À l’occasion de la journée internationale de lutte contre l’homophobie, la transphobie et la biphobie, le 17 mai, Flora Bolter, co-directrice de l’Observatoire LGBT+ de la Fondation Jean-Jaurès revient, dans une tribune parue dans L’Humanité, sur l’invisibilité des lesbiennes dans notre société. Pour Flora Bolter, briser l’invisibilité des lesbiennes, c’est avant tout renforcer la capacité de notre société à les entendre et les considérer.
S’il est vrai, comme le voulait une banderole de l’hommage rendu en 1970 à l’Arc de triomphe par ce qui deviendrait le MLF, qu’« il y a plus inconnu que le Soldat, c’est sa femme », que dire alors de celle qui n’est même pas mariée à un homme ? La reconnaissance sociale des femmes est indissolublement associée, dans l’univers de représentation patriarcal dont nous héritons, au fait d’être mariée à un homme, ce qui faisait dire à Monique Wittig dans La pensée straight que « la femme n’a de sens que dans les systèmes de pensée et les systèmes économiques hétérosexuels. Les lesbiennes ne sont pas des femmes. »
Cet impensé sexiste de nos représentations traditionnelles régit l’invisibilité des lesbiennes : les femmes entre elles, hors du regard masculin, ont une existence mystérieuse voire douteuse, ce qui justifia par exemple le refus britannique d’étendre en 1885 le délit d’homosexualité aux femmes sous prétexte que « les femmes ne font pas cela ». Une autre forme, plus subtile, de disqualification de l’existence même des lesbiennes les sur-sexualise et les prétend disponibles à toute avance masculine. Ce trope grotesque de la pornographie hétérosexuelle doit malheureusement constituer à lui seul la grosse majorité des représentations prétendues de « lesbiennes » dans les œuvres de fiction, et joue un rôle de réassurance masculine aussi bien que d’injonction en direction des femmes : même une femme qui prétend en aimer une autre doit se soumettre au désir masculin.
Mais comme le rappelle la sociologue Natacha Chetcuti-Osorovitz dans le rapport réalisé par l’association SOS homophobie sur la lesbophobie en 2015, cette invisibilité ne protège pas des violences, bien au contraire : « Une indifférence, un refus, une rebuffade face à une proposition masculine vécue comme ‘licite’ peuvent apparaître comme la rupture tacite d’un contrat hétérosexuel. Elles entraînent le plus souvent des insultes et parfois des violences physiques […]. » Car l’invisibilité des lesbiennes n’est pas une invisibilité à la violence : lorsqu’il s’agit de harceler, d’insulter, de désigner à la haine, les auteurs de violence n’ont aucune difficulté à nous trouver. Si cette violence s’exprime de manière légèrement différente par rapport à celle qui vise les hommes gays, elle n’est en aucun cas moins présente dans la réalité des lesbiennes, comme en témoignent les différentes enquêtes réalisées – c’est d’ailleurs l’objet d’une note que nous avons récemment publiée à la Fondation Jean-Jaurès.
Il me semble important de souligner, par ailleurs, que l’invisibilité n’est pas le fait des lesbiennes. En France, selon l’enquête de l’Agence européenne des droits fondamentaux (2020), les trois quarts des lesbiennes disent vivre ouvertement leur orientation sexuelle ; elles ne sont que 13% à la cacher au travail et 45% dans le contexte scolaire. Les lesbiennes ne se cachent donc pas particulièrement plus dans ces différents contextes que les hommes gays ; elles se décrivent également légèrement plus volontiers comme « membres actives » d’associations LGBTI+ que les hommes (4% contre 3%). Mais sur l’ensemble des financements reçus de par le monde par les associations LGBTQI+ sur la période 2017-2018, 5% seulement étaient fléchés pour des actions spécifiquement en direction des femmes lesbiennes, bi et queer…
Briser l’invisibilité des lesbiennes, en d’autres termes, ce n’est pas avant tout renforcer la capacité des lesbiennes à se dire, mais renforcer la capacité de notre société à les entendre et les considérer. Les lesbiennes sont déjà visibles, elles s’expriment par les arts et la culture aussi bien que par les interactions sociales, construisent des réseaux d’entraide là où il n’y a rien : notre société leur prête en revanche peu ou pas d’attention, de relais et de moyens, et cette absence totale de reconnaissance officielle est un des ressorts les plus puissants de la lesbophobie. C’est donc bien du côté de celles et ceux qui ne voient pas (encore) que l’effort principal doit venir – et le jeu en vaut la chandelle, car il en va des droits humains mais aussi parce que se priver de l’expression des lesbiennes revient à supprimer une des couleurs de la palette sociale de nos diversités.