Vous avez dit « binational » ? Mais qu’est-ce que « binational » veut dire ?

Alors que Jordan Bardella a annoncé sa volonté d’exclure les Français binationaux des « emplois extrêmement sensibles » ou des « emplois stratégiques », Smaïn Laacher, sociologue et directeur de l’Observatoire du fait migratoire et de l’asile de la Fondation, formule une critique des présupposés qui sont au fondement à la fois de la hantise du « binational » de la part du RN et de tous les nationalistes ainsi que de la signification politique et existentielle de l’attachement à la nation.

Faut-il être étonné de l’avenir existentiel que pourrait réserver le Rassemblement national (RN) aux binationaux s’il arrivait aux plus hautes fonctions de l’État ? Non, pour qui sait l’importance quasi obsessionnelle des nationalistes1Je ne confonds pas nationaliste et souverainiste. Le nationaliste est un exalté de l’« unité nationale » à tout prix. Au-dessus de tout, de soi et de tous les autres, il y a les « valeurs » dites nationales. Il subordonne tous les enjeux de politique intérieure et extérieure à l’accroissement hégémonique de sa nation comme seule et unique configuration historique susceptible de préserver l’identité d’un peuple se reconnaissant comme peuple singulier. Le souverainiste, quant à lui, qu’il soit de droite ou de gauche, associe souveraineté nationale et souveraineté populaire. Les enjeux sont de l’ordre, pour le souverainiste, de l’autonomie politique de la nation et de son respect. C’est en cela qu’il s’oppose au fédéralisme et au « jacobinisme » des entités supranationales, qu’elles soient régionales ou internationales (ONU, Union européenne, etc.). pour la nation non « contaminée » ; pour une nation pensée et vécue comme saine et naturelle. Le binational serait donc celui qui est doté de deux nationalités dont la nationalité française. Notons brièvement, au passage, que le fait de posséder juridiquement plusieurs autres nationalités n’a pas de conséquence, en principe, sur la nationalité française : « La France a dénoncé le chapitre I de la Convention du Conseil de l’Europe du 6 mai 1963 sur la réduction des cas de pluralité de nationalités et sur les obligations militaires en cas de pluralité de nationalité. Cette dénonciation a pris effet le 5 mars 2009 »2La loi n°2011-672 du 16 juin 2011 « relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité » a intégré une disposition qui prévoit que, lors de son acquisition de la nationalité française par décision de l’autorité publique ou par déclaration, l’intéressé indique à l’autorité compétente la ou les nationalités qu’il possède déjà, la ou les nationalités qu’il conserve en plus de la nationalité française ainsi que la ou les nationalités auxquelles il entend renoncer ».. Aujourd’hui, la France ne fait donc aucune distinction entre les « binationaux » et les autres Français dans les domaines des droits et devoirs liés à la citoyenneté.

Je m’écarterai délibérément de la dimension proprement juridique du problème (trop technique et ce n’est pas le point essentiel des débats) pour examiner ce que posséder plusieurs nationalités veut dire. Cette perspective permettra de formuler une critique des présupposés qui sont au fondement à la fois de la hantise3Au sens d’« idée, image ou mot qui occupe de façon obsédante l’esprit d’une personne » du « binational » de la part du RN et de tous les nationalistes ainsi que de la signification politique et existentielle (ce dernier mot est très important) de l’attachement et du rattachement (dans les deux cas théorique et pratique) de la personne, ou de groupes similaires, à la nation. Et plus largement de tous ceux qui partagent la même condition juridique et sont visés par une perpétuelle suspicion (pas exclusivement des nationalistes, d’ailleurs).

Ainsi donc, Jordan Bardella refuserait, s’il était nommé Premier ministre après les législatives, aux « binationaux » d’occuper des « emplois extrêmement sensibles » ou des « emplois stratégiques » : « Nous n’entendons pas remettre en cause la double nationalité (…). En revanche, nous entendons effectivement réserver un certain nombre d’emplois stratégiques dans les secteurs notamment liés à la sécurité et à la défense exclusivement à des citoyens français ». D’autres le pensent, comme lui. Mais certains, en particulier Marine Le Pen, n’ont pas la même « position ». Le consensus n’est pas établi. Celle-ci, qui est la présidente du RN à l’Assemblée nationale, a publiquement « désavoué » le 28 juin dernier le député sortant Roger Chudeau après ses propos ciblant la « binationalité » de l’ancienne ministre de l’Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem : « Je suis un peu estomaquée que notre collègue Chudeau (…) puisse exprimer un avis qui lui est personnel mais qui est totalement contraire, en réalité, au projet du Rassemblement national»4Le Monde avec AFP, « Marine Le Pen désavoue un député RN après ses critiques sur la binationalité de Najat Vallaud-Belkacem », 28 juin 2024.. Et d’ajouter : « Nous avons pu, par le passé, envisager cette solution [interdire la binationalité] et j’y ai renoncé il y a plusieurs années (…) car je me suis rendu compte que les binationaux ressentaient comme une forme de suspicion de déloyauté à l’égard de la France (…). Je trouvais cela injuste à leur égard»5Ibid..

Les mots sont prononcés qui disent la vérité sur la chose : « suspicion », « injuste », « problème de double loyauté », « une erreur », « pas une bonne chose pour la République », « les postes ministériels doivent être détenus par des Franco-français, point final », etc. Inutile de s’attarder sur l’existence de binationaux dans un nombre important de secteurs d’activités « sensibles » ; tout comme il est superflu d’indiquer que depuis longtemps, en pratique et non en droit, des « binationaux » sont écartés de postes sensibles. On le sait – ce n’est un secret pour personne, sauf peut-être pour le Rassemblement national –, une institution ou une administration peut « écarter » un binational à cause de sa nationalité étrangère, en particulier lorsque cette nationalité est celle d’un pays pas « très sûr » (Chine, Russie, etc.). Ou parce que le binational qui souhaite postuler à un statut d’agent public entretient, à tort ou à raison, des liens intimes avec certains pays. Par ailleurs, toujours dans ce registre, en France environ « 20% des emplois sont fermés aux étrangers non ressortissants de l’Union européenne »6Mustapha Harzoune, « Quels sont les métiers interdits aux étrangers ? », Palais de la Porte dorée, 2022., dans le secteur public et le secteur privé (en tout, environ cinq millions de postes).

Alors quand Jordan Bardella veut réserver certains emplois à des Français, il s’agit bien sûr de Français au sens ethnique, au sens de Français d’origine.

Deux lectures s’opposent sur cette problématique qui dépasse, de loin, les responsables politiques et tous les militants profondément tourmentés par le lien entre identité culturelle et identité nationale.

Première lecture, une lecture prégnante qui est celle d’une préoccupation quotidienne quasi névrotique (au sens psychiatrique du terme et donc non dévalorisante), impossible à écarter, réside dans une vision ethnique de la nation, du monde social et des relations sociales. Cette vision du monde est inséparable d’un engouement pour la construction et la stabilisation de communautés culturelles et religieuses s’autodésignant comme autant de groupes ayant en commun un patrimoine, fait de culture, d’histoire, d’obligations religieuses, de valorisation de l’origine, de mémoire et de « blessures ». Max Weber nous a clairement mis en garde, dans son ouvrage Les communautés7Max Weber (trad. Catherine Colliot-Thélène et Élisabeth Kauffmann), Les communautés, Paris, La Découverte, 2019., contre toute forme d’essentialisation et de déterminisme de la communauté, pour donner la primauté à une démarche sociologique qui mettrait en avant, tout d’abord, un enjeu essentiel, celui des processus de « communautisation » (Vergemeinschaftung), c’est-à-dire de la participation affective et subjective à une commune appartenance (qui ne doit pas être confondue avec l’identité) de personnes privilégiant ainsi, dans l’ordre des liens sociaux, les actions « non rationnelles » (au sens wébérien). Ainsi, cette appartenance religieuse et culturelle (les deux registres quand ils ne se confondent pas totalement ne sont jamais parfaitement dissociés l’un de l’autre) repose sur une affinité élective qui tient son origine d’affinités de sens dont le mouvement n’a pour objet que d’aller toujours dans le sens d’un renforcement mutuel des choix et des certitudes. La confession et l’origine ethnique constituent ainsi les catégories dominantes d’interprétation des actes et des paroles des uns et des autres. Agir et parler devient proprement impossible sans être pris et définitivement prisonnier de catégories classificatoires externes qui renvoient à quelques divisions fondamentales et irrévocables toutes liées à quelques identificateurs que sont la nationalité, la « race », l’origine ethnique ou l’appartenance confessionnelle. Cette interprétation s’applique, me semble-t-il, parfaitement à la position de Jordan Bardella et à son parti politique (indépendamment des nuances et des revirements des uns ou des autres). C’est l’alpha et l’oméga de toute chose ; le dispositif cognitif d’identification de la société et de la distribution des appartenances ethnoreligieuses8Il suffit de tendre l’oreille pour se rendre à quel point nous sommes inondés, pour ne pas dire asphyxiés, de discours, de positions, d’indignations, de rectifications, d’accusations, etc., sur des thèmes importants mais rabâchés à l’infini : l’islam, le voile, les musulmans, la laïcité, le terrorisme, le djihadisme, la radicalisation, la déradicalisation, l’immigration, le racisme, les mosquées, les femmes musulmanes, le communautarisme, les demandeurs d’asile, etc. Il faudrait mettre des guillemets à chaque mot tellement ils donnent le vertige… interprétatif. Comme le dit avec justesse et délice Jean Paulhan : « Tout a été dit. Sans doute. Si les mots n’avaient changé de sens ; et les sens, de mots » (Jean Paulhan, Énigmes de Perse, Paris, Babel, 1992). Cela sied tout à fait à ces topos aux allures le plus souvent faussement savantes.. Ces mondes clos, qui sont autant de « nous » à prétention totalitaire9Des étrangers ou Français d’origine étrangère profondément musulmans (des dévots musulmans) ont bien souvent incorporé cette velléité de construire un monde clos fondé, en pratique et quotidiennement, sur le dogme religieux comme seule vérité de la manière d’être au monde., s’imposent ainsi, sans effort intellectuel ni connaissance attestée, comme repère unique en tant que tels : l’appartenance religieuse et culturelle constitue la seule information à savoir et le premier repère à identifier pour régler ses actions de défense ou d’agression ; pour choisir et décider des modalités tactiques ou stratégiques de ses alliances, pour indexer son taux d’indignation sur le degré de tort subi, par les « autres », par ceux qui n’étaient pas là depuis le début. On comprend, dès lors, que le « binational » reste un être étrange, étranger au monde occupé légitimement par les premiers occupants, perçus et présentés comme les premiers venus.

La seconde lecture est celle qui s’appuie sur la notion de membre, associée à celle de la compétence. Sans conteste possible, les ethnométhodologues nous ont beaucoup aidés à comprendre comment se traduisait, en actes et en paroles, l’appartenance à une communauté nationale. Harold Garfinkel et Harvey Sacks nous disent que la compétence est le propre du membre et que, précisément et conséquemment, c’est le fait d’être membre (d’en être, d’en faire partie, etc.) qui confère des connaissances adéquates et permet la participation au processus continu de création de l’organisation sociale :
« La notion de membre est le fond du problème. Nous n’utilisons pas le terme en référence à une personne. Cela se rapporte plutôt à la maîtrise du langage commun, que nous entendons de la manière suivante. Nous avançons que les gens, à cause du fait qu’ils parlent un langage naturel, sont en quelque sorte engagés dans la production et la présentation objectives du savoir de sens commun de leurs affaires quotidiennes en tant que des phénomènes observables et racontables (…) »10Harold Garfinkel et Harvey Sacks, « On Formal Structures of Practical Actions », dans Alain Coulon, L’Ethnométhodologie, Paris, PUF, 1987, p. 339 ; ainsi que Smaïn Laacher, La France et ses démons identitaires, éditions Hermann, 2021..

Être membre, c’est être membre d’un corps et d’un esprit. Dans la société, l’esprit de corps renvoie à la relation subjective que chacun des membres d’un corps est comme par enchantement rattaché et ajusté ; pour reprendre l’expression de Giorgio Agamben, c’est le « corps du sujet souverain », en un mot celui de la Nation (ou de la République). Voilà pourquoi être membre exige inséparablement l’expression d’un sentiment d’appartenance à une communauté (nationale, locale, professionnelle, etc.) et la manifestation officielle d’une reconnaissance de cette appartenance. Tous les documents d’État (imprimé, signature, cachets, etc.) ne viennent-ils pas attester de la réalité de cette appartenance mais aussi de la capacité de l’entrant à être membre du corps national (que l’on pense à la naturalisation des étrangers) ? C’est en ce sens que l’appartenance (être membre de) est proche d’une forme de solidarité. Cette proposition est parfaitement résumée par des auteurs comme Jean-Jacques Rousseau et Émile Durkheim :
« (…) Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres prenait autrefois le nom de Cité, et prend maintenant celui de République ou de corps politique. […] Sitôt que cette multitude est ainsi réunie en un corps, on ne peut offenser un de ses membres sans attaquer le corps ; encore moins offenser le corps sans que les membres s’en ressentent. Ainsi le devoir et l’intérêt obligent également les deux parties contractantes à s’entraider mutuellement, et les mêmes hommes doivent chercher à réunir sous ce double rapport tous les avantages qui en dépendent11Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, 1762. ».
« (…) Quand des individus se trouvant avoir des intérêts communs s’associent, ce n’est pas seulement pour défendre ces intérêts, c’est pour s’associer, pour ne plus se sentir perdus au milieu d’adversaires, pour avoir le plaisir de communier, de ne faire qu’un avec plusieurs, c’est-à-dire en définitive, pour mener ensemble une même vie morale12Émile Durkheim, De la division du travail social, 1893. ».

Pour ceux que l’on nomme les « binationaux », ce qui est à l’œuvre, ou l’enjeu, n’est donc pas l’« intégration », mais bien une empreinte sociale et culturelle des diverses configurations (les interactions sociales, les institutions, l’école, le droit, le travail, la langue, etc.) sur les personnes et les groupes ainsi que sur leurs systèmes d’organisation et sur les valeurs et croyances qui leur sont associées. Ce qui a cours dans la vie de ces « binationaux » (multiples activités sociales et professionnelles et épreuves biographiques), c’est ce que j’appellerai, à la suite de Norbert Elias, un processus de construction d’un habitus national. Bien entendu, nous écartons radicalement la version biologisante de cette notion, pour mieux mettre en avant le caractère à la fois processuel et historique du concept d’habitus national. Ainsi, j’oppose à la notion de race, assignation éternelle à l’origine par le corps, l’historicité de l’habitus national en ce sens où celui-ci est à la fois l’objet de transmission mais aussi de transformation. Il est un héritage reçu, mais il est aussi expérience, ou plus exactement il est le produit de multiples expériences. Dont l’une, et non des moindres, est la construction d’une individualité, qui ne dépend pas seulement du regard des autres, ou du regard de la société, mais implique aussi, précisément par l’existence d’épreuves, une réflexivité sur soi, sur les autres ; et sur soi dans sa relations aux autres (et dans ce dernier espace, celui des autres, est inclus le pays d’origine, ou plus exactement, le plus souvent, le pays des parents). Comme il n’y a pas d’opposition ou de frontière entre individu et société, il n’y a pas d’un côté des « binationaux » et de l’autre la société et ses institutions. Nous sommes en présence de dépendances qui lient étroitement l’individu (qu’il soit immigré ou non) à sa société. Aussi l’habitus national n’est-il pas la simple continuation d’une psychologie individuelle, ni une substance fondamentale dont les conduites individuelles seraient une manifestation. L’habitus national est un indicateur qui renvoie au fait suivant : les personnes (« binationales » ou non) intériorisent, le plus souvent inconsciemment, des normes et des valeurs comportementales, mais aussi, comme dirait Norbert Elias, le « destin de leur peuple ». De façon lente, contradictoire, et parfois violemment.

Deux exemples suffiront à montrer empiriquement que les processus d’individualisation s’effectuent sur le fond d’une communauté nationale partagée.

Premier exemple. La plus grande tolérance de la société française depuis la fin des années 1990 a eu un effet différé sur de nouvelles populations, principalement constituées de Français de parents immigrés et d’immigrés issus du Maghreb. On a ainsi vu se constituer des associations « homosexuelles issues de l’immigration » ou, ce qui revient au même, des associations « laïques luttant contre toutes formes d’homophobie ». Cette réalité nouvelle, inséparablement sociale et sexuelle, induit une transformation du sens et de la fonction religieuse de la virilité et de son contenu. On est ainsi passé d’une lutte circonscrite à l’espace de l’homosexualité et des homosexuel(le)s à une nationalisation, et donc à une politisation et à une juridicisation des rapports de sexes incluant l’homosexualité féminine et masculine, et, pour les populations immigrées de confession musulmane, impliquant une déconstruction de l’attitude virile dans l’islam et les pays musulmans. Cela est sans aucun doute possible parce qu’un État, des droits et des publics sont susceptibles de prendre en charge et de faire prospérer une culture anti-homophobe.

Second exemple. Celui des effets de l’institution scolaire sur la très grande majorité de ses usagers. Un des résultats de mes enquêtes sur l’école et les enfants d’immigrés13Je me permets de renvoyer à mon ouvrage, L’institution scolaire et ses miracles, Paris, La Dispute, 2005. a montré que tout changement de place sociale est à la fois cause et effet d’une confrontation à des choix (matériels, intellectuels ou moraux), à des points de vue qui confirment ou qui vont à l’encontre des siens, à des engagements qu’il faut accepter ou refuser, etc. J’ai observé alors comment se constitue, avec ou sans héritage scolaire, un double processus de séparation avec le groupe d’origine et d’agrégation, problématique mais réelle, aux mondes de la culture dominante. Sans aucun doute possible, l’École a été et reste un dispositif central non seulement de ces changements internes à l’immigration, mais aussi corrélativement dans la production de nouvelles dispositions culturelles d’individus et de groupes ayant pour effet une autre relation à l’immigration et donc au pays d’origine des parents. Ces familles composites (enfants et parents de nationalités différentes) sont objectivement et subjectivement travaillées par des processus de transition (processus lent, conflictuel et contradictoire, mais probablement irréversible) de l’habitus social à l’habitus national.

Les nationalités possédées par le « binational » ne s’inscrivent nullement dans une relation symétrique et ne sont jamais vécues avec la même intensité, ni la même expression, ni le même attachement, ni la même loyauté, ni le même respect des droits de chacun, ni le même degré de reconnaissance et de protection de la citoyenneté. En réalité, celles et ceux, en particulier originaires de pays anciennement colonisés par la France, qui possèdent des nationalités profondément différentes dans leur vision du monde et leur effectivité pratique, possèdent des nationalités qui sont « liées » par des rapports de domination et de légitimité et d’illégitimité. Il ne peut pas en être autrement, tout simplement parce que l’histoire de l’immigration (en particulier celle issue du Maghreb) est l’histoire de rapports de domination coloniale entre sociétés. Et cela est singulièrement vrai pour les Algériens.

Les « binationaux » ont en réalité un rapport pratique à la nationalité française, c’est-à-dire un sens concret de ce qu’il faut faire sans se poser la question de savoir s’il faut impérativement une « règle de conduite ». Contrairement à ce que pensent ceux qui oublient de penser, l’habitus social des « binationaux » rappelle que leurs actions quotidiennes ont plus souvent pour principe le sens pratique que le calcul rationnel. Nous sommes ici dans l’ordre de la nationalité pratique, celle octroyée par l’ordre étatique et national français.

Avec l’autre nationalité possédée (autre que française), les « binationaux » ont un rapport théorique, voire un rapport d’observation14Théorie vient du grec theôria, qui signifie observation. qui ne s’appuie ni ne se fonde sur aucune implication collective. Le plus souvent, les « binationaux » n’ont qu’une connaissance abstraite, théorique ou spéculative (et même parfois très approximative pour ne pas dire incorrecte) du pays de leurs parents.

Alors que la nationalité étrangère est une nationalité sur le papier (et même bien souvent que de papier), la nationalité française du « binational » est une nationalité d’épreuves et d’expériences, d’engagements réels (militants, sociaux, professionnels, etc.).  

Naître dans une nation, c’est être comme naturellement le national de celle-ci15L’étymologie du mot nation (natio) signifie naissance.. Non seulement, au moins depuis la fin de l’Ancien Régime et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, il n’y a pas d’écart ou d’opposition entre natio (la naissance) et nation (l’espace plein de la souveraineté) parce qu’ils se confondent, mais en naissant au bon endroit (dans sa nation), la reconnaissance et l’attribution des droits et les protections qui leur sont attachés ne sont possibles que si l’homme (un homme parmi les hommes, le pur homme en soi comme dirait Agamben) présuppose le citoyen. Et le « binational », devant la loi, est un citoyen comme tous les autres citoyens16Smaïn Laacher, L’immigration à l’épreuve de la nation, La Tour-d’Aigues, L’Aube, Fondation Jean-Jaurès, 2024.. N’en déplaise à certains.

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    Je ne confonds pas nationaliste et souverainiste. Le nationaliste est un exalté de l’« unité nationale » à tout prix. Au-dessus de tout, de soi et de tous les autres, il y a les « valeurs » dites nationales. Il subordonne tous les enjeux de politique intérieure et extérieure à l’accroissement hégémonique de sa nation comme seule et unique configuration historique susceptible de préserver l’identité d’un peuple se reconnaissant comme peuple singulier. Le souverainiste, quant à lui, qu’il soit de droite ou de gauche, associe souveraineté nationale et souveraineté populaire. Les enjeux sont de l’ordre, pour le souverainiste, de l’autonomie politique de la nation et de son respect. C’est en cela qu’il s’oppose au fédéralisme et au « jacobinisme » des entités supranationales, qu’elles soient régionales ou internationales (ONU, Union européenne, etc.).
  • 2
    La loi n°2011-672 du 16 juin 2011 « relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité » a intégré une disposition qui prévoit que, lors de son acquisition de la nationalité française par décision de l’autorité publique ou par déclaration, l’intéressé indique à l’autorité compétente la ou les nationalités qu’il possède déjà, la ou les nationalités qu’il conserve en plus de la nationalité française ainsi que la ou les nationalités auxquelles il entend renoncer ».
  • 3
    Au sens d’« idée, image ou mot qui occupe de façon obsédante l’esprit d’une personne »
  • 4
  • 5
    Ibid.
  • 6
    Mustapha Harzoune, « Quels sont les métiers interdits aux étrangers ? », Palais de la Porte dorée, 2022.
  • 7
    Max Weber (trad. Catherine Colliot-Thélène et Élisabeth Kauffmann), Les communautés, Paris, La Découverte, 2019.
  • 8
    Il suffit de tendre l’oreille pour se rendre à quel point nous sommes inondés, pour ne pas dire asphyxiés, de discours, de positions, d’indignations, de rectifications, d’accusations, etc., sur des thèmes importants mais rabâchés à l’infini : l’islam, le voile, les musulmans, la laïcité, le terrorisme, le djihadisme, la radicalisation, la déradicalisation, l’immigration, le racisme, les mosquées, les femmes musulmanes, le communautarisme, les demandeurs d’asile, etc. Il faudrait mettre des guillemets à chaque mot tellement ils donnent le vertige… interprétatif. Comme le dit avec justesse et délice Jean Paulhan : « Tout a été dit. Sans doute. Si les mots n’avaient changé de sens ; et les sens, de mots » (Jean Paulhan, Énigmes de Perse, Paris, Babel, 1992). Cela sied tout à fait à ces topos aux allures le plus souvent faussement savantes.
  • 9
    Des étrangers ou Français d’origine étrangère profondément musulmans (des dévots musulmans) ont bien souvent incorporé cette velléité de construire un monde clos fondé, en pratique et quotidiennement, sur le dogme religieux comme seule vérité de la manière d’être au monde.
  • 10
    Harold Garfinkel et Harvey Sacks, « On Formal Structures of Practical Actions », dans Alain Coulon, L’Ethnométhodologie, Paris, PUF, 1987, p. 339 ; ainsi que Smaïn Laacher, La France et ses démons identitaires, éditions Hermann, 2021.
  • 11
    Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, 1762.
  • 12
    Émile Durkheim, De la division du travail social, 1893.
  • 13
    Je me permets de renvoyer à mon ouvrage, L’institution scolaire et ses miracles, Paris, La Dispute, 2005.
  • 14
    Théorie vient du grec theôria, qui signifie observation.
  • 15
    L’étymologie du mot nation (natio) signifie naissance.
  • 16
    Smaïn Laacher, L’immigration à l’épreuve de la nation, La Tour-d’Aigues, L’Aube, Fondation Jean-Jaurès, 2024.

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