Phillip Deery, professeur émérite de l’Université Victoria à Melbourne (Australie), présente dans un entretien avec Mathieu Fulla, chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po (Paris), les origines du mouvement ouvrier dans le Pacifique. Il revient également sur l’action du Parti travailliste australien du XXe siècle à nos jours et montre comment celui-ci a fait face aux grands défis de la période – la Seconde Guerre Mondiale, la guerre froide ou le déclin actuel des partis socialistes. Sa réflexion permet de réfléchir aux circulations d’acteurs, d’idées et de pratiques – beaucoup plus denses que ce que l’on pourrait penser spontanément – entre les partis socialistes du Pacifique et leurs homologues européens.
Phillip Deery a été l’invité du séminaire spécialisé du Centre d’histoire de Sciences Po, organisé en partenariat avec la Fondation Jean-Jaurès, qui propose d’explorer l’histoire des familles politiques socialistes, sociales-démocrates et communistes dans la perspective des relations internationales et transnationales. Cette synthèse de l’interview revient sur les thèmes abordés.
Les origines syndicales du Parti travailliste australien
Le Parti travailliste australien (Australian Labor Party) est créé en 1901 à la suite d’un mouvement de grève générale animé par plusieurs syndicats ouvriers. Sa genèse évoque fortement celle de son homologue britannique. Révoltés par le recours du gouvernement à la force armée pour réprimer la grève, les syndicalistes australiens réalisent que la création d’un parti politique portant au Parlement les revendications ouvrières constitue le seul moyen de défendre efficacement les intérêts de leurs camarades. En 1904, l’Australian Labor Party forme le premier gouvernement travailliste au monde.
D’autres acteurs plus radicaux opéraient aussi au sein de la gauche australienne. L’un d’entre eux fut l’organisation des Industrial Workers of the World (IWW), composée notamment de syndicalistes révolutionnaires. Elle fut particulièrement influente pendant et après la Première Guerre mondiale. Beaucoup des premiers communistes australiens ont milité au sein de l’IWW. Le Parti communiste australien naît en 1920 et exerce une certaine influence sur la vie politique des gauches de l’époque. Au temps des Front populaires dans les années 1930, et pendant la Deuxième Guerre mondiale, le Parti communiste australien et ses organisations parallèles s’efforcent de promouvoir et de défendre une culture populaire et nationale propre afin de marquer clairement leur originalité dans l’esprit des électeurs.
Circulations croisées Europe-Pacifique
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, le Parti travailliste joue un rôle fondamental. Le Premier ministre, John Curtin, est issu de ses rangs et dirige le gouvernement – seul, et non pas en coalition comme ce sera le cas en Grande-Bretagne. Dès 1943, le gouvernement Curtin met en place un « Département de la reconstruction de l’après-guerre » (Department of Postwar Reconstruction). Un « Livre blanc sur le plein emploi », qui évoque le rapport Beveridge de 1942 en Grande-Bretagne, est approuvé en 1944. Comme en Europe de l’Ouest, les bases pour la construction d’un Welfare State moderne sont jetées avant que la guerre ne s’achève. L’édifice sera complété par les gouvernements travaillistes australiens au pouvoir dans les premières années de l’après-guerre (1945-1949).
Il y a donc des similarités mais aussi des différences entre la trajectoire australienne et celle de la Grande-Bretagne. Les rapports entre les deux partis travaillistes sont d’ailleurs réguliers et cordiaux. Le successeur de John Curtin, Ben Chifley, était politiquement proche de Clement Attlee, chef de file du Parti travailliste britannique, qui bat Winston Churchill aux élections générales de 1945 et, devenu Premier ministre, édifie le Welfare State dans son pays. Les deux hommes avaient échangé régulièrement jusqu’à la mort de Curtin en 1945.
Outre les influences réciproques avec la Grande-Bretagne, il existe en Australie une tradition réformiste autochtone, ancrée dans la culture des fonctionnaires influents au sein de branches de l’administration comme le Department of Postwar Reconstruction. Enfin, l’influence britannique sur le travaillisme australien est loin d’être exclusive. Les expériences sociales-démocrates scandinaves sont scrutées avec grand intérêt, surtout dans les années 1970.
Le Parti travailliste australien face à la guerre froide
La guerre froide a entraîné une mise en concurrence des différents mouvements syndicaux en Australie. En 1949, les travaillistes perdent les élections et Ben Chifley doit quitter le gouvernement dans un climat de tensions lié à une grève dans l’industrie houillère animée par les communistes. Par la suite, dans un contexte d’anticommunisme virulent, de nouveaux « groupes ouvriers » surgissent au sein du mouvement travailliste. Soutenus par l’église catholique, ces groupes imitent la structure organisationnelle communiste et disputent au Parti communiste son leadership sur le mouvement syndical. Les communistes en sortent très affaiblis. Parallèlement, de nouvelles divisions surviennent au sein du Parti travailliste. En 1955, ce dernier connaît une scission de sa faction la plus férocement anticommuniste, qui fonde un nouveau Democratic Labour Party. Le résultat de ces divisions est que le parti reste exclu du gouvernement jusqu’en 1972.
Le Parti communiste, quant à lui, est secoué par des chocs communs à l’ensemble du mouvement communiste international. Outre l’impact de l’anticommunisme de la guerre froide, la publication du rapport Khrouchtchev et l’invasion de la Hongrie par les chars de l’Armée rouge en 1956 amènent de nombreux intellectuels et militants de base à abandonner le parti entre 1957 et 1958. En 1963 survient une nouvelle scission, celle des éléments prochinois. En 1968 enfin, l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie pour mettre fin au Printemps de Prague conduit à une nouvelle scission : cette fois-ci ce sont les prosoviétiques qui quittent le parti.
Le Parti travailliste est-il encore socialiste ?
Le Parti travailliste australien promeut dans les années 1980-1990 le développement d’une politique de déréglementation et de libéralisation de type « néolibérale ». Le Parti travailliste britannique s’est inspiré de son homologue australien dans la mise en place de la « Troisième Voie » (Third Way) de Tony Blair.
Le Parti travailliste australien est-il toujours un Parti socialiste ? La comparaison entre celui-ci et le parti travailliste de Nouvelle-Zélande éclaire les importantes mutations idéologiques et culturelles de cette organisation. Selon Phillip Deery, les questions sociales, notamment liées à l’immigration, incarnent une fracture entre la vision socialiste néo-zélandaise et l’attitude réfractaire des socialistes australiens. En effet, le gouvernement de Kevin Rudd, Premier ministre travailliste de 2007 à 2010 puis en 2013, est connu pour empêcher tout réfugié en situation considérée comme irrégulière de pénétrer sur le territoire australien. La plupart du temps, ces réfugiés sont interpellés en pleine mer (offshore processing). Les immigrés arrêtés en situation irrégulière sont envoyés en Nouvelle-Guinée, certains d’entre eux y étant restés pendant six ans.
La Nouvelle-Zélande sous gouvernement travailliste a en revanche mis en place une politique d’accueil des réfugiés plus tolérante et respectueuse des droits de l’Homme, qui apparaît beaucoup plus en accord avec les principes politiques historiques défendus par les socialistes aux échelles mondiale, régionale et nationale.
Cependant, comme le souligne Phillip Deery, il apparaît fort probable que le Parti travailliste australien prenne la tête du gouvernement lors des élections qui se tiendront en mai. Sous l’influence d’un mouvement syndical revitalisé par un nouveau leadership, les travaillistes sont en train de gauchir leur discours et semblent renouer avec leurs principes fondateurs.