Dans la course à la neutralité carbone, l’Allemagne part de loin et le gouvernement admet que les objectifs climatiques fixés pour 2022 et 2023 ne seront pas atteints. S’il propose désormais que 80% de la consommation d’électricité proviennent des énergies renouvelables d’ici 2030, le chemin pour y parvenir est semé d’embuches technologiques, politiques et diplomatiques. Ernst Stetter, conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, analyse les enjeux de l’inévitable transition énergétique allemande.
Le gouvernement fédéral propose que 80% de la consommation d’électricité proviennent des énergies renouvelables d’ici 2030. Il s’agit d’un défi considérable. D’une part parce que ce chiffre stagne aujourd’hui juste au-dessus des 40% et, d’autre part, parce que les besoins en électricité vont considérablement augmenter au cours des dix prochaines années.
Lors de la conférence de presse qu’il a tenu le 11 janvier 2022, le ministre fédéral de l’Économie et de la Protection du climat, Robert Habeck (Verts), a souligné une évidence : « cela ne se fera pas sans des efforts considérables et exigeants ».
Dans la course à la neutralité carbone, l’Allemagne part de loin. Les mesures déjà adoptées se sont révélées largement insuffisantes, et le ministre reconnaît lui-même que les objectifs climatiques fixés pour 2022 et 2023 ne seront pas atteints.
Le gouvernement prétend mettre tout en œuvre pour combler l’écart et atteindre la neutralité carbone d’ici 2045. Pour y parvenir, l’Allemagne mise en priorité sur l’énergie éolienne terrestre : elle vise une capacité installée de plus de 100 gigawatts, soit un doublement de ses installations actuelles.
Des mesures climatiques ambitieuses
Le gouvernement a présenté des mesures immédiates. Il y a tout d’abord un amendement de la cotisation obligatoire (EEG) pour les énergies renouvelables. Il ancre le principe que les énergies renouvelables constituent pour l’Allemagne un intérêt public supérieur.
Toutes les surfaces de toit appropriées devront dorénavant être mises au service de l’énergie solaire. Les panneaux photovoltaïques deviendront ainsi obligatoires pour les nouveaux bâtiments commerciaux et devront être la norme pour les nouveaux bâtiments privés.
Avec la loi du « vent sur terre », l’Allemagne devra consacrer 2% de sa superficie à l’énergie éolienne. Il s’agit de concilier le développement de cette énergie renouvelable tout en assurant la protection des espèces. Le texte devrait également permettre d’accélérer les procédures à suivre pour planifier et approuver de nouveaux projets éoliens.
L’ambition du gouvernement est de parvenir à faire suffisamment baisser les prix pour que l’électricité soit à la fois plus compétitive et accessible socialement que les combustibles fossiles. Pour y parvenir, il souhaite mettre en place des contrats de protection climatiques pour soutenir et financer les investissements nécessaires à la transformation de l’industrie allemande. L’objectif est d’aider cette dernière à devenir au plus vite à la fois climatiquement neutre et économiquement rentable.
Les efforts déployés concernent les entreprises, mais également les particuliers. Le gouvernement entend parvenir à verdir le chauffage, dont 50% devra désormais provenir d’énergies renouvelables à l’horizon 2030. Pour y parvenir, les bâtiments devront être repensés, le chauffage des villes devra être modifié en profondeur, et les réseaux de chauffage public devront être étendus.
Dans ce but, de nouvelles normes de construction des bâtiments et des logements seront édictées. L’accord de coalition stipule ainsi qu’à partir de 2025 chaque nouveau système de chauffage devra être alimenté par au moins 65% d’énergies renouvelables.
Le dernier volet du plan gouvernemental concerne l’hydrogène, dont Berlin souhaite accélérer le développement.
Les applaudissements du mouvement écologiste
Présenté par Robert Habeck, le plan gouvernemental pour réduire les émissions de CO2 et développer les énergies renouvelables a évidemment suscité des réactions positives au sein du mouvement écologiste en Allemagne.
L’Association fédérale pour les énergies renouvelables a par exemple parlé d’une « nouvelle ère ». Pour Simone Peter, ancienne présidente des Verts, Robert Habeck a reconnu l’urgence qu’il y avait à agir, tandis que Lisa Göldner, experte des questions environnementales chez Greenpeace, a salué un « bon départ ».
Le SPD est sur la même ligne que ses partenaires de coalition : le chef du groupe parlementaire, Matthias Miersch, s’est réjoui qu’il y ait « enfin » un consensus sur le fait « que l’expansion maximale des énergies renouvelables est la tâche la plus importante pour rendre l’Allemagne climatiquement neutre ».
Avec son plan ambitieux, Robert Habeck envoie un signal fort à ses collègues du gouvernement, désormais sous pression pour élaborer leurs propres plans afin que les transports, l’agriculture, la construction et les affaires européennes opèrent leur propre virage environnemental.
La nécessite d’un patriotisme écologique
Cependant, l’enthousiasme n’est pas unanimement partagé en Allemagne. En Bavière, où le ministre-président Markus Söder et les conservateurs de la CSU sont menacés de perdre leur majorité aux prochaines élections régionales, le plan fait même grincer des dents. Dans le sud de l’Allemagne, l’énergie éolienne n’est en effet pas la bienvenue. Elle y est soumise à la règle des « 10H » : décidée en 2014 à la suite d’un grand mouvement de protestation, elle stipule qu’une éolienne doit être éloignée de toute habitation d’une longueur au moins dix fois égale sa hauteur. Pour le dire plus clairement : si une éolienne mesure 200 mètres de haut, elle ne peut être installée à moins de 2 kilomètres d’une habitation. Comme le souligne le BUND, l’organisation de la protection de l’environnement la plus importante d’Allemagne, cette règle drastique explique pourquoi la Bavière n’a quasiment pas construit de nouvelles éoliennes ces dernières années.
Pour accomplir ses objectifs nationaux, le ministre Robert Habeck devra donc négocier avec les États fédéraux. Face aux oppositions locales, il en appelle désormais au « patriotisme écologique » en rappelant que la transition énergétique ne se fera pas seulement au bénéfice de l’environnement mais bien du peuple allemand, de la société et de l’économie.
Cet appel au patriotisme fait référence au titre d’un de ses livres, Patriotisme – un plaidoyer de gauche. Dans ce texte publié en 2010, il expliquait que, pour accepter de changer ses habitudes, une société avait besoin d’un récit politique qui lui inspire confiance et lui donne envie de se battre. En l’état, ce consensus n’est pas encore établi. Au sein même des Verts, de violents débats agitent les militants autour de l’utilité réelle des éoliennes : dangereuses pour les animaux, nocives pour la santé, inutiles, trop coûteuses… Les arguments ne manquent pas et resurgissent dès qu’un nouveau projet est annoncé quelque part en Allemagne. En ce sens, l’appel au patriotisme écologique doit aussi s’entendre comme un plaidoyer pour impliquer dès le départ les citoyens dans le processus de planification écologique qui s’amorce.
« Le confinement climatique » : la rumeur complotiste propagée par l’extrême droite
Cette implication des citoyens dans la transition écologique conditionnera son succès. En effet, les défis et les sacrifices que cette dernière engendrera risquent de diviser la société allemande. Alors que son mouvement de contestation des mesures sanitaires s’épuise, l’extrême droite cherche à renouveler son discours pour l’après-pandémie. Comme ils l’ont fait pour la crise sanitaire, ils ont l’intention de surfer sur la crise environnementale pour dénoncer la « dictature climatique imminente » que souhaiteraient selon eux imposer les écologistes.
De fait, les élus de l’AfD emploient déjà de plus en plus souvent ce terme. Un sentiment objectivement confirmé par une récente étude de l’Institut du dialogue stratégique en Allemagne (ISD). Les arguments sont les mêmes que ceux utilisés depuis maintenant deux ans à propos de la Covid-19 : le changement climatique ne serait pas prouvé, la responsabilité de l’homme ne serait pas établie, ses effets seraient exagérés, et les mesures prises pour l’endiguer nuisent à l’économie et aux travailleurs allemands.
L’AfD adapte ici les techniques langagières déjà utilisées aux États-Unis par le mouvement QAnon ou les admirateurs de Donald Trump. On peut situer le point de bascule à la décision du 29 avril 2021 de la Cour constitutionnelle fédérale, qui a jugé dans une décision historique que, dans sa forme actuelle, la loi sur la protection du climat était insuffisante et donc inconstitutionnelle. Sur les réseaux sociaux, les élus de l’AfD et des gourous complotistes en ont profité pour introduire dans le débat l’idée d’un « confinement climatique » et accuser le jugement de préparer le terrain à une restriction des droits fondamentaux en Allemagne.
Ces élucubrations auraient dû rester cantonnées aux réseaux sociaux et aux groupuscules complotistes d’extrême droite, mais elles ont hélas été reprises par certains politiciens de la CDU, à l’image du ministre-président de la Saxe, Michael Kretschmer. S’il a par la suite rétropédalé, le mal était fait : le tabloïd Bild et le journal Die Welt avaient déjà repris le terme et accéléré sa propagation dans l’espace public allemand.
La dépendance allemande au gaz naturel russe
Malgré un plan ambitieux pour accélérer sa transition énergétique, l’Allemagne reste toutefois encore obligée – et pour un certain temps – de s’appuyer sur le gaz naturel russe pour assurer son approvisionnement énergétique. Berlin considère le gaz naturel comme une technologie de transition importante pour parvenir à la neutralité carbone. Si cette idée est inscrite dans l’accord de coalition, elle est vivement débattue parmi les écologistes et au sein des gouvernements de l’Union européenne.
Ce débat va aller en s’intensifiant au niveau européen et international. Pour que la transition fonctionne, elle devra être mondiale et coordonnée. C’est l’ambition du chancelier Olaf Scholz que d’y contribuer à l’occasion de la présidence du G7 que l’Allemagne exercera cette année. Il propose que le G7 se redéfinisse comme un club du climat au sein duquel les principales puissances industrielles de la planète pourraient coordonner leurs efforts vers la neutralité carbone. En plus d’accélérer la transition, cette évolution les aiderait à diminuer considérablement leur dépendance aux ressources énergétiques en provenance de la Russie et du Proche Orient.
Comme le montre la crise actuelle à la frontière entre la Russie et l’Ukraine, il s’agit là d’une urgence géopolitique majeure. En raison de leur dépendance au gaz russe, l’Allemagne et l’Europe sont pieds et poings liés face à l’attitude agressive de Moscou. Chacun sait que si la Russie décidait de restreindre ses exportations de gaz au cœur de l’hiver et au milieu d’une hausse historique des cours, les livraisons en provenance des États-Unis ne suffiraient pas à compenser et satisfaire les besoins énergétiques de l’Europe. Tant que l’Europe n’aura pas achevé sa transition énergétique et accédé à une vraie autonomie stratégique, la diplomatie et les compromis avec la Russie demeureront donc inévitables.