Suite aux élections législatives du 25 juin 2017 en Albanie, Sébastien Gricourt revient sur les résultats et dresse un panorama de la scène politique de ce pays des Balkans, candidat à l’adhésion à l’Union européenne et attendu dans le domaine des réformes, notamment judiciaires.
Avec la majorité absolue obtenue par le Parti socialiste (PS) aux élections législatives du 25 juin 2017 – 74 sièges sur 140, soit un gain de 9 sièges par rapport à 2013 –, le Premier ministre Edi Rama entame confortablement son second mandat de quatre ans. Mais le faible taux de participation (46,80% contre 53,5% en 2013) oblige à relativiser cette victoire, qui ne peut être mise que partiellement au crédit de l’action du gouvernement sortant. Car il faut bien admettre que la politique systématique d’obstruction de la part du Parti démocrate (PD, 43 sièges, soit une perte de 7 sièges) a mené celui-ci à sa propre défaite, prélude d’une douloureuse reconstruction.
Mais dans la bipolarisation qui s’est imposée à l’Albanie, le Mouvement socialiste pour l’intégration (LSI, 19 sièges, soit un gain de 3 sièges) – ancien dissident du PS désormais dans l’opposition et qui en sort renforcé – sera à l’affût. Allié précieux ou adversaire redoutable de l’exécutif selon les périodes, il tentera de tirer parti de l’avancée ou de la stagnation des réformes, dont le gouvernement socialiste est dorénavant le principal responsable. L’ouverture des négociations d’adhésion de l’Albanie à l’Union européenne (UE) est l’objectif suprême du gouvernement pour ces quatre prochaines années, mais la voie reste semée d’embûches dans cette vie politique albanaise qui a pris l’habitude de prendre en otage les perspectives d’intégration du pays.
Processus électoral : du mieux mais peut mieux faire…
La dernière de ces crises graves a duré trois mois, et elle s’est conclue par l’accord politique du 18 mai 2017 entre Edi Rama et le chef du PD, Lulzim Basha. Ce dernier avait ordonné depuis février le boycottage du Parlement – et par conséquent le blocage de l’agenda parlementaire lié aux réformes – pour exiger du gouvernement les conditions de transparence dans la conduite des élections. Comme d’habitude, c’est sous la pression conjuguée des représentants européens et américains que le dénouement a pu être possible.
Outre le report nécessaire d’une semaine du scrutin pour permettre une organisation la plus optimale possible par la Commission électorale centrale (CEC), l’accord du 18 mai a ouvert la voie à un remaniement gouvernemental rapide et important – impliquant la démission du Premier ministre – avec l’entrée de six ministres « techniques » et de directeurs d’administrations nommés par le PD.
Mais cet accord répond avant tout à la demande itérative de la Commission européenne aux deux principales forces du pays : qu’elles placent les intérêts de l’Albanie, son intégration à l’UE, au-dessus de leurs querelles. Il est donc avant tout la réaffirmation d’un besoin de « dialogue direct » entre les chefs de la majorité et de l’opposition, un dialogue qu’ils « s’engagent à institutionnaliser ». Après avoir échoué au Parlement, les deux partis s’invitent donc à dialoguer au sein de l’exécutif, du moins jusqu’à la nomination du prochain gouvernement.
Dans l’ensemble, la CEC a été techniquement en mesure de répondre au calendrier contraint par l’accord, et c’est bien la moindre des attentes quant aux acquis démocratiques après vingt-cinq années de transition. Néanmoins, la politisation des organes et institutions concernés par la gestion électorale demeure un problème récurrent, relevé de nouveau par les observateurs internationaux.
Malgré les engagements inscrits dans l’accord du 18 mai sur les mesures pénales accrues contre l’achat de votes, les mesures et limites supplémentaires fixées à la transparence et au financement des partis politiques et des campagnes, et sur la couverture médiatique de ces derniers, la répétition de pratiques anciennes a « déçu » les observateurs. Toutefois, même si ces derniers ne dissimulent pas une certaine lassitude, ils souhaitent afficher aussi le sentiment (prudemment optimiste ?) que cette fois-ci l’Albanie connaît son momentum pour progresser sur la voie des réformes prioritaires.
L’une d’elles est la réforme électorale – que les PS et PD s’engagent à traiter dès la nouvelle mandature – et qui a déjà fait l’objet de nombreuses évolutions et recommandations durant les deux dernières décennies. Cette réforme est appelée de surcroît à corriger des décisions du 18 mai, dont le remplacement du président de la CEC en-dehors des procédures en vigueur n’est pas la moindre des critiques. En effet, alors que les amendements du cadre légal sont parvenus trop « tardivement », les observateurs relèvent aussi de nouvelles « incohérences » avec le code électoral, et déplorent que leur adoption se soit faite « sans consultations » avec les experts et sans s’appuyer sur les recommandations de l’OSCE/ODIHR et de la Commission de Venise du Conseil de l’Europe.
Au final, le système proportionnel régional a continué d’accentuer la bipolarisation, dont seul le LSI parvient à tirer profit. Renforcé cette année en gain de sièges, le LSI s’était allié en 2013 au PS, et avec l’apport de ses 16 sièges son dirigeant, Ilir Meta, obtint alors la présidence du Parlement. Par ailleurs, profitant de la crise politique et de l’incapacité du PD à nommer son candidat au poste de président de la République, élu au suffrage indirect, Ilir Meta est parvenu à se faire élire le 28 avril 2017 au quatrième tour grâce aux voix du PS. Il sera officiellement investi le 24 juillet.
… mais l’essentiel est ailleurs : les réformes judiciaires
L’Albanie a pu déposer sa candidature d’adhésion à l’UE en avril 2009, ce qui marqua l’entrée en vigueur de l’Accord de stabilisation et d’association, lequel, avec l’accompagnement de la Commission européenne, prépare le pays à l’introduction des acquis communautaires et aux réformes qui leur sont liées. À noter qu’en ce même mois d’avril 2009, l’Albanie devenait membre de l’OTAN. Le Premier ministre et dirigeant d’alors du PD, Sali Berisha, exploita ces avancées lors du scrutin du mois de juin suivant. Néanmoins, ce n’est qu’en juin 2014 que l’Albanie fut jugée suffisamment stable pour obtenir le statut officiel de candidat à l’adhésion, et cela grâce notamment à l’alternance réussie un an auparavant.
Mais pour obtenir le droit à l’ouverture des négociations d’adhésion, l’appréciation sur la bonne tenue du scrutin législatif sera loin de suffire. Avec le temps et l’ampleur des défis particuliers, propres à chacun des pays candidats dans les Balkans occidentaux, les instances européennes ont progressivement élaboré des séries de domaines prioritaires. En Albanie, les préoccupations centrales de l’UE se déclinent autour des cinq domaines prioritaires suivants : corruption, crime organisé, réforme judiciaire, réforme administrative, droits de l’homme. De ces questions relevant de l’État de droit, de la bonne gouvernance et de la démocratisation, la qualité du dialogue politique entre la majorité et l’opposition est primordiale, et fut hélas rarement au rendez-vous des attentes.
Mais cette fois-ci, dans le cadre de la réforme du système judiciaire, le PS et le PD ont pris le 18 mai 2017 un engagement important sur la mise en œuvre de la loi emblématique de « lustration », appelé « Loi de réévaluation des juges et procureurs ». Elle avait été votée à la fin du mois d’août 2016 au bout d’une forte pression internationale pour faire adopter en juillet un paquet législatif incluant des amendements constitutionnels.
L’opposition n’a eu de cesse de dénoncer cette loi comme une future « chasse aux sorcières ». Cette législation a pour vocation de vérifier l’aptitude professionnelle, l’intégrité morale, mais aussi le degré d’indépendance du pouvoir politique, du crime organisé et de la corruption (ce qui inclut le contrôle de l’origine des biens et richesses) des quelque 800 juges et procureurs actuels et futurs du pays.
Cette loi emblématique connaît aujourd’hui son troisième recours devant la Cour constitutionnelle, qui devrait connaître le même sort que les précédents. À leur origine, le PD puis l’Union des juges ont vu en effet leurs demandes rejetées, respectivement en décembre 2016 et janvier 2017. Depuis le début de ce mois de juin, le même syndicat ainsi que l’Association nationale des juges tentent un nouveau recours où ils demandent même le retrait de certains articles de lois relatives au paquet de la réforme judiciaire adopté l’été dernier.
L’accord du 18 mai 2017 a permis finalement, grâce aux voix de l’opposition, de voter enfin la composition complète des commissions ad hoc qui vont accompagner la mise en œuvre de la loi susmentionnée. Les réalisations concrètes dans ce domaine seront déterminantes dans les étapes ultérieures du dialogue politique et économique avec l’UE et de l’évaluation annuelle de la Commission. Vue de Bruxelles, l’Albanie n’est évaluée que comme « modérément préparée » à sa réforme administrative, ou, plus ambigu, ne disposant que d’un « certain niveau de préparation » pour appliquer sa réforme judiciaire et lutter contre la corruption et le crime organisé. Même si la Commission recommande l’ouverture des négociations, le Parlement et le Conseil européens continuent de ne conditionner l’obtention de ce statut qu’à « des progrès notables et durables » dans ces domaines prioritaires.
Conclusion
Certes, l’Albanie peut se féliciter d’une atmosphère apaisée pendant la campagne et le jour du scrutin. Mais la baisse de la dette publique (70% du PIB aujourd’hui) et la croissance de 3,5% à comparer à la quasi-stagnation de 1% en 2013 ne semblent pas avoir provoqué un sursaut de l’électorat au profit du PS. Néanmoins, avec environ 45 000 voix en plus, le parti au pouvoir conserve à la fois une grande partie de son électorat et il bénéficie du report de voix des petits partis et anciens alliés qui veulent surtout éviter le retour du PD.
Par ailleurs, le Premier ministre n’ignore pas que le taux de participation, en baisse de plus de 6,5 points par rapport à 2013, exprime d’abord le rejet d’une « vieille politique » emplie de haines et de rancœurs qui ne concernent au mieux que trois partis. En conséquence, ce scrutin exprime le désintérêt d’une jeunesse, dont un tiers est sans travail régulier et qui nourrit toujours ses espoirs d’un avenir meilleur hors du pays.
Aussi, la démarche d’Edi Rama au lendemain du scrutin de développer une nouvelle forme de dialogue interactif avec les citoyens via les réseaux sociaux et une future plateforme « L’Albanie que nous aimons » a le mérite de l’originalité. En s’inscrivant dans un rapport direct et à l’écoute des attentes qui va mobiliser pendant un mois le PS et ses élus dans une tournée dans les districts, Edi Rama entend bien changer positivement les perceptions sur les changements, poursuivre les réformes mais aussi jouir du soutien de la population en cas de nouvelles obstructions au Parlement.
Aujourd’hui, au nom d’une gouvernance commune de l’accord politique du 18 mai, les rumeurs circulent sur une possible cohabitation gouvernementale avec le PD, ou au moins de sa branche réformatrice. Ce scénario – non dénué d’intentions hostiles au LSI – serait idéal pour l’UE et les États-Unis qui espèrent toujours une co-responsabilisation des réformes. Mais il a peu de chance de se réaliser.
Le PD semble plutôt se diriger vers une crise de direction et de relève qui ne devrait pas réconcilier le parti avec la population, surtout si le parti prend la voie du retour des anciennes figures et pratiques. Quant au LSI, son ancien dirigeant étant en voie de devenir président de la République où il est censé être au-dessus des partis, il sera intéressant d’observer sa capacité à œuvrer utilement dans l’espace créé entre les deux partis rivaux.
En attendant les prochains rebondissements de la vie politique albanaise et les prochaines recommandations et intercessions européennes et internationales, l’Albanie a rendez-vous le 12 juillet à Trieste pour le sommet annuel entre l’UE et les États des Balkans candidats à l’adhésion, où l’accord pour une union économique régionale entre ces six pays devrait être entériné. L’Albanie est-elle prête à cette intégration économique pour que ses retombées profitent à l’État et à la redistribution collective ? Ce sont bien les progrès en matière de gouvernance et de l’État de droit qui sont en mesure de répondre à cette question primordiale.