Dans la perspective des élections européennes du 9 juin prochain, Timothée Duverger, co-directeur de l’Observatoire de l’expérimentation et l’innovation locales de la Fondation, et Christophe Sente, docteur en sciences politiques et sociales, voient dans l’adoption de la directive Corporate Sustainability Reporting (CSRD) – qui vise à évaluer l’impact des activités des entreprises sur l’environnement et la société – le moyen d’en faire un levier politique qui injecterait de la démocratie dans les entreprises. Ils en appellent à la transmission du capital des entreprises aux salariés pour revoir le modèle de gestion et de gouvernance des entreprises.
Un moment politique paradoxal
Alors que les institutions traditionnelles de la république sont assaillies d’attentes et objets de contestations croissantes, un renouveau politique et social est possible à partir d’un horizon européen. Cela peut paraître paradoxal alors que la chimère d’une Europe fédérale est morte et que le Parlement européen risque d’être à son tour le lieu de débordements populistes.
Cependant, l’adoption récente de la directive Corporate Sustainability Reporting (CSRD) pourrait contribuer à rendre à l’entreprise la dimension démocratique aujourd’hui disparue tant dans la pratique des sociétés privées que dans les revendications des partis et des syndicats.
Autrement dit, pour peu que les acteurs politiques et sociaux comprennent qu’un momentum vient de s’ouvrir, il est possible de faire progressivement des entreprises les vecteurs d’une république du travail, c’est-à-dire les outils d’un contrôle démocratique de la production.
La réforme de l’entreprise au cœur de l’agenda européen
Entrée en vigueur le 5 janvier 2023, la directive Corporate Sustainability Reporting (CSRD) s’impose progressivement aux entreprises à partir de cette année. Elle fait partie des diverses mesures à partir desquelles l’Union européenne (UE) tente de reconstituer une stratégie industrielle respectueuse des accords de Paris. Elle pourrait n’être qu’une réalisation technocratique au service de préoccupations environnementales immédiates. Mais elle peut aussi constituer un levier politique et un tournant si les forces nationales en comprennent les enjeux et se saisissent des possibilités qu’elle ouvre.
Comme l’intitulé de la directive le suggère, son objet principal est le reporting, ou, autrement dit, la communication par les entreprises de l’information utile à une évaluation de l’impact de leurs activités sur l’environnement et la société.
Inspirée par le Pacte vert européen, la directive impose aux firmes d’inclure dans les documents qui accompagnent leur gestion un « rapport de durabilité » qui doit comporter les données nécessaires « pour comprendre comment les questions de durabilité affectent le développement, les performances et la position de l’entreprise »1Voir la directive sur ce lien..
À cette fin, elle prévoit notamment que « la direction de l’entreprise informe les représentants des travailleurs au niveau approprié et discute avec eux des informations pertinentes ainsi que des moyens d’obtenir et de vérifier les informations en matière de durabilité ». Elle précise que « l’avis des représentants des travailleurs est communiqué, le cas échéant, aux organes d’administration, de direction ou de contrôle compétents »2Ibid..
La volonté de l’UE de renforcer les liens entre la performance de l’entreprise et l’environnement écologique et social de celle-ci n’est donc pas oublieuse de l’existence d’un dialogue social installé dans le contexte de la démocratisation de l’Europe occidentale à partir de 1945. Cependant, l’UE fait peser l’essentiel du poids de la responsabilité sociale des entreprises sur le management et à titre subsidiaire sur les actionnaires, titulaires de droits de vote dans le cadre des assemblées générales des sociétés. Les salariés n’ont pour seule compétence que celle de la formulation d’avis.
De la sorte, les enjeux de la relation entre l’entreprise et son environnement ne sont abordés ni dans une volonté de renforcer le caractère démocratique de la gouvernance, ni dans celle de l’évolution du régime de propriété qui sous-tend cette gouvernance. Or, les salariés sont aussi des électeurs inquiets ou mécontents, éventuellement tentés en politique par un vote protestataire ou l’abstention, tandis que les entreprises sont confrontées à la difficulté de fédérer durablement leurs salariés autour d’objectifs partagés, ce qui se traduit par du turn-over, une plus faible productivité, etc. Il reste aux forces politiques, syndicales et coopératives à profiter de l’opportunité ouverte par la directive CSRD pour porter une république du travail.
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Abonnez-vousLa république du travail, au-delà de la technocratie européenne
Peut-on dès lors réellement et « durablement » augmenter l’intégration de l’entreprise à son environnement sans modifier le processus décisionnel au sein de celle-ci et le régime de propriété à partir duquel il est organisé ?
La question paraît aujourd’hui éludée par l’UE. Elle était hier posée par Jean Jaurès qui, à la tribune de l’Assemblée nationale en 1893, déclarait que : « [Le socialisme] veut que la République soit affirmée dans l’atelier »3Jean Jaurès, « L’émancipation sociale des travailleurs », Assemblée nationale, 21 novembre 1893.. Depuis le rocardisme et les années autogestionnaires de la CFDT, elle a largement été oubliée par une gauche qui commence à peine à la redécouvrir, comme en témoigne l’essai remarqué de François Ruffin4François Ruffin, Mal-travail : le choix des élites, Paris, Les Liens qui libèrent, 2024..
Elle est aujourd’hui étudiée par la Fondation européenne d’études progressistes (FEPS) comme par Isabelle Ferreras qui défend une parlementarisation, sur un mode bicaméral, de la gouvernance des sociétés privées5Isabelle Ferreras, Gouverner le capitalisme ? Pour le bicamérisme économique, Paris, PUF, 2012 ; Isabelle Ferreras, Julie Battilana et Dominique Méda (dir.), Le Manifeste travail : démocratiser, dépolluer, démarchandiser, Paris, Seuil, 2020.. Aux États-Unis, elle est posée indépendamment de toute considération idéologique par des économistes et des responsables politiques qui voient dans une réforme du régime de la propriété des sociétés privées une méthode pour pérenniser l’activité économique ainsi qu’en définir les orientations.
Il est temps de réimpliquer les citoyens dans la démocratie parlementaire comme dans l’entreprise. Les deux domaines sont en crise et la crise ne peut être dépassée que par la restauration et l’amplification d’une citoyenneté républicaine, seule alternative au populisme et au management brutal.
La transmission d’entreprise aux salariés en Europe
En Europe comme aux États-Unis, l’enjeu du vieillissement des chefs d’entreprise constitue de plus une opportunité d’ouvrir le débat sur la propriété et la gouvernance des entreprises. Il pourrait servir de catalyseur à un mouvement de transmission du capital et de la responsabilité économique et sociale de sa gestion aux salariés.
En France, 25% des chefs d’entreprises ont plus de 60 ans, 11% plus de 66 ans, et on estime qu’il y aura entre 250 et 700 000 entreprises à céder dans les dix ans qui viennent. On considère dans le même temps que pour 60 000 entreprises transmises chaque année, 30 000 disparaissent6Michel Canévet, Rémi Cardon et Olivier Rietmann, Rapport d’information relatif à la transmission d’entreprise, Sénat, 7 octobre 2022.. Ces chiffres sont représentatifs de la situation dans de nombreux pays.
Or, il existe déjà des dispositifs sous-utilisés permettant une transmission des entreprises à leurs salariés.
En France, la loi relative à l’économie sociale et solidaire (ESS) a créé en 2014 un dispositif de société coopérative et participative (Scop) d’amorçage, visant à favoriser la transmission en donnant la majorité des votes aux salariés dès la transformation en Scop mais en leur laissant sept ans pour faire l’acquisition de la majorité du capital social. Seules cinq Scop en ont cependant bénéficié en dix ans. Cet échec doit autant à la méconnaissance du dispositif qu’à sa faible attractivité pour les cédants qui doivent attendre longtemps avant le rachat effectif de tous leurs titres7Avis du Conseil supérieur de l’économie sociale et solidaire sur le bilan de la loi de 2014, juin 2023..
En Espagne, les Sociedades anónimas laborales (SAL)8Waldo Orellana Zambrano, « Sociedades laborales », dans José Luis Monzón et Isidro Antuñano Maruri (dir.), Guía laboral de la economía social valenciana, Ciriec España, 2021, pp. 235-258. ont été créées en 1964 pour soutenir la reprise d’entreprises en difficulté. Après la transition démocratique entamée en 1975 à la mort de Franco, elles ont été mobilisées pour encourager la création d’entreprises par des chômeurs, qui pouvaient investir leurs allocations dans l’acquisition de parts sociales. Dans ces sociétés, les salariés doivent être majoritaires au capital et nul ne peut en détenir plus d’un tiers, à l’exception des investisseurs publics ou de l’économie sociale. À la différence des coopératives, les droits de vote y sont proportionnels au nombre de parts détenues. Ces sociétés se distinguent également par l’obligation de constituer des réserves impartageables. En 2020, on en comptait 7 801 pour 54 954 salariés9Ibid..
La transmission d’entreprises en Amérique
En Amérique du Nord, les États-Unis expérimentent depuis les années 1970 un mécanisme qui, inspiré par les procédés de leverage buy out, consistant à recourir à l’endettement grâce à un effet levier, permet un transfert du capital des sociétés aux salariés sans pour autant imposer la fondation d’une coopérative. Ce mécanisme est celui de l’ESOP (Employee stock ownership plan) dont la diffusion a bénéficié de l’Employee Retirement Income Security Act (ERISA) adopté en 1974 ainsi que des Tax Reform Acts de 1984 et 1986 qui ont mis en place des incitations fiscales.
Le dispositif de l’ESOP repose sur un trust10« Terme juridique américain » désignant un « regroupement d’entreprises apparemment distinctes mais en réalité obéissant à un même pouvoir » d’après Alternatives économiques. qui acquiert, pour le compte des travailleurs, les titres de propriété d’une société. Le financement repose soit sur une utilisation de bénéfices antérieurs réalisés par la société soit sur l’endettement du trust. À l’issue de l’opération de transmission, les salariés n’ont rien payé, ils ont protégé leur emploi, acquis un droit de vote aux assemblées générales et une participation aux résultats économiques de l’entreprise11Nicolas Aubert, « L’actionnariat salarié aux États-Unis. Guide de l’épargne et de l’épargnant. Ce que l’épargnant doit savoir », HAL Science ouverte, 2020.. En 2021, on estime le nombre de « travailleurs propriétaires » à 14,7 millions de participants12« Employee Ownership by the Numbers », 2024.. Le modèle a été introduit en 2014 en Grande-Bretagne sous la forme de l’Employee ownership trust (EOT).
Parallèlement, au Québec, les coopératives de travailleurs actionnaire (CTA) ont été créées en 1984. Elles regroupent au moins 50% des travailleurs dans le but d’acquérir et de détenir des actions de l’entreprise qui les emploie. Bénéficiant d’avantages fiscaux, elles sont utilisées soit pour des transmissions, en permettant un rachat progressif de l’entreprise, soit pour des projets de croissance, en créant un effet levier pour des fonds extérieurs. Il n’existe cependant que quelques dizaines de ces coopératives.
France – Slovénie : vers des coopératives d’actionnaires salariés ?
Très récemment, la Slovénie s’est inspirée de l’ESOP américain pour créer le SloEsop qui recourt à une coopérative plutôt qu’à un trust pour gérer l’acquisition et la détention des actions pour le compte des travailleurs. Il en est attendu des progrès en matière de réduction des inégalités économiques et sociales, de pérennisation des entreprises et de sécurisation matérielle des travailleurs13Tej Gonza, A new vision of a social enterprise: Standards and scaling social employee ownership in EU, Chaire TerrESS, 7 décembre 2022..
Les réalisations anglo-saxonnes et slovènes inspirent en France la Confédération générale des sociétés coopératives et participatives (Scop) et des sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC), qui envisage des transmissions au moyen d’une « coopérative loi 47 », qui servirait de holding. Elle aurait l’acquisition des titres comme objet social et unique et ses sociétaires ne pourraient être que des salariés de l’entreprise cible14Loi n°47-1775 du 10 septembre 1947 portant statut de la coopération.. Elles retiennent aussi l’attention du délégué ministériel à l’économie sociale et solidaire qui porte également un intérêt aux sociétés anonymes à participation ouvrières (Sapo), un dispositif datant de 1917 octroyant aux salariés des actions de travail, donc des droits de vote et de participation aux bénéfices15Maxime Baduel, entretien réalisé par Camille Dorival et Théo Nepipvoda, « Nous souhaitons rendre l’économie sociale et solidaire plus visible », Carenews, 30 janvier 2024.. Si la Sapo ne prévoit pas d’acquisition du capital, elle pourrait être utilisée de façon transitoire dans les opérations de conversion en permettant l’accès des salariés à la gouvernance et aux bénéfices dès son amorçage.
Il est toutefois possible que la dénomination de « coopérative » freine les propriétaires de petites et moyennes entreprises parce que le terme est parfois idéologiquement connoté. Dans tous les cas, comme le suggère le promoteur de l’Esop slovène, plusieurs conditions pourraient être réunies pour atteindre l’objectif de démocratisation du travail :
- la détention d’actions par au moins 50% des salariés ;
- une répartition équitable du capital évitant sa concentration entre les mains de quelques-uns, grâce à la fixation d’un seuil d’acquisition de 25% à 30% pour les travailleurs ;
- une gouvernance démocratique décorrélée de la valeur du capital détenu, ce qui implique des formations, une information transparente et une participation significative ;
- le retrait de la participation des travailleurs lorsqu’ils quittent l’entreprise (démission, retraite)16Tej Gonza, op. cit..
C’est pourquoi une question de vocabulaire ne doit pas occulter les enjeux. Alors que la menace du populisme pèse sur les élections européennes, il est urgent pour les partis progressistes de défendre une réforme de la démocratie par l’entreprise afin de consolider la république.
L’Union européenne pourrait porter un plan d’action visant à :
- créer un observatoire de la démocratie au travail et de ses innovations,
- mettre en œuvre un programme de sensibilisation à ses modèles,
- promouvoir leur diffusion auprès des États membres à travers plusieurs dispositifs : incitations fiscales, réglementations favorables, garanties financières, accès aux marchés publics, recyclage des allocations de chômage, etc.
Elle serait ainsi fidèle à l’héritage de Jacques Delors, qui promouvait la subsidiarité à travers le développement de l’économie sociale. Si l’Europe sociale ne veut plus être un vain mot, elle doit réenchanter la démocratie au travail.
- 1Voir la directive sur ce lien.
- 2Ibid.
- 3Jean Jaurès, « L’émancipation sociale des travailleurs », Assemblée nationale, 21 novembre 1893.
- 4François Ruffin, Mal-travail : le choix des élites, Paris, Les Liens qui libèrent, 2024.
- 5Isabelle Ferreras, Gouverner le capitalisme ? Pour le bicamérisme économique, Paris, PUF, 2012 ; Isabelle Ferreras, Julie Battilana et Dominique Méda (dir.), Le Manifeste travail : démocratiser, dépolluer, démarchandiser, Paris, Seuil, 2020.
- 6Michel Canévet, Rémi Cardon et Olivier Rietmann, Rapport d’information relatif à la transmission d’entreprise, Sénat, 7 octobre 2022.
- 7Avis du Conseil supérieur de l’économie sociale et solidaire sur le bilan de la loi de 2014, juin 2023.
- 8Waldo Orellana Zambrano, « Sociedades laborales », dans José Luis Monzón et Isidro Antuñano Maruri (dir.), Guía laboral de la economía social valenciana, Ciriec España, 2021, pp. 235-258.
- 9Ibid.
- 10« Terme juridique américain » désignant un « regroupement d’entreprises apparemment distinctes mais en réalité obéissant à un même pouvoir » d’après Alternatives économiques.
- 11Nicolas Aubert, « L’actionnariat salarié aux États-Unis. Guide de l’épargne et de l’épargnant. Ce que l’épargnant doit savoir », HAL Science ouverte, 2020.
- 12« Employee Ownership by the Numbers », 2024.
- 13Tej Gonza, A new vision of a social enterprise: Standards and scaling social employee ownership in EU, Chaire TerrESS, 7 décembre 2022.
- 14Loi n°47-1775 du 10 septembre 1947 portant statut de la coopération.
- 15Maxime Baduel, entretien réalisé par Camille Dorival et Théo Nepipvoda, « Nous souhaitons rendre l’économie sociale et solidaire plus visible », Carenews, 30 janvier 2024.
- 16Tej Gonza, op. cit.