Voyage dans la France hydroponique

Peut-on considérer que la France serait en voie d’hydroponisation ? Par cet emprunt au registre lexical de l’agronomie, Jérôme Fourquet saisit l’installation de pratiques nouvelles ou hybridées dans les paysages et les modes de vie en France. Tissu commercial américanisé, consommation de cannabis au détriment du vin, fêtes d’Halloween… : les exemples de ce changement de référentiel culturel sont nombreux.

Durant la soirée du 31 octobre au 1er novembre derniers, deux faits divers se sont produits à Poitiers (86) et à Saint-Péray (07) quand, parallèlement, l’expression de plusieurs phénomènes culturels se manifestaient à l’occasion de la Toussaint et de la fin de la campagne électorale américaine. Le télescopage de ces événements de nature différente a fait office de révélateur, au sens photographique du terme, de l’existence d’une France hydroponique. En agronomie, on appelle culture hydroponique le fait de faire pousser des fruits ou légumes en dehors des champs, dans des serres sur un substrat inerte (terreau, billes d’argile, laine de roche, fibres de coco…) parcouru par des solutions liquides enrichies en nutriments.

Dans cette France hydroponique, où la vieille roche a été arasée à de nombreux endroits (et subsiste encore dans quelques-uns), se sont développées des pratiques nouvelles ou hybridées à la manière de la fraise gariguette, variété de fraise la plus cultivée en France, créée par le croisement d’espèces américaines et européennes dans les années 1970 par l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) dans sa ferme expérimentale du Domaine des garrigues dans le Vaucluse (84). Dans ces serres, que l’on soit à Brest (29), en Hollande ou en Andalousie, les concombres, les tomates et les fraises ont exactement le même goût, parce qu’elles ne poussent plus dans un terroir singulier, mais dans une solution uniformisée.

On peut avoir régulièrement l’impression que la France contemporaine fonctionne sur ce modèle. La roche mère a été arasée, de nouvelles couches se sont déposées. Dans de nombreux territoires, cette réalité hydroponique est devenue la norme et marque les paysages comme les modes de vie.

De Poitiers à Saint-Péray

Dans la nuit du 31 octobre dernier, deux fusillades ont eu lieu, l’une à Poitiers et l’autre à Saint-Péray dans l’agglomération de Valence, événements au cours desquels deux jeunes ont trouvé la mort et plusieurs autres ont été blessés. Les nombreux articles et reportages consacrés à ces deux drames permettent d’effectuer une plongée dans ces fragments de France hydroponique que constituent un quartier de grands ensembles d’une part et une commune péri-urbaine d’autre part, soit deux paysages génériques de la France contemporaine.  

L’analyse de la toponymie est assez révélatrice du processus ayant abouti à la constitution de ce nouvel environnement et de ce nouveau référentiel. Certes, la roche-mère subsiste encore à la façon d’un vieux relief érodé. Les fusillades se sont déroulées dans le quartier des Couronneries à Poitiers et dans la commune ardéchoise de Saint-Péray, toponymes se rattachant au référentiel de la « France traditionnelle ». Mais si le substrat historique affleure encore, on note également les indices du dépôt d’une couche culturelle yankee, résultat de l’américanisation désormais assez ancienne du pays. À Poitiers, le plus haut et le plus emblématique bâtiment du quartier d’habitat collectif des Couronneries, sorti de terre à la fin des années 1960, porte le nom de Tour Kennedy. La discothèque de Saint-Péray devant laquelle la fusillade s’est produite s’appelle The Seven.

La toponymie des lieux des deux drames porte également la marque des différentes modes ayant influencé urbanistes, architectes et élus locaux, acteurs jouant un rôle majeur dans l’aménagement du territoire et dans le façonnement de nos paysages contemporains. À Poitiers, dans le cadre d’un vaste programme de rénovation urbaine, la vieille Tour Kennedy est en voie de démantèlement et le foyer de jeunes travailleurs qui s’y trouvait sera relogé dans une nouvelle résidence s’intitulant Barankaï K2, le terme « Barankaï » signifiant « communauté » en philippin, K2 faisant référence au nom de l’ancien immeuble, comme un « Kennedy 2 ». À Saint-Péray également, la couche culturelle d’inspiration technocratique est présente dans la toponymie, puisque la discothèque est implantée au cœur d’une vaste zone commerciale portant le nom de « Zone Pôle 2000 », la référence moderniste à l’an 2000 ayant été très en vogue parmi les aménageurs dans les années 1980 et 1990. Cette zone commerciale regroupant de multiples enseignes et desservie par plusieurs ronds-points est par ailleurs typique des paysages de la France hydroponique.

Plan de la zone d’activités Pôle 2000 à Saint-Péray

Parallèlement à la multiplication des zones commerciales, la topographie de la France hydroponique se caractérise également par l’émergence de commerces communautaires ou en lien avec la présence d’une population issue des immigrations. À Poitiers, l’auteur de la fusillade a fait feu sur la terrasse d’un kebab. Ce type d’établissements, comme les bars à chicha, est régulièrement le théâtre de règlements de compte entre bandes rivales. En juin 2020, de violents affrontements avaient opposé des Tchétchènes et des Maghrébins dans le quartier des Grésilles à Dijon, à la suite d’une altercation dans un bar à chicha, le Black Pearl, le nom de l’établissement étant puisé soit dans la pop culture hollywoodienne en référence au nom du navire de Jack Sparrow (alias Johnny Depp) dans le film Pirates des Caraïbes1En fin observateur de notre société, le romancier et géographe Michel Bussi décrit dans un de ses nombreux ouvrages ces zones commerciales périphériques américanisées et y glisse lui aussi une référence à ce film : « L’autobus 22 traversait le centre commercial, slalomait entre un immense Carrefour, un Quick, un Starbucks. En quelques mois, depuis son dernier rendez-vous à la FOS-IMMO, une dizaine de nouvelles enseignes avaient poussé. Autant de cubes de tôle identiques et pourtant identifiables au premier coup d’œil, les cornes blanches d’un Buffalo Grill, la fleur orangée d’un Jardiland, le toit pyramidal du Red Corner. Sur la façade de verre du multiplexe, la gigantesque silhouette de Johnny Depp en Jack Sparrow la fixait. Tout se ressemblait ici, tout ressemblait à ailleurs. », dans On la trouvait plutôt jolie, Paris Presses de la cité, 2017., soit dans l’une des plus célèbres séries télévisées turques intitulée Black Pearl. En juin 2024, à Saumur (49), le jeune Bilal était tué dans le cadre d’un règlement de compte à la terrasse d’un kebab2Les plats proposés – tacos, kebabs, pizzas, burgers et pâtes – tout comme le nom de l’établissement – Le Royal de Saumur – sont emblématiques du processus d’hybridation culturelle en cours dans la France hydroponique.. Quelques mois plus tard, en septembre dernier, c’est à Cagnes-sur-Mer (06) qu’un autre kebab essuyait des tirs faisant deux blessés graves. On notera qu’historiquement, les règlements de compte entre malfrats se déroulaient dans les bars et les bistrots (par exemple la fusillade du Bar du téléphone dans le nord de Marseille en 19793De la même manière en Corse, territoire où l’hydroponisation est moins avancée qu’ailleurs, deux des principales organisations criminelles portaient le nom de bistrots où elles se réunissaient : la Brise de mer et le Petit bar.).

Selon les lieux, le dépôt sur la couche yankee d’une couche culturelle est plus ou moins épais et visible. Dans de nombreux territoires, les kebabs, bars à chicha, barber shops ou établissements halals s’intègrent dans le tissu commercial traditionnel ou américanisé. Dans certains quartiers, ils sont omniprésents et constituent la quasi-totalité de l’offre commerciale, comme l’écrivait en octobre 2024 le député La France insoumise (LFI) de Vénissieux, Idir Boumertit, à propos de la reprise par l’enseigne halal Triangle du supermarché Casino de sa ville qui, si « elle permet de conserver une offre commerciale de moyenne surface sur le plateau des Minguettes et de maintenir les postes des salariés », impliquerait également « des ajustements dans l’offre de produits et notamment la suppression des boissons alcoolisées et du porc. […] Ce changement soulève des questions légitimes sur la capacité de l’offre commerciale à répondre aux besoins variés de l’ensemble des habitants », poursuivait-il, estimant qu’« il est important que la population multiculturelle de Vénissieux puisse accéder à une diversité de produits ». D’après le député, l’arrivée de Triangle pourrait également menacer l’équilibre économique des « petits commerces indépendants du plateau des Minguettes qui proposent une offre similaire ».

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Syntaxe et orthographe approximatives : le nouveau langage  

Dans le quartier des Couronneries à Poitiers, la place de Coimbra où se situe le kebab qui fut le lieu du drame, présente, elle, une diversité de commerces et de services (boulangerie, boucherie, restaurant le Pac-Miam4On notera ici une autre référence culturelle : celle au célèbre jeu vidéo japonais. Le référentiel japonais (sushis, jeux vidéo, mangas, katana, etc.) constitue un autre ingrédient incorporé dans le processus d’hybridation que connaît la société française contemporaine., bureau de poste…)5Dont certains avaient été incendiés et pillés lors des émeutes de l’été 2023.. Ce restaurant s’appelle L’Otentik. Une rapide recherche sur Internet montre que ce nom – ou sa variante L’Otantik – est également celui d’autres restaurants kebabs ou snacks à Niort (79), Brest (29), Saint-Martin-de-Crau (13), Saint-Priest (69), Bondy (93), Clermont-Ferrand (63) ou bien encore à Uckange (57). Le choix de ce nom pour un restaurant de kebab renvoie sans doute au terme « otantik », traduction turque du terme français « authentique ». Mais cette variante orthographique n’est pas sans rappeler l’essor dans toute une partie de la population, via la pratique des textos et les réseaux sociaux, d’une nouvelle syntaxe basée sur une phonétique des plus rudimentaires. Ce sabir6Qui, comme le rappelle Le Petit Robert, était un jargon mêlé d’arabe, de français, d’espagnol, d’italien, et qui était parlé dans le bassin méditerranéen., très éloigné de l’orthographe officielle, constitue sur le plan linguistique une des manifestations de cette culture hydroponique en cours de métabolisation.

Plusieurs études statistiques ont objectivé la baisse significative de la maîtrise du français parmi les élèves. D’après les données du ministère de l’Éducation nationale, la proportion d’élèves de CM2 faisant 15 fautes ou plus à la même dictée de 67 mots a littéralement explosé depuis la fin des années 19807Voir Les performances en orthographe des élèves de CM2 toujours en baisse, mais de manière moins marquée en 2021, DEPP, note d’information n°22.37, décembre 2022.. Alors qu’en 1987, seul un tiers des élèves effectuait 15 fautes ou plus, ce très faible niveau de maîtrise de l’orthographe est devenu quasiment généralisé en 2021 (90% des élèves se trouvant dans cette situation).

1987-2021 : Évolution de la proportion d’élèves de CM2 faisant 15 fautes ou plus à la même dictée de 67 mots

Source : DEPP.

Ce constat est partagé par de nombreux enseignants comme, par exemple, cette professeure dans un collège privé de Pau ayant commencé à enseigner en 1992 : « Ce que je faisais il y a vingt ans pour un niveau de 6e ou 5e serait compliqué à faire aujourd’hui dans les mêmes classes8Aliénor Vinçotte, « « Le niveau de langue baisse d’année en année » : le difficile constat des professeurs de français », Le Figaro, 13 septembre 2023. ». Ces lacunes, observées initialement chez les enfants et adolescents, se retrouvent dorénavant mécaniquement, au gré de l’avancée en âge des cohortes générationnelles, progressivement dans l’ensemble de la société. Le vocabulaire employé est moins fourni et la langue relâchée. Des études l’ont mesuré, mais on le constate empiriquement quand on compare par exemple des micro-trottoirs réalisés auprès de Français ordinaires dans les années 1960 et ceux tournés aujourd’hui. 

Norbert Elias insistait sur l’importance de l’écrit dans les processus de civilisation. On peut dès lors se demander si l’écriture numérique a les mêmes vertus civilisatrices que l’écriture manuscrite sur papier. L’écriture cursive participe en effet de la structuration de la pensée et l’apprentissage de l’écriture passe par l’inculcation de règles formelles qui sont beaucoup moins respectées avec l’écriture numérique, sans même parler des textos ou des commentaires sur les réseaux sociaux.  

Le pétard : le nouveau pinard ?

Les premiers éléments d’enquête laissent à penser que les fusillades de Poitiers et de Saint-Péray sont à relier avec le trafic de drogue. Il ne s’agit hélas pas de cas isolés. Les règlements de compte entre trafiquants, les rivalités pour le contrôle d’un point de deal ou les actions de représailles contre les forces de l’ordre à la suite d’une opération de police dans un quartier abritant un trafic, scandent désormais l’actualité nationale et n’épargnent plus aucun territoire, comme le montre la liste de faits suivante.

Recension non exhaustive d’événements liés au trafic de drogue en octobre 2024
  • 2 octobre : un corps retrouvé calciné dans un véhicule à Marseille (Bouches-du-Rhône)
  • 3 octobre : un homme blessé dans un règlement de compte à Chenôve (Côte d’Or)
  • 6 octobre : un homme grièvement blessé par balle à Rennes (Ille-et-Vilaine)
  • 8 octobre : démantèlement d’un réseau à Tarbes, Aureilhan et Sarrouilles (Hautes-Pyrénées)
  • 9 octobre : interception d’un go fast transportant une tonne de cannabis près d’Orléans (Loiret)
  • 9 octobre : incendie par des trafiquants de véhicules du commissariat de Cavaillon (Vaucluse)
  • 12 octobre : un réseau de trafiquants démantelé à Albi, Castres et Mazamet (Tarn)
  • 13 octobre : un blessé pour une dette de stupéfiants à Murol (Puy-de-Dôme)
  • 13 octobre : un mort par balle dans un règlement de compte entre dealers à Nevers (Nièvre)
  • 15 octobre : des trafiquants arrêtés à Montigny-les-Cormeilles (Val-d’Oise)
  • 17 octobre : le député LFI Andy Kerbrat interpellé pour achat de stupéfiants à Paris
  • 18 octobre : une tonne de cannabis saisie à Vigneux-sur-Seine (Essonne)
  • 19 octobre : un blessé par balle sur un point de deal à Montpellier (Hérault)
  • 20 octobre : un blessé dans une rixe liée au trafic à Maubeuge (Nord)
  • 20 octobre : fusillade à Reims (Marne)
  • 22 octobre : un mort et un blessé à Grenoble (Isère)
  • 23 octobre : un jeune tué par balle sur un point de deal à Grenoble (Isère)
  • 24 octobre : un homme grièvement blessé par balle sur un point de deal à Vénissieux (Rhône)
  • 25 octobre : fusillade à Grenoble (Isère)
  • 25 octobre : fusillade à Longjumeau (Essonne)
  • 26 octobre : un enfant de 5 ans blessé par balle dans une fusillade à Pacé (Ille-et-Vilaine)
  • 28 octobre : rixe et attaque du commissariat par des trafiquants à Cahors (Lot)
  • 28 octobre : une blessée pour une dette de stupéfiants à Lorient (Morbihan)
  • 30 octobre : fusillades à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) et Villeurbanne (Rhône)
  • 30 octobre : un blessé dans une rixe à Rennes (Ille-et-Vilaine)

Si, face à la multiplication des drames liés au trafic de drogue et à la gravité croissante de la criminalité entourant cette activité illicite9On pense par exemple à l’attaque d’un fourgon cellulaire dans l’Eure en mai 2024, au cours de laquelle deux agents pénitentiaires ont perdu la vie., le discours politico-médiatique se focalise sur les réponses répressives à apporter, une dimension essentielle du problème nous semble en partie négligée. Si, comme l’avait déclaré Gérald Darmanin, la France compterait près de 4000 points de deal, c’est car la consommation de cette substance est aujourd’hui massive. À titre de comparaison, ce nombre de lieux de vente de produits illicites est à mettre en regard avec les 23 000 buralistes de France qui, eux, exercent une activité légale. On compte donc un peu moins de six bureaux de tabac pour un point de deal. Dans certaines zones, le ratio est totalement inversé. On dénombre ainsi par exemple cinq points de deals dans le quartier de Perseigne à Alençon (61) contre deux bureaux de tabac et le « four » (nom donné par les trafiquants au point de deal) fait désormais partie intégrante du paysage urbain générique de nombreux quartiers de la France hydroponique.   

En 2022, 129 tonnes d’herbes et de résine de cannabis ont été saisies par les forces de l’ordre, ce qui constitue un record historique. Cette gigantesque économie souterraine comptant points de vente, réseaux de livraison à domicile (appelés « Ubershit ») et axes logistiques sillonnés par les go fast permet de servir pas moins de cinq millions de consommateurs réguliers ou occasionnels de cannabis. D’après les chiffres de l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), le nombre de consommateurs s’est envolé en trente ans, puisque la part des « expérimentateurs10Personnes ayant consommé du cannabis au moins une fois dans leur vie. » est passée de 12,7% des 18-64 ans en 1992 à 50,4% en 2023. Si l’on s’en tient au public ayant consommé du cannabis au moins une fois dans l’année, son poids est passé de 4,4% à 10,8% de la population sur la même période.

Mais que recherchent ces très nombreux consommateurs ? D’après le site de l’OFDT, « une prise de cannabis entraîne en général une euphorie modérée et un sentiment de bien-être, suivi d’une somnolence ». La consommation de cannabis s’effectue ainsi souvent dans une optique récréative et conviviale, comme le décrit par exemple David Lopez dans Fief, roman narrant les tribulations d’un groupe de jeunes hommes dans une petite ville de la France périphérique. La scène inaugurale du livre plante le décor :
« C’est un nuage qui m’accueille. Quand j’ouvre la porte je vois couler sous le plafonnier cette nappe brune épaisse, et puis eux, qui baignent dedans. Ixe, ça ne le dérange pas qu’on fume chez lui, du moment qu’on ne fume pas de clopes. Je le regarde, entre lui et moi c’est presque opaque. Il plane dans le brouillard. On est bien reçus chez toi, je dis. Je n’ai pas le temps d’ajouter quoi que ce soit que déjà, il me pose la question rituelle. Tu veux rouler ? Je dis oui11David Lopez, Fief, Paris, Seuil, coll. « Points », 2019, p. 7.. » 

Dans Leurs enfants après eux12Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux, Arles, Actes Sud, 2018., Nicolas Mathieu raconte notamment comment le shit est consommé par une partie de la population d’une commune du vieux bassin industriel lorrain. L’effet récréatif est ici aussi recherché. Mais plus profondément, le recours régulier au cannabis permet d’accepter son sort peu envieux. Quelques décennies plutôt, cette sédation sociale était obtenue dans une partie des milieux populaires par la consommation de vin au domicile ou dans les bistrots et débits de boisson13Cf. Gilbert Carrier, Histoire sociale et culturelle du vin, Paris, Larousse, 1998.. Dans le milieu des années 1950 dans le bassin minier de Douai (59), on en comptait par exemple 53 dans la commune d’Aniche (pour 9400 habitants), 22 à Lallaing (4600 habitants) et 14 à Lewarde (1500 habitants)14Cf. Milan Vulic, « Le débit de boissons, le cabaret, le bistrot dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, témoins de la sociabilité populaire », Revue du Nord, tome 70, n°79, octobre-novembre 1988..    

Le nombre de bistrots, comme la consommation de vin, a drastiquement diminué. En équivalent de litres d’alcool pur par habitant de 15 ans et plus, la consommation de vin est ainsi passée de près de 22 litres au début des années 1960 à un peu moins de six litres aujourd’hui. 

Si la consommation régulière de vin se maintient quelque peu dans les tranches d’âge les plus âgées, les jeunes générations sont nettement moins consommatrices. Dans la jeunesse populaire, on est passé en deux générations du « pinard » au « pétard ». La frappe ou « peufra », catégorie de résine de cannabis affichant un taux de THC très élevé15Selon l’OFDT la teneur moyenne en THC dans les résines de cannabis saisies est passée de 6% en 2000 à 30% aujourd’hui., omniprésente dans les chansons et les clips de rap16Cf par exemple : « La peufra, elle vient de chez moi / My negga, on sait qu’elle est passée chez toi / Sur la quett-pla, y a marqué « Pogba » / J’mélange bicar’ et coca’ / La re-pu, elle est locale / Grosse tête de beuh dans le bocal »,  XVBARBAR, J’allume, 2015., remplit aujourd’hui le rôle de puissant sédatif sociologique, en lieu et place du « pinard » et de l’alcool servis jadis dans LAssommoir.    

Cette substitution ne s’opère pas que sur ce type de consommation, elle s’observe également pour la consommation dite récréative. Le consultant Martin Cubertafond note ainsi que d’ores et déjà sur le marché américain, quand il s’agit de quantifier la part de marché du vin, « on ne parle plus de part d’estomac, mais de part d’euphorie pour inclure le cannabis (en plus de la bière, des spiritueux et du vin) ».

Le développement de la consommation de cannabis (et des autres drogues) et le recul concomitant du vin constituent un autre symptôme de l’entrée progressive dans une France hydroponique. L’implantation des points de deal avec leurs « choufs » et « charbonneurs » (guetteurs et vendeurs), mais également les tags et graffitis indiquant les tarifs des différents produits aux clients, signe, dans de nombreux quartiers, ce passage d’un référentiel à un autre. Symétriquement, l’empreinte de la vigne sur les paysages hexagonaux a considérablement reculé au cours des dernières décennies.

Carte de l’évolution de l’implantation de la vigne par communes en France entre 1970 et 2010
(réalisation Martin Cubertafond)

C’est notamment le cas en Languedoc-Roussillon, région qui s’était historiquement spécialisée dans la production de vins à bon marché destinés à approvisionner la consommation de masse. La superficie du vignoble languedocien et roussillonnais s’est ainsi rétractée de 431 000 hectares en 1968 à 184 000 en 2020.

Le Bordelais qui fut, un temps, protégé par son aura et son image, connaît avec retard les effets de la chute de la consommation. Les plans d’arrachage s’y multiplient. Un nouveau plan de réduction de la production prévoit ainsi de supprimer 8000 hectares de vignes dans les appellations les moins prisées, soit 11% de la surface plantée dans le Blayais et la Côte de Bourg et 10% dans l’Entre-deux-mers17Cf. « La carte des 8000 hectares de vignes qui seront arrachés à Bordeaux d’ici fin mai », La Tribune, 8 février 2024.. Dans ces terroirs viticoles, les paysages sont d’ores et déjà en train de se transformer avec notamment l’apparition de pâtures et de friches ou jachères.

À Saint-Péray, dans la vallée du Rhône, toute une partie des terres agricoles situées dans la plaine ont laissé la place à la zone d’activités Pôle 2000 et à l’urbanisation, la population étant passée de 4300 habitants en 1975 à 7600 aujourd’hui. Sur les coteaux surplombant la vallée et au pied du vieux château de Crussol, le vignoble de la prestigieuse appellation Saint-Péray18Avec un prix minimum de 20 euros la bouteille selon le site d’après le site spécialisé Wineandbee.com. fait de la résistance. Les zones économiquement ou touristiquement valorisées sont ainsi, ici comme ailleurs, moins concernées par le développement de la culture et des paysages hydroponiques.       

La nuit américaine

L’américanisation en profondeur tant sur le plan culturel, linguistique ou gastronomique19On compte par exemple un restaurant McDonald’s à Soyons et un autre à Guihlerand-Granges, communes voisines de Saint-Péray. Il y en a quatre à Poitiers, auxquels s’ajoutent deux Burger King et deux KFC. constitue une autre des facettes de l’hydroponisation du pays. Au fil des ans, une épaisse couche culturelle yankee s’est déposée et le référentiel (le soft power en bon français) américain est omniprésent.

Durant les dernières semaines, la fascination pour l’élection présidentielle américaine en a constitué une illustration des plus révélatrices. Cette année encore, les chaînes d’info se sont mises « à l’heure américaine » avec des envoyés spéciaux déployés dans les fameux Swing States. Le téléspectateur a été abreuvé de commentaires des spécialistes du caucus de l’Iowa et, dans la dernière ligne droite du scrutin, chaque nouveau sondage outre-Atlantique a été disséqué en plateau avant que les principaux médias tricolores se préparent à retransmettre en direct la nuit électorale américaine.

Cette fascination profonde de l’élite politique pour l’Amérique transparaît bien dans les propos d’un Arnaud Montebourg relatant une visite gouvernementale à Washington : « Nous avons attendu dans cette pièce la fin des discussions des deux présidents seuls dans le Bureau ovale. Il y avait une petite ambiance de fête entre nous, on était à la blague, comme si nous étions heureux d’être enfin là. Comme si l’aboutissement symbolique d’une carrière politique française ne pouvait se concevoir qu’à la Maison Blanche, le plus contemporain du saint de tous les saints20Arnaud Montebourg, L’engagement, Paris, Grasset, 2020, p. 170.. »

Sous Nicolas Sarkozy, l’UMP est devenue Les Républicains. Ce parti et le Parti socialiste (PS) ont importé en France le mécanisme des primaires, qui était intrinsèquement américain (pays où les élections sont à un tour), alors que dans notre système électoral, historiquement, c’est au cours du premier tour que chaque camp sélectionnait son candidat… Autre illustration paradoxale du mimétisme qui a saisi la scène politique française : une partie du référentiel idéologique de la gauche radicale, historiquement très anti-yankee, provient aujourd’hui de certains campus américains. 

Halloween et crémation : la métamorphose de la Toussaint

La soirée du 31 octobre dernier a offert une autre illustration de ce phénomène. Un peu partout en France, on a célébré Halloween. À Saint-Péray, c’est durant une soirée spéciale Halloween à la discothèque The Seven que la fusillade s’est produite. Et à Poitiers, la jeune victime et ses amis sortaient eux aussi d’une soirée Halloween organisée par une association du quartier.

Les sondages de l’Ifop montrent que près de 40% de la population française fêtent plus ou moins régulièrement Halloween. Cette proportion atteint 50% parmi les moins de 35 ans, qui ont grandi dans une société fortement américanisée et qui sont en âge d’avoir de jeunes enfants. La Toussaint, qui est la grande fête des morts, est en perte de vitesse et est nettement concurrencée par cette autre pratique : la célébration assez festive et très commerciale d’Halloween, une fête typiquement américaine avec toutes ses déclinaisons marketing (les fameux bonbons pour les enfants, les déguisements plus ou moins fantastiques et inspirés des films d’horreur, la décoration des devantures de certains commerces, des escape games dédiés à cette fête, des « Halloween party » dans les villages, etc.). La Française des jeux n’est pas en reste, puisqu’elle proposait cette année, comme depuis plusieurs années, un Super Loto spécial Halloween, avec une cagnotte portée à plus de 13 millions d’euros, contre environ 2 millions pour un tirage classique.

L’essor d’Halloween marque aussi une rupture en termes d’esthétique et de paysage de la société française. Dans la France des années 1980 – à l’ère de l’enterrement et non de la crémation (nous y reviendrons) –, on fleurissait les tombes à la Toussaint. Au 1er novembre, il y avait des chrysanthèmes chez tous les fleuristes et dans l’espace public (monuments aux morts, ronds-points, etc.). Aujourd’hui, dans l’espace public et commercial, les chrysanthèmes sont concurrencés par les citrouilles, les ballons de baudruche, les chapeaux de sorcière et les araignées en plastique. Le passage progressif de l’esthétique du chrysanthème à celui de la citrouille et des friandises à la Toussaint constitue un autre indice de l’hydroponisation du pays. Durant cette période de l’année, il se vend encore en moyenne pour 165 millions d’euros de chrysanthèmes, quand le seul secteur de la confiserie enregistre un chiffre d’affaires de 115 millions d’euros, auxquels il faut ajouter les sommes dépensées en déguisements, décorations et animations accompagnant Halloween.

Derrière ce changement de pratique pour la Toussaint, une bascule anthropologique d’une tout autre ampleur est à l’œuvre. En 1980, à peine 1% des obsèques étaient des crémations. Aujourd’hui, ce chiffre atteint 42%, et la tendance du marché montre que, dans quelques années, la crémation deviendra majoritaire. C’est spectaculaire, surtout si l’on pense qu’il y a encore peu, la tradition millénaire n’avait pratiquement pas bougé : on enterrait les morts.

Ce phénomène, qui peut également s’expliquer pour des raisons économiques, est aussi intimement lié à l’effondrement de la vieille matrice judéo-chrétienne. Historiquement, l’Église a toujours combattu la crémation, en insistant sur le respect dû au corps. Elle a timidement commencé à assouplir sa position en 1963, autorisant la crémation tout en continuant à recommander l’enterrement. Pourtant, malgré cette ouverture, il n’y avait encore que 1% de crémations en 1980. Si l’on n’était pas franc-maçon, libre-penseur ou profondément laïc, l’idée même de crémation ne vous traversait pas l’esprit, ni à vous ni à vos proches. Et même matériellement, il y avait très peu de crématoriums en France, concentrés uniquement dans les grandes villes.

Aujourd’hui, cette pratique s’est démocratisée, devenant une réponse moderne à la mobilité géographique, à l’éclatement des attaches familiales et à la désacralisation de la mort. Symptôme de ce basculement anthropologique, le nombre de crématoriums est passé de 9 en 1980 à 216 aujourd’hui. Ces établissements souvent implantés en périphérie des villes ou dans des zones commerciales constituent désormais un élément assez courant des paysages de la France hydroponique, tout comme les jardins du souvenir qui ont été créés dans de nombreux cimetières pour stocker les urnes funéraires ou procéder à la dispersion des cendres. 

L’enterrement autrefois était plus qu’un rituel funéraire : c’était une inscription dans une histoire familiale, une appartenance à un lieu. Le carré familial ou le caveau représentaient cette continuité générationnelle. On reposait à côté de ses ancêtres, avec l’idée que, dans le futur, ses descendants viendraient nous rejoindre. Cela faisait sens dans une société encore largement rurale, où les racines familiales étaient solidement ancrées dans un même lieu. Mais avec la mobilité croissante, ce modèle a perdu de sa pertinence. Aujourd’hui, quand une personne âgée doit envisager où se faire enterrer, la question se complique. Pourquoi choisir le village des grands-parents ou des parents, quand cela fait des décennies qu’on n’y a plus vécu, et quand la famille elle-même s’est dispersée dans différentes villes ? On a fait sa vie dans une grande ville, ses propres enfants vivent ailleurs. Alors, où reposer ? À côté de ses ancêtres, dans un lieu dans lequel on n’a plus de véritable attache ? Le lien territorial et familial, autrefois stable, s’est dilué.

Comme le montrent les deux cartes suivantes, en l’espace de deux générations, la proportion de personnes qui sont décédées dans le département qui les avaient vues naître a considérablement diminué sur la majeure partie du territoire. Ces individus qui se sont transplantés sont aujourd’hui majoritaires dans le Bassin parisien élargi comme dans la plupart des départements du Sud-Est, et ils représentent plus de 40% des décédés dans la majorité des départements français.

Ce grand déménagement ou « grand rempotage » (si l’on veut rester dans la métaphore agronomique) a assurément participé à l’avènement de cette culture hydroponique dans de nombreux territoires. À Nice par exemple, où les natifs sont très minoritaires dans la population, les crémations représentent aujourd’hui 70% des obsèques

L’individu contemporain s’émancipe de plus en plus des structures traditionnelles, qu’elles soient religieuses, familiales, régionales ou politiques. Cette autonomie s’exprime même dans la manière de mourir. La crémation est l’ultime manifestation de cette indépendance, un choix par lequel l’individu s’émancipe jusqu’à son propre corps21L’évolution du rapport au corps porte aussi la trace d’un autre symptôme du passage à un référentiel culturel hydroponique, à travers l’essor du tatouage. Cette pratique inconnue dans nos contrées il y a encore une cinquantaine d’années a aujourd’hui pignon sur rue. Plus de 20% de la population adulte est tatouée et l’on compte par exemple trois salons de tatouage dans la petite ville de Saint-Péray.. Il ne reste rien, aucun lieu de mémoire physique, ce qui en fait peut-être le choix ultime de liberté.

  • 1
    En fin observateur de notre société, le romancier et géographe Michel Bussi décrit dans un de ses nombreux ouvrages ces zones commerciales périphériques américanisées et y glisse lui aussi une référence à ce film : « L’autobus 22 traversait le centre commercial, slalomait entre un immense Carrefour, un Quick, un Starbucks. En quelques mois, depuis son dernier rendez-vous à la FOS-IMMO, une dizaine de nouvelles enseignes avaient poussé. Autant de cubes de tôle identiques et pourtant identifiables au premier coup d’œil, les cornes blanches d’un Buffalo Grill, la fleur orangée d’un Jardiland, le toit pyramidal du Red Corner. Sur la façade de verre du multiplexe, la gigantesque silhouette de Johnny Depp en Jack Sparrow la fixait. Tout se ressemblait ici, tout ressemblait à ailleurs. », dans On la trouvait plutôt jolie, Paris Presses de la cité, 2017.
  • 2
    Les plats proposés – tacos, kebabs, pizzas, burgers et pâtes – tout comme le nom de l’établissement – Le Royal de Saumur – sont emblématiques du processus d’hybridation culturelle en cours dans la France hydroponique.
  • 3
    De la même manière en Corse, territoire où l’hydroponisation est moins avancée qu’ailleurs, deux des principales organisations criminelles portaient le nom de bistrots où elles se réunissaient : la Brise de mer et le Petit bar.
  • 4
    On notera ici une autre référence culturelle : celle au célèbre jeu vidéo japonais. Le référentiel japonais (sushis, jeux vidéo, mangas, katana, etc.) constitue un autre ingrédient incorporé dans le processus d’hybridation que connaît la société française contemporaine.
  • 5
    Dont certains avaient été incendiés et pillés lors des émeutes de l’été 2023.
  • 6
    Qui, comme le rappelle Le Petit Robert, était un jargon mêlé d’arabe, de français, d’espagnol, d’italien, et qui était parlé dans le bassin méditerranéen.
  • 7
    Voir Les performances en orthographe des élèves de CM2 toujours en baisse, mais de manière moins marquée en 2021, DEPP, note d’information n°22.37, décembre 2022.
  • 8
    Aliénor Vinçotte, « « Le niveau de langue baisse d’année en année » : le difficile constat des professeurs de français », Le Figaro, 13 septembre 2023.
  • 9
    On pense par exemple à l’attaque d’un fourgon cellulaire dans l’Eure en mai 2024, au cours de laquelle deux agents pénitentiaires ont perdu la vie.
  • 10
    Personnes ayant consommé du cannabis au moins une fois dans leur vie.
  • 11
    David Lopez, Fief, Paris, Seuil, coll. « Points », 2019, p. 7.
  • 12
    Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux, Arles, Actes Sud, 2018.
  • 13
    Cf. Gilbert Carrier, Histoire sociale et culturelle du vin, Paris, Larousse, 1998.
  • 14
    Cf. Milan Vulic, « Le débit de boissons, le cabaret, le bistrot dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, témoins de la sociabilité populaire », Revue du Nord, tome 70, n°79, octobre-novembre 1988.
  • 15
    Selon l’OFDT la teneur moyenne en THC dans les résines de cannabis saisies est passée de 6% en 2000 à 30% aujourd’hui.
  • 16
    Cf par exemple : « La peufra, elle vient de chez moi / My negga, on sait qu’elle est passée chez toi / Sur la quett-pla, y a marqué « Pogba » / J’mélange bicar’ et coca’ / La re-pu, elle est locale / Grosse tête de beuh dans le bocal »,  XVBARBAR, J’allume, 2015.
  • 17
    Cf. « La carte des 8000 hectares de vignes qui seront arrachés à Bordeaux d’ici fin mai », La Tribune, 8 février 2024.
  • 18
    Avec un prix minimum de 20 euros la bouteille selon le site d’après le site spécialisé Wineandbee.com.
  • 19
    On compte par exemple un restaurant McDonald’s à Soyons et un autre à Guihlerand-Granges, communes voisines de Saint-Péray. Il y en a quatre à Poitiers, auxquels s’ajoutent deux Burger King et deux KFC.
  • 20
    Arnaud Montebourg, L’engagement, Paris, Grasset, 2020, p. 170.
  • 21
    L’évolution du rapport au corps porte aussi la trace d’un autre symptôme du passage à un référentiel culturel hydroponique, à travers l’essor du tatouage. Cette pratique inconnue dans nos contrées il y a encore une cinquantaine d’années a aujourd’hui pignon sur rue. Plus de 20% de la population adulte est tatouée et l’on compte par exemple trois salons de tatouage dans la petite ville de Saint-Péray.

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