1892 : quand les mineurs du Pas-de-Calais s’en prenaient aux «étrangers» belges

Bastien Cabot publie « À bas les Belges ! » L’expulsion des mineurs borains (Lens, août-septembre 1892) aux Presses universitaires de Rennes avec le soutien de la Fondation Jean-Jaurès. Cet ouvrage, préfacé par Christophe Prochasson, est issu d’un mémoire de recherche en histoire lauréat du Prix de la Fondation Jean-Jaurès en 2015.

Qui se souvient encore que les Belges, peu avant les Italiens, ont constitué la première grande vague d’immigration en France ? Présents à hauteur d’un demi-million dans les années 1890, les travailleurs d’outre-Quiévrain sont principalement implantés dans le Nord, le Pas-de-Calais et la région parisienne, afin de suppléer à la demande croissante de main-d’œuvre qu’occasionne l’industrialisation rapide de ces régions, en particulier dans le secteur textile et minier.

« Immigration oubliée », des mots mêmes de Jean-Pierre Popelier – historien pionnier de ce phénomène transfrontalier –, la présence belge en France n’en est pas moins intéressante dans ce qu’elle peut avoir de matricielle : et si cette histoire-là nous fournissait un modèle pour comprendre le rapport des Français aux autres courants migratoires ? C’est en partie ce à quoi s’intéresse cet ouvrage, « À bas les Belges ! » L’expulsion des mineurs borains (Lens, août-septembre 1892). Courte enquête, peut-être proche, à certains égards, de l’essai, « À bas les Belges ! » invite à réfléchir en premier lieu sur les mécanismes historiques de l’oubli. Comment un violent sursaut de xénophobie a-t-il pu être « digéré » par l’histoire collective, et plus particulièrement ouvrière ? Sous quels habits ce « refoulement » s’est-il travesti ? Peut-on, enfin, en tirer des conclusions plus larges pour analyser l’histoire de l’immigration belge en France, ou des autres courants migratoires ?

 

Ombres d’une émeute xénophobe

La composition de cette enquête historique s’est inscrite dans la démarche du traitement de l’« exceptionnel normal » chère à Edoardo Grendi, de l’« indice » (Carlo Ginzburg) ou encore du « cas » (Jacques Revel et Jean-Claude Passeron). Il s’agissait de remonter, à partir d’un événement en apparence discret dans le fracas de l’histoire ouvrière, à des logiques souterraines puissantes, et d’en tirer des conclusions qui dépassaient ce simple événement.

Rien n’illustrera mieux mon propos qu’un extrait de Germinal, qui mérite sans aucun doute une autre lecture que celle, trop facile, de l’élévation des mineurs au rang de mythe littéraire et politique. Alors que la grève s’intensifie et devient de plus en plus pénible, on voit ces derniers, venus devant le carreau pour s’opposer à l’occupation militaire de la mine, adopter un étrange comportement :

« On venait de fermer toutes les ouvertures du Voreux ; et les soixante soldats, l’arme au pied, barraient la seule porte restée libre, celle qui menait à la recette, par un escalier étroit, où s’ouvraient la chambre des porions et la baraque. Le capitaine les avait alignés sur deux rangs, contre le mur de briques, pour qu’on ne pût les attaquer par-derrière. (…) Sur le carreau, les charbonniers restaient sombres, devant le cadavre de Trompette. Une femme dit à demi-voix : “Encore un homme, ça descend si ça veux !” Mais un nouveau flot arrivait du coron, et Levaque qui marchait en tête, suivi de la Levaque et de Bouteloup, criait : “À mort les Borains ! Pas d’étrangers chez nous ! à mort ! à mort !” Tous se ruaient, et il fallut qu’Étienne les arrêtât. Il s’était approché du capitaine, un grand homme jeune et mince, de vingt-huit ans à peine, la face désespérée et résolue ; et il lui expliquait les choses, il tâchait de le gagner, guettant l’effet de ses paroles. À quoi bon risquer un massacre inutile ? est-ce que la justice ne se trouvait pas du côté des mineurs ? On était tous frères, on devait s’entendre. Au mot de république, le capitaine avait eu un geste nerveux. Il gardait une raideur militaire, il dit brusquement “Au large ! ne me forcez pas à faire mon devoir.” (…) Malgré sa voix ferme, une inquiétude croissante le pâlissait, à la vue du flot toujours montants de mineurs. (…) Des vociférations lui avaient répondu. “À mort les étrangers ! à mort les Borains ! … Nous voulons être les maîtres chez nous !” »

La suite de cette scène, on le sait, est tragique : la protestation tourne à l’émeute avant que l’armée ne tire sur les mineurs – rappelant en cela les tristes épisodes de La Ricamarie (18 juin 1869, 13 morts et 9 blessés) ou d’Aubin (8 octobre 1869, 14 morts, 22 blessés). Or, ceux contre qui se dirige à première vue la rancœur ouvrière, ces « Borains » (ouvriers belges venus du Borinage, une région minière située en Wallonie), semblent ici ne faire figure que de prétexte. Ils n’apparaissent qu’au loin, que comme d’indolents briseurs de grève, qui auront tôt fait d’être licenciés par la direction des mines du Voreux. Curieuse évocation, trop éphémère, d’une sorte de xénophobie ouvrière, paraissant bien davantage marquée par la volonté de défense de la grève que par une réelle haine de l’étranger.

Sept ans après la parution de Germinal, en août 1892, le bassin houiller du Pas-de-Calais se voit traversé par un mouvement social d’une nature et d’une ampleur inattendue : durant six longues semaines, de Lens à Liévin en passant par Dourges, Ostricourt et Vendin, « À bas les Belges ! » résonne dans les rues des corons, et plus d’un millier de mineurs résidant dans ces cités sont contraints de partir pour la Belgique. Faut-il dire qu’ils y « retournent » ? Certes non : plusieurs des familles condamnées à quitter le carreau sont installées depuis deux ou trois générations. Mais l’arrivée d’un récent contingent de plusieurs centaines de mineurs, probablement venus du Borinage, semble être en cause dans ces troubles. Or se trouve-t-on dans un contexte de grève ? Ces derniers ont-ils été appelés pour briser un quelconque élan ? Point de tout cela non plus : à vrai dire, la conjoncture économique est plutôt favorable et, même si elle commence à opérer un léger revirement à partir de 1892, nulle trace de grève prévue dans le bassin houiller du Nord-Pas-de-Calais. Par ailleurs, les mineurs goûtent la reconnaissance, tant espérée, des premières conventions collectives de l’histoire du travail, arrachées au patronat et à l’État à Arras l’an passé. Peu de choses, dans le contexte immédiat, laissent donc présager de l’embrasement à venir.

Car il faut bien parler d’un déchaînement de violence. Le feu est mis aux poudres le soir du 14 août 1892, lorsqu’une bagarre éclate dans un cabaret d’un coron de Liévin entre un mineur français et un mineur belge. Le lendemain, mille cinq cents personnes protestent contre la présence des ouvriers belges dans le bassin minier, et les tensions ne vont aller qu’empirant au cours des jours : vitres brisées, palissades défoncées, portes enfoncées, biens spoliés, personnes attaquées… tout le spectre des agressions à caractère « communautaire » surgit dans ces journées et ces nuits au cours desquelles l’action émeutière déborde constamment les autorités. Sans oublier que, en miroir, un foyer s’allume là où les expulsés regagnent « leur pays » : à Élouges, à Bernissart, municipalités belges minières où vivent un certain nombre de Français, ceux-ci sont également l’objet de brimades, d’injonctions à décamper, qui aboutissent le plus souvent. Un cercle de vendetta transfrontalière prend forme, sous les yeux médusés des autorités diplomatiques, elles aussi relativement impuissantes. Le feu ne s’éteindra qu’autour du 21 septembre, après que des représentants du Comité national des ouvriers mineurs belges aient rencontré les leaders du Syndicat des mineurs du Pas-de-Calais, Émile Basly et Arthur Lamendin, et aient signé un manifeste commun appelant à la cessation des troubles – manifeste placé sous les auspices d’un Internationalisme qui, manifestement, avait été bien malmené.

Raisons de la colère

L’interprétation d’un événement repose sur son inscription dans une séquence historique, un contexte à géométrie variable, mais bien souvent commandée en amont par une conclusion d’ordre politique. Ainsi les rares historiennes et historiens qui se sont intéressés à ce genre de comportements ont-ils pu mettre en avant l’argument de la compétition sur le marché du travail – qui avait l’avantage d’exonérer les travailleurs de tout sentiment xénophobe ou raciste, par exemple dans le contexte américain – ou bien l’argument de la cristallisation du « sentiment national » chez les classes populaires – qui avait l’avantage idéologique de rejeter la faute sur l’État-nation, et de faire des ouvriers de pauvres hères trop facilement impressionnés par les « appareils idéologiques d’État » althussériens.

À mon sens, l’analyse de ce mouvement ne saurait être juste que si elle remplit deux conditions : premièrement, s’accorder sur la multiplicité des facteurs explicatifs ; deuxièmement, prendre en compte la perspective qui était celle des émeutiers eux-mêmes.

Qu’est-ce donc qu’être mineur dans le bassin houiller du Pas-de-Calais en 1892 ? C’est d’abord appartenir à un espace « autre », à un monde nouveau : sous bien des aspects, l’univers minier est comparable, comme l’écrivait Joël Michel, à une « frontière à la manière américaine ». Premièrement, en effet, parce que le bassin agrège une main-d’œuvre disparate qu’elle fond dans un même moule. Émile Vuillemin, archiviste de la mise en exploitation des mines écrivait ainsi :

« La plaine de Lens, au sol crayeux et peu productif, ne renfermait en 1850 que de petits villages, peu peuplés et ne pouvant par conséquent fournir qu’un petit nombre de bras aux nouvelles houillères qui s’établissaient alors. Il fallut dès l’origine attirer de nombreux ouvriers des bassins du Nord et de la Belgique, et par suite créer des maisons pour les loger. »

Et le président du conseil d’administration des mines de Lens d’ajouter, en 1859, que :

« … le bassin du Pas-de-Calais ne réussira à développer son exploitation qu’avec l’aide des mineurs belges : plus il en entrera, plus il deviendra possible de remplacer dans la consommation la houille belge par la houille française, plus vite nous pourrons former nos propres ouvriers. »

On se situe donc bien dans un cadre propice à la formation de clans ouvriers, semblables à ceux que Raphael Samuel avait identifié en Angleterre dans Miners, Quarrymen and Saltworkers (1977). Mais le terme de « frontière » convient également parce que, deuxièmement, la prospection constante assure le maintien de salaires relativement élevés. François Simiand l’avait bien montré dès 1907 dans Le salaire des ouvriers des mines de charbon en France, puis réaffirmé en 1925 dans La formation et la fluctuation des prix du charbon en France pendant vingt-cinq ans (1887-1912) : le bassin houiller du Pas-de-Calais connaît dès sa mise en exploitation une croissance exponentielle, incomparable à celle, plus lente, des mines du Nord. Or, ces données économiques sont essentielles pour comprendre les modalités d’édification de l’action syndicale dans le Nord-Pas-de-Calais : à aucun moment celle-ci ne s’est construite contre l’immigration, mais bien pour la défense du travail.

Cette défense avait cependant rencontré des difficultés dans le passé. Alors que les premières tentatives d’auto-organisation avaient vu le jour, au début des années 1880, sous l’impulsion d’Émile Basly et d’Arthur Lamendin, ceux-ci avaient dû essuyer le terrible échec de la grève d’Anzin en 1884 – celle qui, par ailleurs, avait inspiré Zola. Mais il en alla autrement dans le Pas-de-Calais. En octobre 1889, une grève spontanée avait éclaté dans les concessions de la Compagnie de Lens, avec comme revendication principale une hausse de salaire de vingt pour cent. Les mineurs renvoyaient à la face des compagnies leur conscience acérée de la conjoncture économique, particulièrement favorable à cette hausse. Arthur Lamendin prit alors la direction de la grève, canalisant les revendications dans l’exigence d’une hausse de dix pour cent, qui fut finalement consentie. Or, ce succès fut décisif pour la suite. À l’hiver 1891 éclata la plus importante grève du bassin houiller du Nord-Pas-de-Calais qui, outre l’augmentation des salaires, protestait contre les discriminations à l’embauche subies par les militants syndicaux, dont le nombre n’avait cessé de grossir depuis 1889. Et, en à peine quinze jours, devant l’ampleur du mouvement, le gouvernement Freycinet décida de se poser en arbitre et signa, les 27 et 29 novembre, les conventions collectives d’Arras – témoignage d’un succès collectif dont allaient s’enorgueillir tant les mineurs que leurs représentants.

Cependant, il est un point sur lequel les syndicats n’avaient pas tout à fait obtenu gain de cause, dans la mesure où ce domaine leur échappait partiellement : les discriminations liées à l’activité politique municipale des mineurs. En effet, l’année 1884 ne marqua pas seulement la reconnaissance institutionnelle des syndicats professionnels, avec la loi Waldeck-Rousseau : le 5 avril, une loi instaurait l’élection du conseil municipal au suffrage universel et l’élection du maire par le conseil municipal. La démocratie entrait dans les communes, qui devenaient elles-mêmes un nouveau terrain de lutte entre les intérêts divergents de la bourgeoisie et du prolétariat miniers. Or, pour les mineurs, la conquête des municipalités s’inscrivait dans une perspective à long terme : celle de la « mine aux mineurs ». La voici résumée par un journaliste du Figaro, Charles Chincholle, le 14 septembre 1892 :

« J’ai profité du chômage pour interviewer les mineurs (…) Ils ne veulent pas davantage que “la mine aux mineurs”. Que demandent-ils donc ? C’est un peu compliqué, mais cela ne manque pas d’intérêt : “Voilà déjà, disent-ils, que nous sommes maîtres des municipalités, des conseils généraux et de nos sièges législatifs. Dans un laps de temps qui peut être long, mais que nous verrons certainement s’écouler, la Chambre aura une majorité socialiste qui sera bien forcée d’exaucer les vœux de nos conseils généraux. Alors nos députés ou leurs successeurs rappelleront à la majorité que la propriété des mines, bien que concédée, appartient toujours à l’État. La Chambre sommera à l’État de la reprendre (…) l’État redevenu seul propriétaire, ce sont pour ainsi dire nos députés qui nous administreront”. »

L’avènement, la réalisation de la classe ouvrière devait donc, pour les mineurs, passer en dernière instance par la République, par l’État. Or, si simple que puisse paraître cette adéquation, pour en être ainsi il fallait que les mineurs soient des citoyens, et aient donc la nationalité française.  

Sans aucun doute la perspective d’un arbitrage étatique – renforcée par le succès d’Arras – avait-elle renforcée la conviction, chez les mineurs, qu’il fallait à tout prix renforcer la pression politique dans le syndicat et dans les conseils municipaux. Et sans aucun doute, aussi, cette conviction avait-elle poussé à la méfiance vis-à-vis de travailleurs immigrés qui, du fait de leur statut d’« admis à domicile », ne pouvaient participer ni au syndicat ni au conseils municipaux. Peut-être ces derniers ne le voulaient-ils pas d’ailleurs : beaucoup avaient en tête les conditions particulièrement contraignantes de la naturalisation exigées par la loi de 1849. Certes, dira-t-on, la loi du 26 juin 1889 sur la nationalité avait facilité les procédures administratives en ce sens et en avait allégé le coût. De même, pour éviter que les travailleurs immigrés ne remplaçassent les travailleurs français lorsque ces derniers faisaient leur service, une convention franco-belge avait décrété en 1891 que les fils d’immigrés belges ne devaient désormais ne plus être inscrits sur les listes de recrutement militaire outre-Quiévrain. Mais peut-être, enfin, une rancœur dissimulée avait-elle éclaté chez les mineurs français à l’annonce de l’arrivée d’un contingent de plusieurs centaines de mineurs borains, en août.

Ces conjectures, si on leur accorde quelque validité, ne semblent pourtant pouvoir expliquer le déchaînement de violence qui eût lieu dans le Pas-de-Calais lors de ces six douloureuses semaines. Par ailleurs, on ne saurait oublier de rappeler que, sous l’initiative du syndicat des mineurs du Pas-de-Calais, les mineurs belges expulsés furent in fine rappelés en France, à la condition de se faire naturaliser…

Le protectionnisme social

À ce stade-là de l’enquête, il devenait alors nécessaire d’inscrire l’événement dans une autre séquence, plus longue : celle des émotions collectives dirigées contre les étrangers, et l’histoire de leur progressive politisation.

Laurent Dornel, dans La France hostile. Socio-histoire de la xénophobie, l’a bien montré : l’expulsion appartient au répertoire collectif de l’action ouvrière. Des émeutes anti-belges ont ainsi lieu dès 1819 à Roubaix, puis des rixes sont fréquentes, dans le Nord, dans les années 1830. Mais c’est en 1848 que cette pratique semble s’affirmer : le « printemps des peuples » s’apparente ainsi bien davantage à un « printemps du peuple », dans sa composante populaire et nationale – à l’image du mouvement d’« enracinement national prolétarien » brillamment mis en lumière par Pierre-Jacques Derainne. Par ailleurs, on voit au même moment la gauche française, dans toute sa diversité (des fouriéristes aux babouvistes en passant par les proudhoniens et les socialistes chrétiens), se rallier à la doctrine du protectionnisme qui présente alors un pendant politique au libre-échange britannique et à ses conséquences sociales désastreuses. Premier point de jonction, et qui va s’avérer durable : la fermeture des frontières aurait des vertus égalitaires.

La réelle cristallisation des tensions ouvrières autour de la figure de l’Étranger ne semble cependant advenir qu’autour des années 1880-1890, ainsi que l’a montré Gérard Noiriel : outre les nombreux incidents qui émaillent le monde du travail en France (Dunkerque en 1885, Brévilly-les-Forges en 1891, Roubaix en 1892, Lens-Liévin, Denain en 1893, sans oublier Aigues-Mortes, Fromelennes en 1904, etc.), la réelle mutation provient de l’entrée du « travailleur immigré » à la Chambre comme véritable « problème politique ». Accusés de « voler les bras » ou « le pain » des travailleurs français, les travailleurs immigrés sont aussi perçus, dans certains journaux de gauche, comme les marionnettes de la bourgeoisie industrielle. Mais quelle réponse apporter à ce « problème » ?

En principe, suivant les statuts de la Deuxième Internationale, les représentants de la gauche, qui représentent aussi les intérêts des ouvriers, devraient prendre position contre les Compagnies, qui sont à l’origine de ce que l’on appelle alors les sous-concurrences ouvrières. Jules Guesde est en réalité le seul des parlementaires de la gauche à tenir de tels propos. Les autres sont embarrassés. L’héritage protectionniste de la Seconde République est tentant, d’autant que l’on se trouve en plein épisode méliniste. Le journal boulangiste France écrit ainsi, le 12 septembre 1892 : « La plus lourde des importations étrangères, c’est l’étranger lui-même (…) : appliquez donc le système Méline aux mineurs français. »

De leur côté, Émile Basly et Arthur Lamendin savent bien que ce n’est pas de sous-concurrences ouvrières dont il est question dans le Pas-de-Calais en 1892. Un bref aperçu des relevés de salaire et les documents relatifs aux horaires de travail montre qu’il n’y avait aucune différence entre les mineurs domiciliés depuis longtemps et ceux fraîchement arrivés. Pourtant, se voulant désespérément populaire – et réellement démagogue – Basly choisit de défendre la thèse protectionniste à l’Assemblée. Le 20 octobre 1892, il déclare :

« Je demanderai enfin que l’on n’emploie plus des ingénieurs étrangers et que la direction de nos mines soit exclusivement confiée à des ingénieurs français. Cette mesure de haute police a été appliquée à l’exploitation des chemins de fer, considérés comme service national en temps de guerre. La houille apportant sa contribution à la défense nationale, j’estime que le même régime doit lui être appliqué. Enfin, voici l’ordre du jour que je proposerai : “La Chambre, en raison des conflits qui ont eu lieu dans l’arrondissement de Béthune entre ouvriers français et ouvriers étrangers, invite le gouvernement à prendre des mesures pour préserver à nos nationaux la priorité dans l’exploitation de la houille”. ». 

De la nationalisation des mines au nationalisme minier, Basly a franchi le pas. Sous couvert de menace guerrière, sous la crainte d’interruption de la production que causerait l’appel des travailleurs étrangers sous leurs drapeaux d’origine en cas de conflit, le député des mineurs s’est dangereusement rapproché de ceux qui – comme Alphonse Pradon ou Adolphe Pieyre, encore radicaux en 1883 – prônaient l’imposition de taxes ou de quotas sur les travailleurs étrangers, et finiront par se rallier à la droite barrésienne dix ans plus tard.

Conclusion

À la Chambre, Basly échoua, mais à moitié seulement. Les débats l’opposant à Jules Guesde et à Jean-Baptiste Aimé Lavy, représentant de la tendance broussiste, profitèrent à ce dernier, qui ménagea une place à ce qui allait devenir la loi du 8 août 1893 « relative au séjour des étrangers en France et à la protection du travail national ». Une mesure décisive, toutefois, remarquait Gérard Noiriel : par son souci d’orienter utilement l’activité économique des étrangers, celle-ci constituait de facto la « première étape dans la formation du travailleur immigré des temps modernes ».

Si la lettre de Basly fut abandonnée, son esprit lui survécut néanmoins dans des projets ultérieurs. Sans surprise, en 1899, les décrets imposant un pourcentage d’ouvriers étrangers à ne pas dépasser pour « l’exécution de travaux publics ou de fournitures passés au nom de l’État » furent l’œuvre d’un socialiste – quoique largement controversé : Alexandre Millerand. En 1931, lors du débat parlementaire sur le projet de loi relative à la protection de la main-d’œuvre nationale (loi du 10 août 1932), seuls les communistes s’opposèrent fermement, tandis que les socialistes discutaient moins le contenu que les modalités d’application. La tentation à la fermeture opérée par le Parti communiste d’un Georges Marchais déclarant, le 6 janvier 1981 : « (…) dans la crise actuelle, l’immigration constitue pour les patrons et le gouvernement un moyen d’aggraver le chômage, les bas salaires, les mauvaises conditions de travail, la répression contres tous les travailleurs, aussi bien immigrés que français. C’est pourquoi nous disons : il faut arrêter l’immigration, sous peine de jeter de nouveaux travailleurs au chômage », a probablement manqué de voir que derrière tout discours de crise se profile l’ombre d’un état d’exception pouvant devenir la règle. Et cela fut d’autant plus grave que, comme le rappelait Alain Bertho, cette soi-disant « crise » entrait en collision avec d’importantes mutations structurelles : « La première génération (avait) connu l’industrie, la chaîne, la solidarité ouvrière puis les effets inégalitaires de la crise du fordisme, l’éclatement de la classe ouvrière. Au tournant des années 1980, les ouvriers immigrés sont devenus des immigrés tout court ».

Ainsi, toute la complexité de la situation actuelle semble résider dans la déconcertante articulation opérée par le Front national entre protectionnisme économique et thèses xénophobes ou racistes. On le voit, cette articulation n’est pas nouvelle : mais la façon dont elle survient nous pousse à réinterroger la dichotomie sur laquelle semble fondée toute l’économie politique contemporaine – libre-échange versus protectionnisme – non seulement au prisme des affects, mais aussi des « échelles » de perception du réel.

 

Bastien Cabot, « A bas les Belges! ». L’expulsion des mineurs borains (Lens, août-septembre 1892), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017, 176 p., 18 euros.

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