Accords, bases et extension de la zone grise en mer de Chine

Dans le cadre de la première note de l’Observatoire géopolitique des mondes marins, son directeur, Xavier Carpentier-Tanguy, analyse les tensions politico-militaires en mer de Chine, théâtre des rivalités géopolitiques régionales mais également internationales.

Lorsque la frégate française Alsace est rentrée au port, son commandant, Jérôme Henry, a évoqué un degré d’engagement et de violence jamais connu depuis trente ou quarante ans en mer, ce que constate également l’amiral Vaujour, chef d’état-major de la Marine nationale, rappelant à chacune de ses interventions que « partout, des seuils de recours à la violence ont été franchis » avec une « désinhibition de l’usage de la violence ». Nous entendons donc parler avec force, depuis deux années, de la mer Noire et de la mer d’Azov et, depuis quelques mois, le golfe d’Aden s’inscrit également sur les cartes de l’actualité ; notre attention doit toutefois décrypter d’autres mouvements particulièrement significatifs qui ont pour vocation de préparer ces changements de seuil.

Le durcissement du contexte géopolitique, observé par de très nombreux spécialistes et professionnels, se manifeste en effet également sur d’autres mers, heureusement, à ce jour, de manière moins brutale. De fait, s’il ne s’agit pas d’engagement militaire et de ligne de feu – des marquages précis se développent, mais en-dessous de la « ligne d’engagement » –, certains événements n’en demeurent pas moins dans une zone grise toujours plus vaste, comme nous le verrons à la fin de cette note.

La stratégie de l’Inde

Avec l’objectif déclaré de lutter contre la piraterie, la marine indienne a annoncé le 6 mars 2024 l’inauguration d’une nouvelle base maritime aux îles Minicoy, la INS (Indian Navy Ship) Jatayu. Celle-ci devient donc la deuxième base navale dans l’archipel des Laquedives1Collier de 36 îles situées entre 200 et 400 kilomètres au sud-ouest du sous-continent indien., après l’INS Dweeprakshak à Kavaratti (inaugurée en 2012). L’atoll de Minicoy, le plus méridional de l’archipel des Laquedives, s’inscrit stratégiquement dans la mer d’Arabie, à l’intersection de plusieurs lignes de communication maritimes vitales (la plus proche des îles des Maldives n’est qu’à 125 kilomètres). Le développement de cette base vient donc accroître la présence et l’infrastructure militaires indiennes dans la région en améliorant leurs capacités opérationnelles et sécuritaires.

De fait, l’atoll de Minicoy, s’il était occupé par un détachement indien depuis 1980 et qu’un drapeau indien y flottait depuis 1947, sera dorénavant doté d’une station radar, d’un centre de communication, de casernes et surtout d’un escadron d’aviation navale INAS 334 équipé des hélicoptères MH-60R Seahawk (déjà exploité par l’US Navy). La piste doit être également adaptée pour des avions de surveillance P-8I (la Navy indienne en possède douze, répartis en deux escadrons opérant depuis Arakkonam et Goa – avec une nouvelle commande de six nouveaux auprès de Boeing à l’étude –, et des chasseurs MIG 29).

La nouvelle base a pour objectif de clairement renforcer la capacité opérationnelle de la marine indienne – facilitant, dans un premier temps, les efforts en matière de lutte contre la piraterie et les opérations antidrogue dans la mer d’Arabie occidentale – et, ce faisant, signale fortement un positionnement stratégique indien dans la zone. Ce signalement a été également marqué par la destruction réalisée par un rafale de l’armée de l’air indienne, le 6 octobre 2024, d’un ballon espion chinois à 15 kilomètres d’altitude, rappelant une intervention similaire de l’armée de l’air américaine en 2023.

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Du côté des États-Unis

Un tel schéma stratégique peut s’identifier également dans le développement et la modernisation de la base américaine en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Le 6 avril 2024, le site de l’US Naval Institute annonçait que la base de Lombrum allait connaître une expansion significative de ses bâtiments.

Depuis 2018, l’administration américaine structure une réponse face à ce qu’elle estime être un projet d’expansion chinois sur l’ensemble du Pacifique. Lombrum est l’une des six installations en Papouasie-Nouvelle-Guinée auxquelles le personnel américain accède sans entrave en vertu de l’accord de coopération de défense signé entre Washington et Port Moresby en 2023.

L’annonce de ces efforts structurels renforce, avec un sens précis du calendrier, les condamnations américaines, officiellement exprimées le 24 mars dernier, venues à l’appui du gouvernement philippin : les Philippines sont à l’origine de la requête introduite en 2013 auprès de la Cour d’arbitrage de La Haye afin de statuer sur les revendications chinoises en mer de Chine. La cour internationale avait conclu en 2016 que ces demandes ne possédaient aucun fondement juridique, désavouant sévèrement la Chine et ajoutant que celle-ci avait « violé les droits souverains des Philippines », que des navires chinois avaient commis des « actes illicites » et que certaines zones revendiquées par Pékin étaient « comprises » dans les eaux territoriales philippines.

Or, les tensions entre les Philippines et la Chine se sont très sévèrement aggravées au cours de l’année écoulée alors que la garde côtière chinoise continue de bloquer les bateaux philippins tentant de livrer de la nourriture et d’autres fournitures au BRP Sierra Madre. Ce navire – datant la Seconde Guerre mondiale – a été échoué par Manille en 1999 sur le banc nommé Second Thomas, appartenant à la zone disputée des Îles Spratleys, pour y affirmer sa souveraineté. Or ce banc Second Thomas se trouve à environ 200 kilomètres de l’île philippine de Palawan et à plus de 1000 kilomètres du principal massif terrestre chinois, l’île de Hainan (base militaire de très haute importance pour Pékin).

La garde côtière chinoise et des navires de milice maritime encerclent un bateau de patrouille de la garde côtière philippine près du banc d’Ayungin en mer de Chine méridionale (Source : garde côtière philippine, 4 octobre 2023).

Le site de l’administration américaine a publié le texte suivant : « Les États-Unis soutiennent leur allié, les Philippines, et condamnent les actions dangereuses de la République populaire de Chine (RPC) contre les opérations maritimes légitimes des Philippines en mer de Chine méridionale le 23 mars ».

Le Canada, l’Australie, l’Allemagne et l’Union européenne ont également exprimé leur préoccupation concernant les actions des navires chinois, qu’ils ont qualifiées de « dangereuses ». Le Japon, par le biais de son ambassade à Manille, « réitère sa vive préoccupation concernant les actions dangereuses répétées des navires de la garde côtière chinoise en mer de Chine méridionale, qui ont entraîné des blessures chez les Philippins ».

Les États-Unis, qui avaient signé une extension, le 2 février 2023, de l’Accord de coopération renforcée en matière de défense (EDCA) octroyant aux Philippines quatre nouveaux sites – en plus des cinq bases déjà développées –, ont poursuivi leurs efforts de maillage et de développement d’alliances. Le déplacement, le 12 avril 2024, du Premier ministre japonais, Fumio Kishida2Remplacé au poste de Premier ministre depuis le 1er octobre dernier par Shigeru Ishiba., à Washington – afin de discuter de l’intégration du Japon dans le pilier II de l’alliance AUKUS3AUKUS (Australia-United Kingdom-United States) est un accord de coopération militaire tripartite formé par l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni. et de leur coopération en matière de défense – a également été marqué par le premier sommet trilatéral États-Unis-Japon-Philippines, illustrant le déploiement d’un ensemble d’outils destinés à contrer la présence chinoise dans le Pacifique.

Les positions de la Chine

De son côté, la garde côtière chinoise a accusé les Philippines de transporter des matériaux de construction vers le navire de guerre « illégalement échoué ».

Pour Gan Yu, porte-parole de la garde côtière chinoise, « il s’agit d’un geste délibéré et provocateur qui porte atteinte à la souveraineté et aux droits et intérêts légitimes de la Chine et compromet la paix et la stabilité en mer de Chine méridionale ». Le China Daily reprenait un communiqué du directeur adjoint de l’Institute of Maritime Strategy Studies du China Institutes of Contemporary International Relations : « En juin 1914, les principales puissances européennes ont été contraintes d’entrer en guerre à la suite de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, héritier du trône d’Autriche-Hongrie, à Sarajevo, qui faisait partie du pays relativement petit qu’était la Serbie à l’époque. La Première Guerre mondiale qui s’ensuivit fut l’un des moments les plus sombres de l’histoire, laissant des cicatrices indélébiles qui hantent encore de nombreux pays à travers le monde. Exactement cent-dix ans plus tard, un autre pays relativement petit, les Philippines, s’est livré à des provocations et à des manœuvres téméraires pour tenter d’entraîner les grandes puissances dans un conflit qui aura des conséquences sans précédent pour la région Asie-Pacifique4« In June 1914, the major European powers were forced into a war by the shooting down of Archduke Franz Ferdinand, heir to the throne of Austria-Hungary, in Sarajevo, which was part of the relatively small country of Serbia at the time. The ensuing World War I was one of the darkest moments in history, leaving indelible scars that still haunt many countries across the world. Exactly 110 years later, another relatively small country, the Philippines, has been making provocative moves and engaging in reckless brinkmanship, in an attempt to draw major powers into a conflict, which will have unprecedented consequences for the Asia-Pacific region.». »

En septembre, un navire garde-côte chinoise a ainsi volontairement percuté un navire d’approvisionnement philippin, à proximité de Sabina Shoal.

La marine philippine ne peut faire face aux nombres de bateaux chinois manœuvrant dans cet espace, mais le pays continue d’affirmer sa souveraineté. Le 27 octobre 2024, les Philippines ont annoncé un plan de 56 millions de dollars pour l’agrandissement de la piste d’atterrissage de l’île de Thitu, connue localement sous le nom de Pag-asa, la plus grande des îles Spratleys. S’appuyant sur le concept de défense archipélagique globale (CADC), une vaste initiative visant à renforcer les capacités militaires et à fortifier les frontières maritimes, cette petite masse de terre pourrait devenir un point critique dans la lutte pour le contrôle maritime5Jeoffrey Maitem, « Philippines strengthens South China Sea strategy with US $ 56 million Thitu Island upgrade », South China Morning Post, 28 octobre 2024..

La Chine, quant à elle, avait répondu favorablement dès le 7 avril dernier à la proposition du président de l’Assemblée nationale du Vietnam, Vuong Dinh Hue, qui, en rencontrant le président chinois à Pékin, a proposé une plus grande coopération en Chine méridionale sur le commerce et les projets de développement. Il est vrai que, sans grandes annonces comme les Philippines en sont coutumières, le Vietnam a également développé une stratégie en mer de Chine ; Hanoï a modernisé 11 des 29 formations qu’elle contrôle dans l’archipel des Spratleys, également revendiqué – entre autres – par Pékin, et connu en Chine sous le nom de Nansha. Ainsi, le récif connu sous le nom de Barque Canada (Reef) est le seul avant-poste contrôlé par le Vietnam pouvant accueillir une piste de 3 kilomètres (1,86 mile) capable de faire atterrir la plupart des avions militaires vietnamiens.

Ces activités diplomatiques démontrent combien les mers, et tout particulièrement cet espace maritime hautement contesté, se structure sous formes de blocs qui se font face de manière toujours plus agressive – aujourd’hui sous forme d’accords, de traités et de publications. Le 15 octobre dernier, ces travaux préparatoires ont permis d’obtenir un accord bilatéral entre les deux acteurs, « soulignant la nécessité de mieux gérer et de résoudre activement les différends maritimes et de maintenir la paix et la stabilité en mer de Chine méridionale et dans la région ». Les deux parties ont convenu de gérer correctement les divergences par le biais de consultations amicales, de rechercher activement une solution de base et de long terme, mutuellement acceptable et conforme à l’accord sur les principes fondamentaux guidant le règlement des questions maritimes entre la Chine et le Vietnam, ainsi qu’au droit international, y compris la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM)6« China, Vietnam agree to manage maritime differences through talks », The State Council – The People’s Republic of China, 15 octobre 2024..

Ainsi, alors que le monde regarde du côté de la Russie, de Gaza, du Liban et de l’Iran, les références à une troisième guerre mondiale sont clairement exprimées au sujet du sud de la mer de Chine.

  • 1
    Collier de 36 îles situées entre 200 et 400 kilomètres au sud-ouest du sous-continent indien.
  • 2
    Remplacé au poste de Premier ministre depuis le 1er octobre dernier par Shigeru Ishiba.
  • 3
    AUKUS (Australia-United Kingdom-United States) est un accord de coopération militaire tripartite formé par l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni.
  • 4
    « In June 1914, the major European powers were forced into a war by the shooting down of Archduke Franz Ferdinand, heir to the throne of Austria-Hungary, in Sarajevo, which was part of the relatively small country of Serbia at the time. The ensuing World War I was one of the darkest moments in history, leaving indelible scars that still haunt many countries across the world. Exactly 110 years later, another relatively small country, the Philippines, has been making provocative moves and engaging in reckless brinkmanship, in an attempt to draw major powers into a conflict, which will have unprecedented consequences for the Asia-Pacific region.»
  • 5
    Jeoffrey Maitem, « Philippines strengthens South China Sea strategy with US $ 56 million Thitu Island upgrade », South China Morning Post, 28 octobre 2024.
  • 6
    « China, Vietnam agree to manage maritime differences through talks », The State Council – The People’s Republic of China, 15 octobre 2024.

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