précis.
On abordera tout d’abord la question de l’imaginaire : de quoi parle-t-on ? À qui parle-t-on ? Ensuite, il sera question des incarnations politiques : qui, aujourd’hui, représente cette France invisible et comment fait-on pour mener campagne dans des territoires atomisés ? Enfin, on traitera des questions de fond : il y a une dichotomie nette entre la clarté du discours pour les métropoles et le flou de celui qui devrait concerner les sous-préfectures.
Mal dire, mal agir : ce que l’on dit
France périphérique13Christophe Guilluy, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Flammarion, 2015., France des bourgs14Abel Mestre et Julie Carriat, « François Ruffin : “On ne doit pas devenir la gauche des métropoles contre la droite et l’extrême droite des bourgs et des champs” », Le Monde, 22 juin 2022., France des pavillons15Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux, op. cit., 2021., France des barbecues16Jean-Laurent Cassely, « Dans l’Ain, la “génération climat” à la conquête de la France périurbaine », Le Monde, 21 mars 2022., France périurbaine17Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé, La France périurbaine, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je ? », 2018., ruralité : tous ces thèmes se mélangent, se confondent et traduisent dans le fond trop peu d’aspects des sous-préfectures et, plus généralement, des petites et moyennes villes. Aucune réalité urbaine, géographique et politique n’est clairement exprimée dans les termes actuellement employés. De fait, sans parvenir à nommer précisément ce dont on veut parler et, in fine, à qui on veut parler, la gauche ne parvient pas à produire un imaginaire politique désirable, inclusif, qui lui permette de créer une cohésion nécessaire entre les idées défendues et la réalité quotidienne des habitants.
L’imaginaire, c’est « ce par quoi la politique est rendue possible18Cédric Faure, « Imaginaire politique », dans Agnès Vandevelde-Rougale et Pascal Fugier (dir.), Dictionnaire de sociologie clinique, Toulouse, Érès, 2019, pp. 346-349. » : en s’attachant à être créatif, l’imaginaire politique doit produire des représentations et références facilitant l’identification individuelle et collective, l’harmonisation entre les colères et leurs débouchés et une reconnaissance des réalités subjectives qui s’institutionnalisent dans un ensemble cohérent.
Il en va ainsi du terme « quartiers populaires », qui s’est imposé peu à peu dans le discours politique19Ulysse Rabaté, « Subalternité et invention politique dans les quartiers populaires. À partir des travaux de Daho Djerbal », Multitudes, vol. 84, n° 3, 2021, pp. 87-96. au milieu des années 2010, comme une forme de réconciliation entre la gauche et les luttes issues de ces espaces urbains. Ce terme décrit aujourd’hui une approche spatiale réelle ou supposée homogène, formée de grands ensembles, où vivent majoritairement des classes populaires, situés en marge des centres économiques urbains. Alors que les termes « cités » et « banlieues », aux connotations plus négatives20Hervé Vieillard-Baron, « Banlieue, quartier, ghetto : de l’ambiguïté des définitions aux représentations », Nouvelle Revue de psychologie, vol. 12, n°2, 2011, pp. 27-40., renvoyaient le plus souvent aux émeutes de 2005 et à tout ce que cette période pouvait produire de peurs, de fantasmes, de luttes et de résistances, celui de « quartiers populaires » a, au contraire, permis le parachèvement d’une approche politique inclusive avec l’ambition de rompre la marginalité de ces espaces et d’en faire le lieu de déploiement d’un discours combatif central, dans la lignée des actions que pouvait produire le Parti communiste à l’échelle municipale21Ulysse Rabaté, Politique Beurk Beurk. Gauche et quartiers populaires : de la rupture à la transmission, Vulaines-sur-Seine, Le Croquant, 2021.. Ils concentrent encore aujourd’hui l’attention de l’ensemble de la classe politique : ainsi, tous les candidats à l’élection présidentielle ont émis des propositions à partir ou pour ces zones d’habitations22« Emmanuel Macron : “L’ensemble des habitants de nos quartiers populaires sont une chance pour notre République” », BFM TV, 21 avril 2022 ; Yannick Jadot sur Twitter : « Quand je vais dans les quartiers populaires, les familles ne disent pas être écologistes. Elles disent avoir trop chaud ou trop froid dans leurs logements, qui sont mal isolés » ; Anne Hidalgo sur Twitter : « Je crois en l’avenir de nos quartiers populaires, comme celui d’Empalot. Cet avenir passe d’abord par l’école. Ici, elle doit être encore plus soutenue qu’ailleurs » ; L’AEC.fr ; Jordan Bardella sur Twitter : « Ce qui réglera les problèmes des quartiers populaires, ce n’est pas refaire la peinture des immeubles, ce n’est pas dédoubler les classes, ce n’est pas la cantine à 1 euro : c’est de mettre fin à la submersion migratoire et d’y rétablir l’ordre » ; « Éric Zemmour : “Les banlieues françaises, c’est l’alliance de la kalachnikov et du Coran” », Valeurs actuelles, 18 juin 2020.. Que ce soit pour stigmatiser les habitants, mobiliser des désirs sécuritaires, affirmer le brassage culturel ou renouveler les politiques en matière d’écologie, de transport, d’emploi et de logements, les quartiers populaires ont été au centre des attentions. Et au regard des résultats électoraux, c’est là où la gauche, et prioritairement Jean-Luc Mélenchon, a su tenir un discours positif. Ce terme est donc venu effacer les différences qui existent entre un quartier populaire de Bourges et un quartier populaire d’Aubervilliers. Il a aussi effacé les différences sociologiques et les clivages d’âge. Il forme simplement un terme saisissable, entendable et inclusif qui permet le déploiement d’un discours politique où la bataille culturelle a été largement remportée par la gauche. Les candidats de droite et d’extrême droite sont obligés soit de regretter l’emploi de ce qualificatif en utilisant guillemets et circonvolutions, soit de l’effacer derrière le terme administratif « quartier prioritaire » .
Cette révolution sémantique ne s’est pas opérée de la même façon pour les sous-préfectures. Tout d’abord, les termes couramment utilisés ne peuvent pas convenir. Certains reprennent une réalité inexistante (« France des bourgs », « ruralités ») pour des villes déjà importantes et d’autres traduisent une marginalité (« périphérie », « périurbain »). Il est donc difficile pour les gens de s’y reconnaître. Cette impasse sémantique est le résultat d’un détachement progressif entre les élites intellectuelles souvent métropolitaines et cette France invisibilisée ou invisible. La vie n’est pas la même lorsqu’elle se déroule à Vierzon, sous-préfecture du Cher et ville centre de la 2e circonscription du Cher, environ 26 000 habitants, ou à Nançay, autre ville du Cher, comptant moins de 1 000 habitants et se trouvant à plus de vingt kilomètres des principales villes du département. Les termes employés, visant à symboliser leur marginalité, alors même que les réalités sont disparates à la fois en termes d’âge23Voir « Commune de Vierzon », Insee, 22 septembre 2022., de sociologie, et d’économie24Voir « Commune de Nançay », Insee, 22 septembre 2022., ne produisent rien qui puisse permettre aux habitants de Vierzon et aux habitants de Nançay de développer un sentiment d’appartenance commune.
Par ailleurs, l’absence d’imaginaire politique créatif ne permet pas d’effacer les disparités sociologiques : là où la gauche parvient à faire la jonction entre classes populaires, moyennes et intellectuelles dans les métropoles, elle n’y parvient plus lorsqu’il s’agit des sous-préfectures. Ainsi, dans ces territoires, le vote des classes moyennes est fatalement perdu par la gauche : en comparant les catégories socio-professionnelles (CSP) de circonscriptions remportées par la Nupes et de circonscriptions où la Nupes perd au second tour face au RN, le décrochage du vote de la classe moyenne des sous-préfectures au détriment de la gauche est palpable. Plus le poids des employés et ouvriers est fort, plus le risque d’une défaite de la Nupes est fort.
Les différentes catégories socio-professionnelles sur des circonscriptions aux résultats opposés
Dans l’Aude, l’Aisne ou la Gironde, les trois circonscriptions choisies sont toutes déconnectées de la préfecture. Dans la Haute-Vienne, Limoges, métropole limousine, est scindée en trois circonscriptions, facilitant un repositionnement électoral à gauche, accentué par le poids des cadres et professions intellectuelles ; tout comme la Seine-Saint-Denis, où les densités de population et les dynamiques économiques permettent une alliance politique entre différentes CSP et donc une hégémonie électorale de la Nupes.
En s’appuyant sur les analyses électorales, il y a désormais des discours politiques qui traduisent une volonté manifeste de reconquête des classes populaires des petites et moyennes villes, notamment exprimée par Fabien Roussel, François Ruffin25Lucie Alexandre et Rémy Dodet, « François Ruffin : “Je demande à la gauche : veut-on abandonner au RN les classes populaires des bourgs ?” », Le Nouvel Obs, 6 juillet 2022. ou encore Christophe Bex26Baptiste Farge, « Christophe Bex, au rond-point à gauche direction l’Assemblée nationale », Libération, 29 juin 2022.. Or, ce ne sont pas seulement les classes populaires qui manquent à l’appel, ce sont aussi pour partie les votes des classes moyennes (une partie des ouvriers qualifiés, des employés et des professions intermédiaires) qui ne se tournent pas ou plus vers la gauche.
Des territoires désincarnés : ce que l’on fait
L’absence d’imaginaire entretient une autre réalité : la désincarnation de ces territoires dans l’espace médiatique et politique. À ce jour, rares sont les leaders de gauche suffisamment connus et identifiés qui incarnent la France des sous-préfectures.
Dans le baromètre politique réalisé chaque mois par l’institut de sondage Elabe, en remontant jusqu’aux premières publications disponibles, datant de 2016, on constate très nettement que, parmi les figures principales de la gauche, il y a de moins en moins de leaders issus de ces territoires. On a regardé l’évolution entre 2016 et 2022 : les élus de Paris et sa région, Lille, Amiens, Marseille, ainsi que les figures nationales, non attachées à des zones en particulier, mais dont, de fait, la vie politique s’établit dans la capitale, sont hégémoniques.
Extrait du classement des personnalités politiques avec affichage uniquement des personnalités de gauche – sondage réalisé sur un échantillon représentant l’ensemble des Français (septembre 2022)
Rang | Nom – fonction | Avis positif |
6 | François Hollande – ancien président de la République | 28% |
9 | Jean-Luc Mélenchon – ancien député des Bouches-du-Rhône (Marseille), candidat à l’élection présidentielle 2012, 2017, 2022 | 25% |
12 | Fabien Roussel – député du Nord (Saint-Amand-les-Eaux), candidat à l’élection présidentielle 2022 | 23% |
15 | Yannick Jadot – député européen, candidat à l’élection présidentielle 2022 | 22% |
24 | Anne Hidalgo – maire de Paris, candidate à l’élection présidentielle 2022 | 14% |
26 | Adrien Quatennens – député du Nord (Lille) | 11% |
27 | Olivier Faure – député de Seine-et-Marne (Savigny-le-Temple), premier secrétaire du Parti socialiste | 11% |
28 | Sandrine Rousseau – députée de Paris | 10% |
Seule l’arrivée progressive de Fabien Roussel, député communiste de la 20e circonscription du Nord, réhabilite la France lointaine : la plus grande ville de sa circonscription, Saint-Amand-les-Eaux, compte environ 16 000 habitants. Les autres figures montantes sont issues d’un vote surtout métropolitain : François Ruffin récolte plus d’un quart de ses électeurs à Amiens, où il distance très nettement la candidate du Rassemblement national, alors que les résultats sont plus serrés à Abbeville, sous-préfecture de la 1re circonscription de la Somme, où l’écart n’est plus que d’environ 1 000 voix. Adrien Quatennens est élu de Lille, Ian Brossat est élu de Paris, Olivier Faure est issu de l’Île-de-France, Sandrine Rousseau est élue de Paris, Manuel Bompard est désormais élu de Marseille et Mathilde Panot est élue de la très proche banlieue parisienne (Ivry-sur-Seine, Vitry-sur-Seine, Kremlin-Bicêtre).
Toutes les formations politiques sont concernées par cette nouvelle réalité. Quand, il y a encore quelques années, les principaux leaders étaient identifiables par leurs fiefs – François Mitterrand et Pierre Bérégovoy dans la Nièvre, Lionel Jospin dans une sous-préfecture de Haute-Garonne (Muret) ou encore François Hollande en Corrèze, appartenant pour la plupart à des formations politiques bien ancrées localement –, il n’y a désormais presque plus d’élus avec une stature nationale capable d’incarner la diversité territoriale du pays. Ainsi prédomine le sentiment d’un éloignement important entre ceux qui parlent de ces territoires et ceux qui y vivent27Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, op. cit, 2019.. Sans compter l’absence de présence médiatique de ces territoires.
Carte de France de l’ancrage des principaux leaders politiques à gauche en 2022
Et c’est un problème majeur que la gauche va devoir régler dans sa quête majoritaire, parce que la conséquence ou la cause est l’effacement progressif des forces politiques militantes hors des zones à forte densité de population. Décrite sérieusement par Étienne Pénissat28Étienne Pénissat, « La France insoumise : vers la construction d’un mouvement politique populaire », Contretemps, 25 août 2022., la construction d’un mouvement politique populaire passera nécessairement par une réimplantation territoriale et, surtout, par le développement d’une ingénierie militante dédiée aux petites et moyennes villes.
La France insoumise a accompli, par exemple, un travail militant et organisationnel important sur les mobilisations à concevoir, à porter et donc à incarner dans les métropoles et les quartiers populaires. La réappropriation de la méthode Alinsky, du nom de son architecte, Saul Alinsky, travailleur social américain de la seconde moitié du XXe siècle, a permis une formation accélérée d’un grand nombre de militants, devenus peu à peu des leaders locaux ou nationaux.
Mais cette énergie n’existe pas, ou insuffisamment, dans les sous-préfectures et, plus globalement, en dehors des métropoles. Les pratiques militantes habituellement consacrées se réalisent difficilement dans les zones où les densités de populations sont plus faibles : les porte-à-porte sur des communes étendues demeurent difficiles. Il n’existe pas de vague d’allées et venues similaires à une station de métro ou une gare de RER. Un compte Twitter ou Facebook bien mené n’a souvent que peu d’intérêt dans des zones où les gens sont moins connectés. Les circonscriptions regroupant plus de 150 communes ne se parcourent pas aisément. Et de fait, les discours politiques déployés dans les campagnes électorales ne peuvent pas systématiquement être les mêmes dans les moyennes villes que ceux développés dans les métropoles.
Dans les sous-préfectures, l’incarnation politique est essentielle, bien plus que dans les métropoles, où les mobilités démographiques tendent à distendre les liens entre élus et population. Ainsi, quand on regarde un peu dans le détail, les candidats Nupes élus dans des sous-préfectures, et au-delà, sont fréquemment des personnes soit déjà élues, soit ayant été plusieurs fois candidats : Léo Walter, élu député de 2e circonscription des Alpes-de-Haute-Provence, était déjà candidat en 2017 et conseiller municipal à Niozelles depuis 2014, Michel Sala, élu député de la 5e circonscription du Gard, était candidat en 2007 et 2012 et élu dans son village depuis 2020, Laurent Alexandre, député de la 2e circonscription de l’Aveyron, était maire d’Aubin depuis 2020. C’est moins le cas dans les métropoles où, souvent, la dynamique issue de la présidentielle suffit pour viser la victoire.
Les formations politiques, de plus en plus désertées par les militants29Gaël Brustier, « Le déclin du militantisme partisan est une entaille supplémentaire à la Ve République », Slate, 21 janvier 2021., doivent nécessairement se réinventer face aux limites identifiées. Les réflexions sur l’ingénierie militante qui est à développer doivent mobiliser les différentes formations politiques de la Nupes, soit parce qu’il y a une connaissance territoriale de la part de formations ayant encore un grand nombre d’élus locaux (PCF, Parti socialiste, EE-LV), soit parce qu’il y a une maîtrise des nouveaux outils de mobilisations politiques ayant fait leur preuve lors de séquences nationales (LFI, EE-LV).
Parce que sans force politique identifiable dans les pratiques quotidiennes, il n’y a pas non plus d’incarnation locale. Les grandes tendances du XXe siècle d’un Parti communiste tentaculaire qui déployait son énergie dans des structures annexes utiles aux gens (comité des fêtes, Confédération nationale du logement, clubs de sport, etc.) ne sont aujourd’hui plus à l’œuvre. Aussi, les sous-préfectures ne sont désormais plus incarnées, ni par des leaders politiques qui en seraient issus, ni par des pratiques militantes qui forment un ensemble politique. Et c’est ainsi que la gauche disparaît petit à petit du paysage politique.
Folklore et émancipation : ce que l’on veut
Forcément, la suite logique d’un imaginaire inexistant et d’une désincarnation générale, c’est l’impossibilité pour les forces politiques de poser une partie des problèmes et des solutions qui existent dans ces territoires d’une France hors métropole.
Et cette réalité est surtout perceptible quand arrivent les élections présidentielles : les programmes traduisent la sociologie des organisations politiques et les polarisations géographiques. Il y a donc tout ce qui existe et tout ce qui n’existe pas : la distance avec la France des sous-préfectures est alors visible et peut expliquer en partie la désaffection des électeurs pour la gauche.
Tout d’abord, cela signifie que les mesures sociales et de transition écologique ne suffisent pas. On peut le déplorer, mais il faut surtout le considérer pour rectifier la dynamique. Parce que la confrontation avec la misère sociale est plus éloignée et parce que les difficultés d’un urbanisme mortifère dans les métropoles sont moins palpables dans les villes de tailles plus modestes, d’autres thématiques doivent être récupérées ou retravaillées pour reparler à la classe moyenne des sous-préfectures.
La classe moyenne donc. Les assauts qu’elle subit depuis des décennies ne cessent d’entamer son existence et son poids à la fois économique, symbolique et électoral : l’élévation des standards de vie, la désindustrialisation, la stagnation des salaires, la hausse du coût de l’essence, autant de maux qui accroissent le déclassement réel ou ressenti, et la crainte de laisser à ses enfants des conditions de vie dégradées. C’est, en partie, ce qui a conduit à l’avènement du mouvement des « gilets jaunes » en novembre 201830Jérôme Fourquet, La fin de la grande classe moyenne, Fondation Jean-Jaurès, 16 mai 2019..
Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely pointent à juste titre les raisons profondes d’une telle mobilisation, hors cadre, en développant le concept de « démoyennisation » et en indiquant ce qui, aujourd’hui, met à distance cette masse de gens en voie de désenchantement et les élites politiques. Au cours de la dernière campagne électorale, cette distance n’a pas suffisamment été réduite. Dans des territoires où la dépendance à la voiture concerne parfois plus de 80% des habitants, comme dans la 3e circonscription du Cher, qui a Saint-Amand-Montrond pour sous-préfecture31« Portrait des circonscriptions législatives », Insee, 4 mai 2022., la question « voiture » en tant qu’objet politique a insuffisamment été investie et comprise par l’ensemble des forces politiques de gauche. En recherchant dans les programmes les occurrences de ce thème, le mot n’apparaît aucune fois dans le programme de Fabien Roussel, une seule fois dans celui d’Anne Hidalgo pour parler du « leasing social », et trois fois dans celui de Yannick Jadot pour indiquer qu’il est désormais temps de passer à d’autres modes de déplacement. Il est plus présent dans le programme de Jean-Luc Mélenchon, mais souvent dans la partie « constat » des livrets programmatiques. Dans le livret « transport », si les propos constatent une surutilisation de la voiture dans les déplacements, les propositions qui suivent immédiatement concernent le développement des transports en commun dans les grandes agglomérations. Il y a, en revanche, des propositions pour un développement plus général du ferroviaire ; or, la temporalité nécessaire à sa réalisation est sans rapport avec les besoins immédiats. Par conséquent, la question de la mobilité quotidienne demeure impensée. Et c’est un problème politique majeur, qui relève à la fois de l’imaginaire, de l’incarnation et qui touche prioritairement la classe moyenne.
La voiture est aujourd’hui le premier moyen d’émancipation des personnes qui vivent dans des zones avec de faibles structures de transports en commun. Pour ce qui concerne les bus dans les villes moyennes, il existe un nombre important de rapports qui disent à peu près tous la même chose32Olivier Razemon, « Les villes moyennes face au syndrome des bus vides », Le Monde, 21 mars 2016. : des horaires incompréhensibles, des bus qui tournent à vide et un gouffre financier pour les villes qui en ont la charge. Parmi les sujets qui ont trait à la voiture, deux ont constitué des ferments actifs dans la mobilisation des « gilets jaunes ». Tout d’abord, le passage généralisé au 80 km/h en juin 201833« Abaissement de la vitesse à 80 km/h : publication du décret au Journal officiel », ministère de l’Intérieur et des Outre-mer, 18 juin 2018.. À l’époque, la figure de la France des invisibles, Jean-Pierre Pernaut, dans son journal télévisé de 13 heures sur TF1, couvrait les réactions et commentaires des Français obligés de conduire tous les jours sur des routes nationales et donc de subir ce qui était perçu comme une entrave dans leurs déplacements quotidiens. Aussi, savoir que le risque d’un dépassement de vitesse autorisé augmente et que le temps passé sur ces routes va s’allonger relevait d’un véritable traumatisme. C’est d’autant plus injuste que si, dans les métropoles, la charge des déplacements peut reposer en partie sur les entreprises (remboursements des tickets de transport ou des abonnements), cette logique disparaît quand il s’agit de la voiture et donc de la France des sous-préfectures. La fronde étant réelle, la parade a été de laisser aux départements le soin de décider quelle route pouvait repasser à 90 km/h. De fait, si une route nationale traverse deux ou plusieurs départements, parfois, la vitesse maximale autorisée peut changer sans qu’il n’y ait de raison apparente. C’est une rupture de l’égalité territoriale que garantissait le code de la route.
Le second sujet concerne le contrôle technique renforcé. En mai 2018, le nombre de points de contrôle a augmenté, passant à 132, et faisant craindre à beaucoup de Français le risque de ne plus avoir la possibilité d’utiliser leur voiture et, pire, de devoir la remplacer. Pierre Blavier, dans ses rencontres avec les « gilets jaunes », relève que ces deux raisons sont fréquemment revenues dans les propos recueillis auprès d’eux34Pierre Blavier, Gilets jaunes. La révolte des budgets contraints, Paris, Presses universitaires de France, Paris, 2021.. Alors même que ces sujets étaient connus, aucune force politique de gauche ne les a repris à son compte, alors même qu’ils étaient indolores pour les finances publiques et hautement symboliques pour les habitants des zones concernées. Les débats autour de la voiture se poursuivent fin 2022 : outre le déploiement des zones à faibles émissions (ZFE) dans les métropoles, la généralisation du 30 km/h dans les centres-villes des agglomérations moyennes (Blagnac, Lure, Rambouillet, Rodez, etc.) accentue la centralité de ce sujet dans les zones discutées, où les alternatives à son utilisation tardent à se concrétiser.
À cette émancipation par la voiture répond celle des pavillons. Sans revenir sur le travail colossal réalisé par Jean-Laurent Cassely sur le sujet, il est nécessaire tout de même de rappeler que, pendant de longues années, le modèle de développement optimal consistait à posséder rapidement sa maison individuelle pour y construire son foyer. Cette façon de penser a conditionné et façonné les habitudes de vie et les décisions de développement urbain sur tout le territoire. Là où poussent des zones pavillonnaires, c’est surtout la classe moyenne qui s’y installe. Il s’agit évidemment d’un problème écologique majeur, mais aussi économique. C’est souvent dans des villages aux pratiques fiscales mieux-disantes que des familles s’installent et s’endettent sur plus de vingt ans pour reproduire l’imaginaire émancipateur de la maison individuelle. Le sujet s’est d’ailleurs invité dans la campagne présidentielle, lorsqu’en février 2022 Fabien Roussel a accusé Yannick Jadot et Jean-Luc Mélenchon de vouloir mettre fin aux constructions de maisons individuelles35Lina Fourneau, « Présidentielle 2022 : Mélenchon et Jadot proposent-ils de stopper la construction de maisons individuelles, comme le dit Roussel ? », 20 minutes, 22 février 2022..
À cette distance s’est ajoutée récemment la polémique médiatique sur le barbecue36« Le barbecue “symbole de virilité” : sur LCI, Sandrine Rousseau confie en avoir “marre” », TFI info, 29 août 2022.. S’il est vrai que la consommation de viande a une dimension genrée, le dire en caricaturant le « barbecue » revient à pointer du doigt une pratique qui relève de l’inclusion sociale, de la sociabilité familiale et des habitudes saisonnières dans des endroits où la vie sociale se déroule plus souvent à domicile qu’à l’extérieur ou bien aux abords d’un terrain de sport où sont réunies plusieurs générations. Et ce n’est pas la seule marque de désaffection pour des pratiques populaires liées au folklore des petites et moyennes villes : la gauche n’a pas mentionné la question du terroir lors de la dernière séquence électorale. Elle s’est par ailleurs divisée sur des petites phrases autour des habitudes culinaires. La légèreté sur ces sujets traduit la distance entre élites, pratiques et dynamique économique : le « terroir » n’est que l’autre nom du « local », que ce soit pour l’agriculture ou la cuisine, idée mobilisée de façon répétée pour exprimer la nécessité d’une transformation écologique par les pratiques agricoles et alimentaires. Dans une interview donnée au journal Terre de vins, à quelques jours du premier tour de la présidentielle37« Présidentielles », Terre de vins., presque tous les candidats à l’élection présidentielle se sont prêtés au jeu : ceux de gauche ont mentionné la nécessaire transformation de la filière pour faire face aux futurs obstacles environnementaux, sans jamais évoquer ni la défense du terroir, ni même l’importance économique pour des régions entières. Cette interview n’est évidemment pas stratégique, mais c’est parce qu’elle se fait un peu sous les radars et auprès d’un public très ciblé qu’elle offre aux candidats l’occasion de sortir des sentiers battus et donc d’apparaître au cœur de cette autre France. Ce qui n’a, une fois de plus, pas été le cas.
Plus récemment, la marque Sud de France, créée il y a seize ans par Georges Frêche, ancien président de la région Languedoc-Roussillon devenue Occitanie en 2015, est menacée pour l’utilisation qu’en ont les viticulteurs38Nicolas Bonzom, « Occitanie : pourquoi la marque Sud de France pourrait bientôt disparaître des bouteilles de vin », 20 minutes, 1er septembre 2022. au motif que l’indication géographique imprécise entre en collision avec une règle européenne. C’est toute la filière qui se retrouve vent debout contre cette menace, incarnée localement par le préfet de région. Si Carole Delga, présidente de la région en charge de la marque, est aux côtés des producteurs, il n’y a pas, pour l’heure, de bataille nationale engagée par des parlementaires de la Nupes sur le sujet, alors même que celle-ci regrouperait bon nombre de sujets centraux au sein de la gauche actuelle : le rejet des directives libérales européennes, la défense d’une agriculture et d’un savoir-faire local, la valorisation de commerces de proximité. C’est d’autant plus dommageable que ce label a été un facteur de développement important dans la région.
Ainsi, comme pour le concept de « voiture » en tant qu’objet politique, le mot « terroir » n’apparaît aucune fois dans les programmes présidentiels des quatre candidats de la future Nupes, symbolisant un peu plus l’éloignement entre gauche et sous-préfectures.
On pourrait s’attarder sur d’autres absences : le fait de rarement mentionner l’augmentation exorbitante du prix des campings, pratique pourtant encore plébiscitée par la classe moyenne39Marion Dubois, « Pourquoi les “petits” campings disparaissent ? », Ouest-France, 15 août 2019., l’absence de proposition pour rénover des terrains de sports municipaux dont l’état déplorable provoque de nombreuses blessures40Frédéric Sougey, « Terrains indignes et blessures à répétition, à Givors, c’est le ras-le-bol », Foot amateur, 19 octobre 2021. ou encore pour imposer la présence de boulangeries en dupliquant le système de répartition démo-géographique des pharmacies.
Être majoritaire
Quoi qu’il en soit, la politique nécessite un temps de construction plus long qu’une seule période électorale ne le permet. Ce temps est forcément décorrélé des histoires individuelles et des espoirs collectifs. Consolider un électorat, en agréger un autre, envisager d’être majoritaire, surtout quand on entend renverser la table, est un processus extrêmement long qui ne peut souffrir d’aucun manque d’analyse, de discussion, de réflexion. La gauche, et notamment La France insoumise, a réussi à consolider un électorat dans les quartiers populaires et à y adjoindre un électorat métropolitain dans de grandes proportions. Cela l’oblige dans deux directions : d’une part, préserver cet électorat, d’autre part, lui offrir une perspective majoritaire.
Il est évident qu’aucune thématique ni sujet n’aura l’importance qu’occupent les questions d’emploi, de santé ou d’éducation. Ces sujets restent centraux, partout sur le territoire, quelle que soit la catégorie sociale. Ils ne peuvent, en revanche, pas être déconnectés d’une histoire plus large qui permette la construction d’un récit national cohérent, qui tend à homogénéiser les attentes et les aspirations politiques.
La France des sous-préfectures, mal nommée, non incarnée, oubliée, demeure un intrant central dans la production d’un programme cohérent et global : la gauche a pourtant démontré sa capacité à produire des ruptures sémantiques en déployant un récit à partir du terme « quartier populaire ». Cela ne rompt en rien l’analyse sociologique des dynamiques électorales, cela permet simplement d’admettre que le lieu de vie est une variable capitale.
Ce travail passe par une meilleure maîtrise de ce qui fonctionne et ne fonctionne pas, mais aussi et surtout par le développement d’une énergie nouvelle qui aura pour but de reconquérir ses espaces géographiques et électoraux qui, il n’y a pas si longtemps, votaient encore à gauche.
Parce que tout est là : les dynamiques, les études, les intellectuels, et même les élus locaux ou nationaux. Cet écosystème trouve désormais une audience nouvelle, surtout pour marquer la scission entre les forces politiques nationales. Cependant, c’est aussi une brèche ouverte dans laquelle la gauche peut s’engouffrer. Il est évident qu’il ne faut pas effacer, ni même vouloir amoindrir, les scores importants dans les métropoles et quartiers populaires : c’est le fruit d’un long travail politique fondateur. Il s’agit néanmoins d’interroger ce qui manque pour répondre à cette équation centrale : comment la gauche peut-elle être majoritaire en 2027 ? Et c’est une certitude : sans la France des sous-préfectures, elle ne le sera pas.
Au cours de la rédaction de cette note, Emmanuel Macron s’est déplacé dans la Mayenne, à Château-Gontier, pour annoncer la réouverture de six sous-préfectures : Nantua (Ain), Montdidier (Somme), Clamecy (Nièvre), Rochechouart (Haute-Vienne), Saint-Georges-de-l’Oyapock (Guyane) et donc Château-Gontier-sur-Mayenne (Mayenne). De son côté, Fabien Verdier, maire de Châteaudun (28), a organisé la première rencontre nationale des villes de sous-préfecture. Preuve en est que ce référentiel territorial est un sujet politique41La rédaction de cette note s’est faite aussi et surtout grâce à l’aide souvent lumineuse de plusieurs personnes. Ainsi, je souhaite remercier Renaud Alexandre, Axel Bruneau, Jean-Laurent Cassely, Arthur Gorz, Hugo Hermantin, Renaud Large, Antoine Martin, Tiphaine Maurin, Jérémie Peltier, Ulysse Rabaté, Xavier Ridon, Rhany Slimane, Achille Warnant..
- 1Pierre Tremblay, « Législatives : la Nupes salue une percée “historique” de la gauche face à Emmanuel Macron », The Huffington Post, 13 juin 2022.
- 2Jean-Laurent Cassely, « Front national : à la recherche du vote barbecue », Slate, 30 mai 2012.
- 3Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux, Paris, Seuil, 2021.
- 4« Législatives 2022 en Corse : polémique entre LFI et le Parti communiste… qui est le plus Nupes ? », France Info, 9 juin 2022.
- 5Décret du 10 septembre 1926.
- 6« Une croissance démographique marquée dans les espaces peu denses », Insee focus n°177, 30 décembre 2019.
- 7« Carte interactive des fermetures dans les hôpitaux », Coordination nationale des comités de défense des hôpitaux et maternités de proximité, 24 mars 2021.
- 8Oliver Razemon, Comment la France a tué ses villes, Paris, Rue de l’Échiquier, 2016.
- 9« Drôme : le vote blanc ou nul plutôt que les extrêmes pour LREM », Le Dauphiné libéré, 17 juin 2022.
- 10« Législatives : À Montluçon, l’opposition de gauche dit son “profond dégoût” contre le choix du maire de ne pas appeler à faire barrage au RN », La Montagne, 20 juin 2022.
- 11Olivier Ferrand, Romain Prudent et Bruno Jeanbart, « Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? », Terra Nova, 10 mai 2011.
- 12Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La Découverte, 2019.
- 13Christophe Guilluy, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Flammarion, 2015.
- 14Abel Mestre et Julie Carriat, « François Ruffin : “On ne doit pas devenir la gauche des métropoles contre la droite et l’extrême droite des bourgs et des champs” », Le Monde, 22 juin 2022.
- 15Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux, op. cit., 2021.
- 16Jean-Laurent Cassely, « Dans l’Ain, la “génération climat” à la conquête de la France périurbaine », Le Monde, 21 mars 2022.
- 17Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé, La France périurbaine, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je ? », 2018.
- 18Cédric Faure, « Imaginaire politique », dans Agnès Vandevelde-Rougale et Pascal Fugier (dir.), Dictionnaire de sociologie clinique, Toulouse, Érès, 2019, pp. 346-349.
- 19Ulysse Rabaté, « Subalternité et invention politique dans les quartiers populaires. À partir des travaux de Daho Djerbal », Multitudes, vol. 84, n° 3, 2021, pp. 87-96.
- 20Hervé Vieillard-Baron, « Banlieue, quartier, ghetto : de l’ambiguïté des définitions aux représentations », Nouvelle Revue de psychologie, vol. 12, n°2, 2011, pp. 27-40.
- 21Ulysse Rabaté, Politique Beurk Beurk. Gauche et quartiers populaires : de la rupture à la transmission, Vulaines-sur-Seine, Le Croquant, 2021.
- 22« Emmanuel Macron : “L’ensemble des habitants de nos quartiers populaires sont une chance pour notre République” », BFM TV, 21 avril 2022 ; Yannick Jadot sur Twitter : « Quand je vais dans les quartiers populaires, les familles ne disent pas être écologistes. Elles disent avoir trop chaud ou trop froid dans leurs logements, qui sont mal isolés » ; Anne Hidalgo sur Twitter : « Je crois en l’avenir de nos quartiers populaires, comme celui d’Empalot. Cet avenir passe d’abord par l’école. Ici, elle doit être encore plus soutenue qu’ailleurs » ; L’AEC.fr ; Jordan Bardella sur Twitter : « Ce qui réglera les problèmes des quartiers populaires, ce n’est pas refaire la peinture des immeubles, ce n’est pas dédoubler les classes, ce n’est pas la cantine à 1 euro : c’est de mettre fin à la submersion migratoire et d’y rétablir l’ordre » ; « Éric Zemmour : “Les banlieues françaises, c’est l’alliance de la kalachnikov et du Coran” », Valeurs actuelles, 18 juin 2020.
- 23Voir « Commune de Vierzon », Insee, 22 septembre 2022.
- 24Voir « Commune de Nançay », Insee, 22 septembre 2022.
- 25Lucie Alexandre et Rémy Dodet, « François Ruffin : “Je demande à la gauche : veut-on abandonner au RN les classes populaires des bourgs ?” », Le Nouvel Obs, 6 juillet 2022.
- 26Baptiste Farge, « Christophe Bex, au rond-point à gauche direction l’Assemblée nationale », Libération, 29 juin 2022.
- 27Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, op. cit, 2019.
- 28Étienne Pénissat, « La France insoumise : vers la construction d’un mouvement politique populaire », Contretemps, 25 août 2022.
- 29Gaël Brustier, « Le déclin du militantisme partisan est une entaille supplémentaire à la Ve République », Slate, 21 janvier 2021.
- 30Jérôme Fourquet, La fin de la grande classe moyenne, Fondation Jean-Jaurès, 16 mai 2019.
- 31« Portrait des circonscriptions législatives », Insee, 4 mai 2022.
- 32Olivier Razemon, « Les villes moyennes face au syndrome des bus vides », Le Monde, 21 mars 2016.
- 33« Abaissement de la vitesse à 80 km/h : publication du décret au Journal officiel », ministère de l’Intérieur et des Outre-mer, 18 juin 2018.
- 34Pierre Blavier, Gilets jaunes. La révolte des budgets contraints, Paris, Presses universitaires de France, Paris, 2021.
- 35Lina Fourneau, « Présidentielle 2022 : Mélenchon et Jadot proposent-ils de stopper la construction de maisons individuelles, comme le dit Roussel ? », 20 minutes, 22 février 2022.
- 36« Le barbecue “symbole de virilité” : sur LCI, Sandrine Rousseau confie en avoir “marre” », TFI info, 29 août 2022.
- 37« Présidentielles », Terre de vins.
- 38Nicolas Bonzom, « Occitanie : pourquoi la marque Sud de France pourrait bientôt disparaître des bouteilles de vin », 20 minutes, 1er septembre 2022.
- 39Marion Dubois, « Pourquoi les “petits” campings disparaissent ? », Ouest-France, 15 août 2019.
- 40Frédéric Sougey, « Terrains indignes et blessures à répétition, à Givors, c’est le ras-le-bol », Foot amateur, 19 octobre 2021.
- 41La rédaction de cette note s’est faite aussi et surtout grâce à l’aide souvent lumineuse de plusieurs personnes. Ainsi, je souhaite remercier Renaud Alexandre, Axel Bruneau, Jean-Laurent Cassely, Arthur Gorz, Hugo Hermantin, Renaud Large, Antoine Martin, Tiphaine Maurin, Jérémie Peltier, Ulysse Rabaté, Xavier Ridon, Rhany Slimane, Achille Warnant.