Le 3 septembre prochain, la Française des jeux lancera un nouveau jeu de grattage. Initié par le ministère de la Culture et l’animateur de télévision Stéphane Bern, il doit permettre de financer la rénovation de milliers de monuments français ayant besoin d’une restauration. Jean-Paul Ciret, co-directeur de l’Observatoire de la culture de la Fondation, dresse une analyse critique – et historique – de ce « loto du patrimoine ».
Depuis que l’État a décidé de protéger les monuments anciens du vandalisme comme de l’usure du temps, il semble qu’il y ait un gouffre entre l’estimation des besoins et la réalité des moyens financiers disponibles pour mener à bien cette tâche. Déjà, en 1834, il aurait fallu 300 000 francs pour bien faire alors que 100 000 francs seulement furent inscrits au budget. En 1848, les demandes faites par les communes ou les associations auprès du service des monuments historiques s’élevaient à plus de 10 millions pour 800 000 francs finalement octroyés ! En 2006, le ministre de la Culture lui-même considérait que, pour faire face aux seules urgences, il faudrait multiplier par trois le budget dont il disposait.
Il faut d’abord reconnaître que, malgré l’insuffisance des moyens, l’état des monuments anciens protégés ou non par leur inscription sur la liste des monuments historiques s’est considérablement amélioré depuis la première moitié du XIXe siècle, moment où la puissance publique a pris conscience de la nécessité de les conserver. En bien meilleur état encore que dans les années 1970, époque où la télévision publique (la seule qui existait alors) diffusait une émission au titre alarmiste : « Chefs d’œuvre en péril ». Et pourtant, les besoins demeurent immenses. Il faut dire que, depuis 1834, le champ à couvrir s’est considérablement élargi. Dans la première moitié du XIXe siècle, les monuments jugés dignes d’être protégés devaient dater de l’Antiquité ou du Moyen Âge et, de plus, être liés à l’histoire nationale. Aujourd’hui, le classement, au titre de la loi de 1913 sur les monuments historiques, englobe les constructions de toutes les époques et toutes sortes de constructions. De plus, les préoccupations actuelles ne concernent pas que les monuments classés et s’étendent à l’ensemble des bâtiments anciens, qu’ils soient ou non protégés. Face à ce déficit permanent, il n’est pas étonnant que, régulièrement, surgissent des idées ayant pour ambition de proposer des ressources suffisantes et pérennes. C’est ainsi qu’en 2017 le gouvernement a décidé d’abonder les crédits dédiés à la restauration des monuments anciens en demandant à la Française des jeux de créer une tranche spéciale du loto assortie d’un nouveau jeu dit de grattage spécial patrimoine en péril. Cette mesure semble avoir été accueillie avec satisfaction, certains saluant l’audace et l’originalité de la mesure, les quelques réticents passant pour des « grincheux ». Il n’est cependant pas inutile d’analyser en détail ce nouveau loto du patrimoine au regard de l’histoire comme des besoins auxquels il est censé répondre.
L’histoire nous dit d’abord que l’idée n’est pas vraiment originale. Très tôt, on a cherché à compléter, voire à remplacer les crédits budgétaires par des recettes extrabudgétaires telles que des prélèvements sur les taxes de séjour, sur les taxes sur les mutations immobilières, sur les jeux de hasard, qu’il s’agisse des casinos ou des loteries. En 1914, c’est d’ailleurs ce qu’avait prévu le législateur pour financer la toute nouvelle Caisse nationale des monuments historiques, dont la mission était précisément de procurer à l’État des ressources nouvelles pour restaurer les monuments anciens. Ces idées fleurissent tout particulièrement lors des périodes de crise aiguë, comme celles des années 1890, 1920 ou, plus près de nous, 1990 et 2005-2007.
Les plaidoyers pour la création d’une loterie se sont faits plus insistants depuis qu’en 1993 le gouvernement britannique a choisi de financer au moyen d’une loterie de bonnes causes comme l’art et le sport. Mais à chaque crise de financement (1921 ou, plus près de nous, 2005), la question avait déjà été évoquée même si, en 2006, le gouvernement de Dominique de Villepin a choisi, plutôt que la solution du loto, d’affecter au Centre des monuments nationaux, qui a remplacé la Caisse nationale des monuments historiques en 2000, une partie de la taxe sur les mutations immobilières.
Mais l’histoire nous dit aussi que, à chaque fois qu’un financement extrabudgétaire a été affecté à la conservation des monuments anciens, la mesure qui se voulait pérenne a fait long feu. La raison en est simple. Toutes ces mesures dites extrabudgétaires, y compris le loto, ne le sont pas, puisque, dans tous les cas, il s’agit de taxes ou de prélèvements déjà acquis au budget de l’État. De ce fait, ce qu’une loi de finances institue, une autre loi de finances peut parfaitement le défaire. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit en 2008. La taxe affectée au Centre des monuments nationaux n’a tenu qu’une année !
La dernière mesure n’échappe pas à cette règle. Il s’agit bien d’affecter à un organisme précis une recette relevant du budget général de l’État. L’article de la loi de finances rectificative pour 2017 dit : « Une fraction du prélèvement prévu à l’article 88 de la loi n° 2012-1510 du 29 décembre 2012 de finances rectificative pour 2012 est affectée à la Fondation du patrimoine pour l’exercice des missions prévues à l’article L. 143-2 du code du patrimoine ». Or la loi du 29 décembre 2012 précise que ce prélèvement est institué « au profit de l’État sur les sommes misées par les joueurs dans le cadre des jeux de loterie ». Il s’agit donc bien pour l’État d’affecter à une cause précise des recettes lui revenant de droit, plutôt que de les verser au budget général. On comprendra, dans ces conditions, le peu d’enthousiasme du ministère des Finances pour ce genre de mesure, et que la ministre de la Culture, si l’on en croit la presse, ait dû « tordre le bras à Bercy » pour que l’expérience soit à nouveau tentée. Et l’on comprendra aussi que la pérennité de la mesure n’est pas garantie, même si elle semble cette fois assurée d’une durée minimale de trois ans.
On peut objecter que, dans ce cas, la situation est différente puisqu’il s’agit de créer un nouveau jeu dégageant une nouvelle recette. L’argument est recevable si ce nouveau jeu attire de nouveaux joueurs, augmentant ainsi les recettes de la Française des jeux. C’est possible s’il s’agit, comme les premières annonces le laissent supposer, d’un tirage supplémentaire, une fois l’an à l’occasion des Journées du patrimoine, une sorte de super-loto dédié. Mais, dans cette hypothèse, le rendement ne sera pas exceptionnel. Les bénéfices annoncés, une trentaine de millions au départ puis, plus récemment, de 15 à 20 millions, reposent sur un ticket à 15 euros, prix très supérieur à celui des jeux existants. En toute hypothèse, il faudra sans doute que la Française des jeux innove en matière de commercialisation si elle veut toucher un nouveau public sans doute peu habitué à se rendre dans les commerces spécialisés pour acheter une grille ou un coupon. Verra-t-on, lors des Journées du patrimoine, des vendeurs ambulants le long des files d’attente, toujours impressionnantes à cette occasion ?
Reste à savoir à quels projets vont bénéficier les ressources espérées. Dans les premières déclarations, il s’agissait de financer la restauration d’un petit patrimoine ancien de proximité, même s’il n’est pas protégé au titre de la loi de 1913 et, de ce fait, ne bénéficie pas de subventions de l’État. Stéphane Bern parlait d’un millier de dossiers déjà reçus, précisant qu’il ne s’agissait pas seulement d’églises ou de châteaux, mais aussi de monuments du patrimoine ouvrier, de jardins, de fours à pain… À l’issue d’une réunion tenue à l’Élysée en présence du chef de l’État, on sait désormais que pour la première année 250 bâtiments ont été retenus, dont 14 dits emblématiques qui doivent servir de produits d’appel pour stimuler les parieurs. Mais ce sont aussi les seuls qui seront entièrement financés. On est donc loin des intentions initiales puisque ces monuments vont mobiliser l’essentiel des 15 ou 20 millions et qu’il ne reste plus grand-chose pour le petit patrimoine non protégé – pourtant objectif principal annoncé de l’opération loto.
En conclusion de cette analyse rapide d’un dossier dont on ne connaît pas encore toute la teneur, il faut reconnaître que la création d’un tirage spécial du loto pour abonder les fonds destinés à la restauration du patrimoine ancien, qu’il soit on non protégé, n’est pas une mauvaise idée, même si rien ne garantit sa pérennité ni son rendement. Des effets pervers sont possibles mais toute mesure en recèle. En revanche, on peut légitimement se demander, s’agissant de 20 millions, s’il n’existait pas une solution plus simple et plus sûre car dégageant une recette supplémentaire effectivement extrabudgétaire, c’est-à-dire n’entrant pas habituellement dans le budget général de l’État. Les taxes de séjour n’entrent pas dans le budget de l’État. On compte en France chaque année environ 400 millions de nuitées. Pour obtenir 20 millions d’euros, il suffirait d’augmenter la taxe de 10 centimes, ce qui n’accroîtrait qu’à la marge le coût des hébergements touristiques et aurait l’avantage d’associer nos amis étrangers à l’entretien d’un patrimoine dont ils profitent heureusement. Mais si l’on veut faire plus simple et ne pas augmenter des taxes existantes, pourquoi le gouvernement ne choisit-il pas de consacrer 20 millions de plus par an au budget du patrimoine, puisque de toute façon il s’agit d’argent dont il dispose ? Pourquoi Bercy doit-il se faire tordre le bras, alors que les services des finances sont très conscients du fait que la restauration du patrimoine ancien est directement productrice d’emplois, génératrice de TVA et contribue pour une grande part au développement touristique, secteur clé de notre économie ? Ce qui gêne le plus dans la création de cette loterie patrimoniale, c’est bien que l’on se repose sur un jeu de hasard pour financer une priorité culturelle et économique, alors même que les sommes nécessaires ne sont pas de nature à aggraver le déficit de nos finances publiques. Ce qui gêne aussi, c’est que l’on s’en remette à une nouvelle commission d’experts et de personnalités pour opérer des choix que les services de l’État et des collectivités publiques sont parfaitement capables d’effectuer. La véritable bonne idée serait tout simplement que les autorités budgétaires de l’État cessent de faire du budget du patrimoine la principale variable d’ajustement du budget de la culture et s’engagent à apporter chaque année à la Fondation du patrimoine une subvention supplémentaire de 20 millions d’euros.