Le 27 décembre 1979, il y a quarante ans, l’Armée rouge intervenait à Kaboul. L’opération était le prologue de l’invasion soviétique de l’Afghanistan, guidée par la volonté de soutenir le régime procommuniste chancelant dans ce pays limitrophe, par ailleurs convoité de longue date par son puissant voisin russe puis soviétique. Cette intervention eut des répercussions, qui peuvent paraître paradoxales du fait de l’éloignement et des raisons de l’opération, jusque dans le monde politique français, les gauches se divisant sur l’événement.
La division des forces politiques de gauche face à la révolution iranienne, au début de cette même année 1979 et dans la période qui suivit, est relativement connue. Au sein des gauches de gouvernement, les sympathies initiales furent affirmées dans les lendemains de la chute du Shah. Pour le Parti socialiste, et le même mouvement eut lieu au Parti communiste français (PCF), la montée de l’islamisme chiite, symbolisée par la progressive captation du pouvoir par Khomeiny, a éteint ces sympathies initiales. Certains intellectuels, comme Michel Foucault, espérèrent une révolution nouvelle, capable de lier social et spirituel. Pour les extrêmes gauches et le Parti socialiste unifié (PSU), les deux positions coexistèrent bien plus longtemps, la question d’un rapprochement entre Allah et Marx (ou de ses limites) se posant profondément pour ces forces qui voulaient globalement éviter un affrontement entre les deux.
Ce questionnement sur l’islam pour les gauches françaises se posa aussi du fait de l’invasion soviétique de l’Afghanistan, jusque-là plutôt à la périphérie de la géopolitique et de l’attention médiatique. Cette crise fut même bien plus difficile encore pour ces forces politiques que le cas iranien en termes de positionnements, conflits et déchirements : il était, en effet, celui d’un conflit entre islam (ou du moins, de courants se réclamant musulmans) et une partie du mouvement ouvrier (du moins dans sa version marxiste-léniniste). L’URSS ne se privait d’ailleurs pas, dès l’invasion connue, de justifier l’opération, entre autres, comme étant une lutte entre progressisme (qu’il soit soviétique ou celui des alliés afghans) et archaïsme (d’une partie de la population afghane en faveur de l’insurrection anticommuniste). Comment, dès lors, les gauches françaises ont-elles pu se positionner sur la question de l’islam, au travers du prisme de l’invasion de l’Afghanistan ? Quelles conséquences ces positionnements ont-ils eu sur leur manière d’appréhender cette religion ?
Si certaines gauches évitèrent une lecture religieuse des événements, craignant une confrontation avec l’islam (I), d’autres forces posèrent, au contraire, rapidement la question religieuse des événements, y compris pour dénoncer une mentalité néocoloniale et antimusulmane à l’œuvre (II). Une troisième sensibilité soutint, en sens contraire, une opération qui était censée civiliser une population (ou, au moins, une partie de celle-ci) perçue comme archaïque du fait de son islam conservateur (III).
Dissocier la situation afghane d’une lecture religieuse ?
Qu’elles aient été pour ou contre l’invasion de l’Afghanistan (ou qu’elles se soient retrouvées dans un nuancier borné par ces deux positions), certaines gauches cherchèrent à éviter, parfois implicitement, parfois explicitement, l’aspect religieux de la crise.
Pour le Parti socialiste, la condamnation fut nette et rapide. Dès le 23 janvier 1980, le bureau exécutif du Parti socialiste dénonce le soutien communiste à l’invasion. François Mitterrand ironise sur les justifications soviétiques, lors de la Convention nationale d’Alfortville du parti, les 12-13 janvier, notant que « les travailleurs français ont parfaitement compris que les chars soviétiques, à Kaboul, ne s’y trouvaient pas servir leurs intérêts ». Même un laïque militant comme Jean Poperen – qui fut l’un des virulents dans le parti, tout au long des années 1980, à dénoncer la montée de l’islamisme – parle d’un acte « injustifiable ». Cependant, cette condamnation à la fois externe (de l’URSS) et interne (du suivisme du PCF) reste silencieuse sur la question religieuse proprement dite. Certes, le Parti socialiste note bien que les États musulmans condamnent l’opération, ce qui semble rendre celle-ci encore plus illégitime internationalement. Mais il évite soigneusement de poser la question de l’islam en tant que tel, signe d’un malaise sur ce point. Il est vrai qu’à la fin des années 1970, les conflits entre rocardiens et mitterrandiens n’ont pas toujours évité les attaques contre les origines chrétiennes des premiers : la question religieuse était alors explosive au sein de ce parti.
Les socialistes se montrent proches, de ce point de vue, d’une partie du mouvement trotskiste. Ce dernier semble montrer une grande gêne sur la question afghane, non sans être divisé sur la manière de la traiter. Lutte ouvrière dénonce fermement l’opération, sans s’appesantir sur les questions culturelles et cultuelles. La Ligue communiste révolutionnaire (LCR), à l’attitude relativement plus ambivalente sur la présence des troupes soviétiques dans le pays, rappelle ainsi que toutes les sensibilités présentes en Afghanistan sont de culture musulmane. Il s’agit, implicitement, d’éviter une confrontation entre l’islam et le marxisme-léninisme, même dans sa version soviétique que les trotskistes critiquent pourtant depuis l’entre-deux-guerres. La Ligue se veut dès lors dans une position d’équilibre. Elle invite dans ses publications l’anglais Fred Halliday, qui dénonce l’invasion par l’URSS, à présenter la situation dans le pays. Elle pointe dans le même temps le caractère réactionnaire d’une partie de cette rébellion. Les lambertistes de l’Organisation communiste internationale (OCI), qui sont traditionnellement les plus attachés à la culture républicaine et laïque à l’extrême gauche, se montrent les plus réticents, dans la mouvance trotskiste française, à la résistance afghane, voire aux mouvements islamiques dans leur ensemble.
Par-delà des frontières d’organisation, des degrés de radicalité ou de réformisme et des clivages politiques, une fraction des gauches françaises ne veut pas se retrouver en quelque sorte piégée par la question religieuse dans son jugement sur l’Afghanistan à partir de décembre 1989 et dans les mois qui suivirent.
Reconnaître la dimension islamique pour critiquer l’invasion ?
Dans une fraction des gauches révolutionnaires françaises, très minoritaires et hétérogènes idéologiquement, la critique de l’invasion soviétique va de pair, très rapidement, avec la reconnaissance favorable du rôle de l’islam dans la lutte contre l’envahisseur et ses alliés.
Cette appréciation est particulièrement nette chez les maoïstes, alors divisés entre proalbanais et prochinois. Les deux tendances confondues critiquent violemment l’impérialisme de Moscou. Ce dernier, comme le montre la couverture du bulletin intérieur du Parti communiste marxiste-léniniste (PCML, maoïste) d’avril 1980, est assimilé à une continuité coloniale, celle de la tentative depuis les tsars d’annexer l’Afghanistan et ses populations musulmanes restées rétives à ce puissant voisin. Dans Le Quotidien du Peuple du 11 janvier 1980, les maoïstes dénoncent l’argumentaire développé par le PCF en faveur de l’invasion soviétique comme impérialiste et antimusulman. Une telle position n’est pas isolée de la France : les populations immigrées de l’Hexagone sont rangées de manière significative, dans le programme du PCML, dans la rubrique « tiers-monde », le continuum étant ainsi établi entre les deux, ce qui n’était pas sans annoncer les débats croissants sur le « post-colonial » dans les décennies suivantes.
Autre force politique à évoquer explicitement la question islamique, le PSU se distinguait traditionnellement du reste de la gauche française du fait même de la présence importance de militants de tradition religieuse (catholique) en son sein. L’organisation dénonce ainsi le discours antimusulman dans la propagande soviétique sur l’Afghanistan, et ce quelques jours à peine après le début des opérations. Il est un des rares mouvements de gauche français à appuyer ouvertement l’aspect religieux de certains moudjahidines afghans, notant que l’essentiel est de bien distinguer « entre islamiques intégristes intolérants », à ne pas soutenir, et « mouvements également islamiques, mais tolérants », à défendre et à aider. Cinq ans après l’invasion soviétique, le parti note plus globalement que ce discours a contribué à affaiblir les idéologies de gauche dans le monde musulman.
Civiliser les Afghans, libérer les Afghanes ?
Une dernière sensibilité de la gauche française appuie non seulement l’opération soviétique (ou du moins, ne la condamne pas autant que le reste des gauches françaises), mais aussi sa justification idéologique, celle d’une action qui viserait à apporter le progrès aux populations afghanes.
Cette lecture est avant tout, en France, celle du PCF. Ceci peut paraître paradoxal tant le parti avait critiqué cette logique chez la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) face à la guerre d’Algérie, et qu’il défendait globalement, au même moment, la révolution islamique en Iran « dont les revendications sur la maîtrise, en toute souveraineté, des richesses nationales sont des plus légitimes ». Pourtant, ce paradoxe s’explique par la justification inconditionnelle des dirigeants communistes français de l’opération, affirmée dans une intervention télévisée depuis Moscou par Georges Marchais le 11 janvier 1980. Pour ce faire, la presse du parti développe dès les premiers jours de l’intervention des justifications culturelles, celles d’une lutte contre des féodaux adeptes du « droit de cuissage » (sic) et de la libération de campagnes qui seraient restées à un état « moyenâgeux ». C’était lier un langage d’inspiration marxiste (des élites afghanes réactionnaires contre des classes populaires supposées pro-URSS) à une mission civilisatrice de l’Armée rouge. C’était un moyen d’éviter une critique trop brutale de l’islam lui-même, en laissant entendre qu’une partie des musulmans afghans n’étaient pas forcément contre les changements en cours. Cependant, très rapidement, cette lecture de classe paraît invalidée, même pour la presse du PCF, du fait de la réticence chez une partie notable des classes populaires afghanes à l’invasion soviétique. L’Humanité dimanche décrit dès lors à Kaboul les « quartiers les plus misérables, ceux qui sont composés uniquement d’analphabètes et de ce qu’on appellerait chez nous le lumpenprolétariat, qui ont été les plus vulnérables à ce qu’il avait d’obscurantisme ». La violence du mépris social du propos symbolise la dimension culturaliste de la justification communiste de l’invasion, de plus en plus hostile à l’islam en tant que tel. L’envoyée de L’Humanité dans le pays, Martine Monod, défend dès lors un triptyque civilisateur porté par l’URSS et le régime afghan qu’il soutient à bout de bras, « la réforme agraire, l’alphabétisation, le mouvement des femmes ».
Le dernier point du triptyque constitue une évolution fondamentale : la mise en avant d’une dimension genrée devient un élément récurrent de la justification de la guerre soviétique en Afghanistan, l’Armée rouge et ses alliés devenant en quelque sorte des libérateurs de la femme afghane. Le PCF confirme cette lecture civilisatrice par la suite. Les Éditions sociales, très proches du parti, publient en 1980 Conditions de femmes en Afghanistan, ouvrage écrit par Simone Bailleau-Lajoinie, qui a été enseignante à Kaboul. Le livre décrit un séjour dans le pays durant les années 1970. Pourtant, il justifie l’opération de l’URSS en présentant par contraste le pays avant l’invasion comme étant patriarcal et conservateur. Il vante dans un chapitre au titre parlant, « Vers la libération », les équipements sociaux et sanitaires installés par les pays communistes pour émanciper les Afghanes. Les linéaments de la fusion entre progrès social, islam et droit des femmes sont posés dès ce moment dans la société française, au travers de l’invasion soviétique. Ils se cristallisent beaucoup plus nettement lors de la première affaire du foulard de Creil.
Conclusion : Afghanistan, 1979, un autre tournant pour les gauches françaises ?
Sous-estimée, précédée par l’écho de la Révolution islamique et recouverte par des événements ultérieurs (conflit Iran-Irak, montée des mouvements islamistes, guerre civile algérienne, débats récurrents sur les foulards à l’école ou dans la société), la question afghane a pourtant marqué les gauches françaises. Elle les déstabilise, à l’intersection de l’anti-impérialisme, de l’islam, du droit des femmes et d’un discours se voulant progressiste. Pour ceux et celles qui justifient l’opération, comme les militants et les militantes qui dénoncent cette dernière, l’invasion soviétique confirme un cadre des débats et des conflits à gauche sur l’islam qui n’a non seulement pas disparu, mais a fourni une grammaire pérenne. L’affaire de Creil confirme, à gauche, mais pas seulement, ce triangle instable entre islam, femmes et progrès social. Celui-ci se retrouve ultérieurement lors de la marche à la loi du 15 mars 2004 (qui interdit les signes religieux ostensibles à l’école) ou plus globalement dans l’hostilité à la religion musulmane, qui touche plus particulièrement les femmes voilées. Jusqu’à aujourd’hui, la burka ne reste-t-elle pas le symbole d’un statut supposé systématiquement inférieur des femmes dans l’islam, y compris à gauche ? Les fractures nées ou confirmées par les événements de décembre 1979 n’ont pas peu pesé sur les divergences des gauches françaises dans leur manière de traiter la religion et les populations musulmanes. L’entrée des forces soviétiques à Kaboul, il y a quarante ans, a peut-être laissé une trace à la fois accidentelle et à ne pas sous-estimer pour ces forces politiques.