Voitures brûlées de la Saint-Sylvestre : banalisation des violences urbaines et nouveau rituel festif

Depuis le début des années 1990, la panoplie des festivités du réveillon du Premier de l’an compte un nouvel ingrédient incontournable : les incendies de véhicules qui se produisent dans de nombreux quartiers populaires des villes françaises. Les images et les décomptes des voitures brûlées au lendemain du réveillon font désormais partie intégrante du décorum et il semble bien que cette tradition se soit durablement installée dans de nombreux territoires.

Alors qu’il était inexistant jusqu’à la fin des années 1980, ce phénomène a pris de l’ampleur depuis le début des années 2000 au point de s’être banalisé avec en moyenne près d’un millier de véhicules détruits par le feu chaque nuit de la Saint-Sylvestre en France, comme le montre le graphique suivant.

Nombre de véhicules brûlés en France pendant la nuit de la Saint-Sylvestre
NB : en 2011 et 2012, le ministère de l’Intérieur n’a pas communiqué le nombre de voitures brûlées.

Sociologues, spécialistes des violences urbaines, élus locaux, travailleurs sociaux et policiers s’accordent à dire que les motivations de ce geste sont multiples. Une partie des incendies s’inscrivent dans des règlements de compte personnels, mais aussi dans des stratégies d’arnaques à l’assurance. De manière plus courante, le phénomène des voitures brûlées renvoie également à la problématique des violences urbaines dont il est une des figures imposées, à côté des affrontements entre des jeunes du quartier et les forces de l’ordre. Car au même titre que la barricade, l’incendie volontaire de biens publics ou privés fait partie de l’imaginaire de la révolte et de l’émeute. On pense bien évidemment à la figure des pétroleuses lors de la Commune de Paris et aux incendies du Louvre et de l’Hôtel de ville pendant la semaine sanglante. Plus près de nous, cette image du feu comme emblème et expression de la révolte se retrouve par exemple dans des chansons du groupe punk anarcho-libertaire Bérurier noir (avec notamment sa chanson « Vive le feu !») ou dans ceux du groupe de rap NTM, auteur du célèbre « Qu’est-ce qu’on attend… pour foutre le feu ». Dans la culture rap, très présente dans les quartiers sensibles qui sont le théâtre de ces incendies de voitures, les images et les références à cette pratique sont très fréquentes, que ce soit dans des clips ou dans les paroles des chansons comme dans le morceau intitulé « La France » du groupe Sniper : « Le seul moyen de se faire entendre est de brûler des voitures. »

L’expression d’une contestation du pouvoir et des autorités et la dimension protestataire associées à cette pratique de l’incendie de voitures transparaissent clairement à la lecture des chiffres. Le compteur s’affola ainsi le 1er janvier 2008. Ce premier réveillon du quinquennat Sarkozy (dont l’élection s’était déjà soldée, fait inhabituel pour un soir de scrutin, par 730 voitures brûlées) fut salué par pas moins de 878 véhicules incendiés, soit une augmentation de 221% par rapport à l’année précédente (« seulement » 397 véhicules détruits par le feu le 1er janvier 2007). Le mandat du président qui voulait passer le « Kärcher dans les cités » pour les « débarrasser de la racaille » connut d’autres nuits de la Saint-Sylvestre très agitées (1 147 véhicules brûlés le 1er janvier 2009 et 1 137 l’année d’après) à tel point qu’en fin de mandat, le ministre de l’Intérieur de l’époque décida de ne plus communiquer le bilan sécuritaire des Premiers de l’an. De la même manière, le Premier de l’an 2019, se déroulant en pleine mobilisation des « gilets jaunes », se solda par un nombre record de véhicules incendiés : 1 457, contre 1 031 l’année précédente. Du fait d’un déploiement policier massif dans le cadre du confinement lié à la pandémie de Covid-19, le nombre de voitures brûlées reflua nettement lors du Premier de l’an 2020, avec tout de même 861 véhicules détruits1Soit un bilan deux fois supérieur à celui de la Saint-Sylvestre 2006, soirée au cours de laquelle les forces de l’ordre étaient déployées également en nombre quelques semaines seulement après les émeutes de 2005..

Strasbourg, le foyer initial

Cette pratique de la voiture brûlée lors de la nuit du réveillon est historiquement apparue en Alsace (et particulièrement à Strasbourg) avant de se diffuser progressivement dans les différentes villes françaises2La voiture brûlée du 31 décembre étant devenue, avec le kebab et la choucroute, un produit d’exportation alsacien vers la « France de l’intérieur » (nom donné en Alsace au reste du pays).. Le premier cas enregistré pour la Saint-Sylvestre remonte en effet à la nuit du 1er janvier 1988 dans le quartier sensible de la Meinau. Par effet de mimétisme et de contagion, le phénomène s’est ensuite propagé aux autres cités chaudes strasbourgeoises (Le Neuhof, Hautepierre…) à partir du milieu des années 1990. Année après année, le phénomène s’est enraciné dans la capitale alsacienne : 43 voitures brûlées en 1998, 41 en 1999, 53 en 2000 et 44 en 2001, mais près de 200 en 2019. Cette inflation est en partie alimentée par une importante couverture médiatique, la présence des caméras et l’évocation du nom des quartiers et de « leurs performances » en termes de voitures incendiées, contribuant à susciter une concurrence et une émulation malsaine entre quartiers.

Dans la nuit du 1er janvier 2013, soit vingt-cinq ans après l’éclosion de ce phénomène, le bilan sur le plan national était particulièrement spectaculaire avec 1 193 voitures brûlées. Si toute la France était désormais touchée, la géographie des incendies n’en était pas moins instructive. On dénombrait 207 voitures incendiées en Île-de-France et 907 dans les agglomérations de province situées en zone police. La zone gendarmerie, qui recouvre la France rurale et une bonne partie des zones périurbaines, n’en enregistrait que 77. Le phénomène était donc essentiellement urbain et se concentrait plus spécifiquement dans les quartiers sensibles. Ainsi, c’est la Seine-Saint-Denis qui affichait le bilan le plus lourd (83 véhicules brûlés), mais les départements alsaciens se classaient en deuxième et troisième positions (72 véhicules dans le Haut-Rhin et 70 dans le Bas-Rhin), confirmant l’enracinement de cette tradition dans son berceau alsacien. Venaient ensuite le Nord (61 véhicules, principalement dans l’agglomération lilloise), les Bouches-du-Rhône (51 voitures), le Val-de-Marne et le Rhône (49 voitures chacun), le Val-d’Oise (48) et la Haute-Garonne (44 voitures, principalement dans le quartier toulousain du Mirail).

Le fait que ce phénomène soit apparu en Alsace et que cette région se distingue lors de chaque Saint-Sylvestre par un bilan particulièrement lourd amène à se pencher sur le contexte local pour tenter d’identifier des facteurs explicatifs. L’un d’entre eux réside sans doute dans une forme d’hybridation de traditions régionales anciennes avec la culture des banlieues. En Alsace, comme en Allemagne voisine, l’usage des feux d’artifice et des pétards est extrêmement prisé pour la nuit du réveillon. La population locale en utilise des quantités très importantes lors de cette fête et des feux d’artifice improvisés sont tirés à tous les coins de rue. Dans ce contexte, des mortiers et autres engins pyrotechniques ont au fil du temps été détournés de leur usage premier pour servir, dans certains quartiers, d’armes et de munitions contre les forces de l’ordre3Dans « la France d’après », cette pratique est désormais totalement banalisée dans tous les épisodes de violences urbaines partout sur le territoire.. Les premiers récits consacrés aux nuits de la Saint-Sylvestre à Strasbourg font ainsi état d’une ambiance de liesse qui vire à l’affrontement avec les forces de l’ordre dans certains quartiers, affrontements marqués par des incendies de véhicules et des tirs de pétards et fusées contre la police.

Autre source d’hybridation possible, on notera par ailleurs qu’en Alsace la tradition des feux de la Saint-Jean (nuit du 21 juin) reste très vivace. Dans de nombreuses localités, des bûchers d’une dizaine de mètres de haut sont érigés puis enflammés, cette animation nocturne donnant lieu à des fêtes populaires dans les communes concernées4On relèvera également que dans la culture traditionnelle kurde (Strasbourg abritant une importante communauté kurde), la fête du Nouvel An, le Newroz, s’accompagne de grands feux allumés à la nuit tombée. Cette cérémonie a certes lieu le 21 mars, mais on peut faire l’hypothèse d’une forme de mimétisme ou d’hybridation des traditions.. Le caractère festif du feu, entretenu dans la culture locale, se retrouve ainsi sous une forme hybridée, dans « l’Alsace d’après », les bûchers des places de villages étant remplacés par les carcasses de voitures brûlant au pied des barres et des tours des banlieues strasbourgeoises.

Centre-ville animé et illuminé versus normes quartiers périphériques

L’Alsace, région très touristique, attire des centaines de milliers de visiteurs, notamment à l’occasion des marchés de Noël et des fêtes de fin d’année. À cette période, les centres-villes de Strasbourg, mais aussi de la plupart des villes alsaciennes, sont pavoisés et richement décorés. Le scintillement des illuminations et l’atmosphère festive, engendrée par la présence de nombreux visiteurs et marchands dans les rues des centres historiques, détonnent singulièrement avec l’ambiance des quartiers périphériques. Ce contraste est particulièrement criant lors de la nuit du réveillon, quand les fêtards et les badauds se massent dans les artères et les rues du centre-ville historique de Strasbourg pour assister au feu d’artifice et aux festivités organisés par la mairie et les commerçants, alors que l’atmosphère est tout autre dans les quartiers sensibles, dont la physionomie ne change guère par rapport au reste de l’année. La carte ci-dessous réalisée par Sylvain Manternach à partir des informations données par la presse locale sur les violences urbaines et les incendies du 31 décembre 2019 à Strasbourg illustre de manière saisissante cette césure entre les quartiers périphériques et le centre touristique.

Cartographie des voitures brûlées à Strasbourg au cours de la nuit du 31 décembre 2019

Pour se rappeler au bon souvenir de la ville opulente qui festoie à seulement quelques stations de bus ou de tramway, certains habitants de ces quartiers strasbourgeois et alsaciens5Puis désormais dans tous les quartiers sensibles de France. ont pris l’habitude d’incendier des véhicules, des poubelles ou du mobilier urbain et de provoquer la confrontation avec les forces de l’ordre.

Un nouveau rituel festif dans les banlieues anomiques

Mais derrière cette dimension revendicative ou protestataire, il y a sans doute aussi la volonté de rompre avec la monotonie du quotidien et, en cette période particulière, de faire la fête, certes d’une manière assez singulière, autour de ces feux de joie et de ces illuminations revisités façon banlieue que sont les voitures brûlées. Bien qu’elle puisse moralement choquer, cette dimension festive recherchée dans l’émeute et les incendies ne doit pas être sous-estimée. Elle est en effet l’un des principaux ressorts et ingrédients des violences urbaines comme l’exprimait déjà, par exemple, en 1995 le groupe Bérurier noir dans les paroles d’une de ses chansons : « La zone est en flammes. Et la folie gagne. Les gamins rebelles, brûlent des poubelles. Ce soir c’est la fête6« Petit agité », Bérurier noir.. »

Pour le sociologue Romain Huët, qui a travaillé sur les « black blocks », « l’émeute peut être une épreuve esthétique » pour ceux qui y participent. Il voit « derrière l’émeute, un appel à une plus grande intensité existentielle »7Dans Romain Huët, Le Vertige de l’émeute. De la ZAD aux Gilets jaunes, Paris, PUF, 2019.. Cette grille de lecture peut, selon nous, tout à fait s’appliquer à cette tradition désormais bien instaurée dans les quartiers sensibles, qui consiste à brûler des véhicules et plus globalement à rechercher la confrontation avec les forces de police8La dimension ludique transparaît dans les témoignages et les commentaires décrivant ces événements, voir « Les jeunes ont joué au chat et à la souris avec les forces de l’ordre pendant une partie de la nuit ». lors de la nuit de la Saint-Sylvestre. Cette dimension festive et ludique associée à de tels comportements explique notamment pourquoi cette pratique des voitures brûlées s’observe désormais, non plus seulement lors du réveillon du Premier de l’an, mais aussi lors d’événements ou de moments de liesse collective. Ainsi, depuis plusieurs années, le 14-Juillet s’accompagne dorénavant d’autodafés automobiles massifs : 855 véhicules brûlés en 2016, 897 en 2017 et 845 en 20189Afin de ne pas « alimenter le phénomène », mais aussi pour ne pas donner à voir l’ampleur des violences urbaines, le ministère de l’Intérieur n’a pas communiqué sur le bilan du 14 juillet 2019.. C’est désormais également le cas pour la Fête de la musique et plus récemment pour Halloween, date qui figure maintenant comme soirée à risque sur l’agenda des commissariats de nombreuses cités françaises10Voir par exemple : « Incendies, violences, policiers attaqués : la nuit d’Halloween marquée par plusieurs incidents partout en France », France info, 1er novembre 2019.. Les mêmes scènes se répètent également dans différentes villes françaises à l’occasion de matches de football remportés notamment par l’équipe d’Algérie. Ce fut le cas par exemple quand les Fennec s’imposèrent sur la Corée du Sud lors de la Coupe du monde ou en juillet 2019 quand ils remportèrent la Coupe d’Afrique des nations.

  • 1
    Soit un bilan deux fois supérieur à celui de la Saint-Sylvestre 2006, soirée au cours de laquelle les forces de l’ordre étaient déployées également en nombre quelques semaines seulement après les émeutes de 2005.
  • 2
    La voiture brûlée du 31 décembre étant devenue, avec le kebab et la choucroute, un produit d’exportation alsacien vers la « France de l’intérieur » (nom donné en Alsace au reste du pays).
  • 3
    Dans « la France d’après », cette pratique est désormais totalement banalisée dans tous les épisodes de violences urbaines partout sur le territoire.
  • 4
    On relèvera également que dans la culture traditionnelle kurde (Strasbourg abritant une importante communauté kurde), la fête du Nouvel An, le Newroz, s’accompagne de grands feux allumés à la nuit tombée. Cette cérémonie a certes lieu le 21 mars, mais on peut faire l’hypothèse d’une forme de mimétisme ou d’hybridation des traditions.
  • 5
    Puis désormais dans tous les quartiers sensibles de France.
  • 6
    « Petit agité », Bérurier noir.
  • 7
    Dans Romain Huët, Le Vertige de l’émeute. De la ZAD aux Gilets jaunes, Paris, PUF, 2019.
  • 8
    La dimension ludique transparaît dans les témoignages et les commentaires décrivant ces événements, voir « Les jeunes ont joué au chat et à la souris avec les forces de l’ordre pendant une partie de la nuit ».
  • 9
    Afin de ne pas « alimenter le phénomène », mais aussi pour ne pas donner à voir l’ampleur des violences urbaines, le ministère de l’Intérieur n’a pas communiqué sur le bilan du 14 juillet 2019.
  • 10
    Voir par exemple : « Incendies, violences, policiers attaqués : la nuit d’Halloween marquée par plusieurs incidents partout en France », France info, 1er novembre 2019.

Du même auteur

Sur le même thème