Dans sa contribution d’une série réalisée en partenariat avec L’Hétairie, le constitutionnaliste Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public à l’université de Lille et auteur du blog La Constitution décodée, revient sur la pression politique – et médiatique – qui pousse à ce que les nominations du gouvernement aient lieu dans le délai le plus bref, alors qu’aucune raison ne vient le justifier.
Pourquoi tant d’empressement à l’empressement ?
En fin de semaine dernière, on pouvait entendre des journalistes s’impatienter ou des politiques dénoncer le soi-disant retard avec lequel le gouvernement était nommé. Sans vouloir nourrir un débat politique largement stérile, il est intéressant de revenir sur les causes, non d’un quelconque retard, mais bien d’un délai pris par le chef de l’État et la cheffe du gouvernement pour en annoncer la composition, permettant de souligner qu’il n’est ni anormalement long ni anormalement court, mais qu’il mériterait d’être institutionnalisé.
Rappelons qu’Emmanuel Macron fut réélu le 24 avril, au terme d’une élection présidentielle intégralement organisée au mois d’avril (ce qui n’était jamais arrivé), afin d’éviter que le premier tour ne soit organisé au cours du week-end prolongé de Pâques (le 17 avril). Il fut donc réélu dix-neuf jours avant le terme officiel de son mandat (le 13 mai, à 24 h)… exactement comme un certain Charles de Gaulle, réélu le 19 décembre 1965, soit dix-neuf jours avant le terme officiel de son premier mandat (le 7 janvier 1966, à 24 h).
Regrouper l’élection présidentielle et les élections législatives permettrait de renforcer la légitimité propre des députés
Tout comme ce dernier et contrairement à Jacques Chirac en 2002 (lui aussi réélu), Emmanuel Macron patienta jusqu’au début effectif de son second mandat pour recevoir la démission de son Premier ministre, puis procéder à la nomination d’Élisabeth Borne. En 1966, Georges Pompidou succéda à lui-même, après une démission et une re-nomination effectuées le 8 janvier, tandis que la composition du gouvernement était décidée le même jour. En 2022, il a fallu attendre le 16 mai pour la nomination de la Première ministre, puis quatre jours supplémentaires, jusqu’au 20 mai, pour la composition du gouvernement.
Il se sera donc écoulé presque quatre semaines entre la réélection et la nomination d’un nouveau gouvernement. Est-ce un problème ? Non, pour la raison principale que le gouvernement actuel ne restera en fonction qu’à peine un mois et qu’au lendemain des élections législatives, un nouveau gouvernement sera composé. Il sera vraisemblablement conduit par la même Première ministre, sauf surprise, mais ces élections engendreront quelques ajustements.
Le gouvernement Borne I n’est donc que de transition, chargé de préparer les actions prioritaires qui seront conduites dès l’ouverture de la nouvelle législature et de mener la bataille des législatives… tout en s’astreignant à un devoir de réserve qui n’a d’ailleurs pas grand sens, d’autant moins qu’il n’est imposé ni par les textes ni par les contingences politiques, un gouvernement et ses membres étant bien en droit de faire campagne pour obtenir la majorité dont ils ont besoin pour mettre en œuvre leur politique.
Trois raisons principales expliquent le délai pris par le président de la République.
D’abord, la montre. Celle du calendrier et cette volonté de respecter le terme effectif du premier mandat, avant d’entamer le second, comme on a pu l’indiquer. Celle du temps politique, également, la majorité actuelle souhaitant réduire le plus possible la durée de la campagne législative, afin de minimiser les mises en cause et d’éviter ainsi de perdre des voix. D’ailleurs, si Jacques Chirac avait procédé différemment en 2002, c’était pour la raison exactement inverse : sortant d’une période de cohabitation et voyant qu’il risquait de s’en voir imposer une autre, il a voulu, sans tarder, entamer cette campagne électorale pour espérer l’emporter.
Ensuite, le casting. C’est quasiment un travail d’orfèvre, qui doit permettre un équilibre des genres et des âges, géographique et politique (avec, ici, un nombre important de courants ou autres partis à satisfaire), entre anciens et nouveaux arrivants, entre politiques et « société civile », entre portefeuilles importants et ceux qui le sont moins, entre personnalités attendues et personnalités inattendues. Tout cela prend évidemment du temps… pour un résultat contenant, parfois, des erreurs de casting. Le « cas Abad » n’a sans doute pas fini d’envenimer la situation et l’on verra si l’on est effectivement entré dans une ère nouvelle, alors que Gérald Darmanin, poursuivi pour des faits similaires, n’avait pas été contraint à la démission, tout en étant aujourd’hui reconduit, ou qu’Éric Dupond-Moretti, mis en examen devant la Cour de justice de la République, est également confirmé comme garde des sceaux.
Les vérifications, enfin. Depuis 2017, le président de la République peut, préalablement à leur nomination, demander que soient vérifiées certaines obligations dont sont supposés s’acquitter les membres pressentis d’un gouvernement, auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique ou de l’administration fiscale, ce qui prend également du temps… et qui n’empêchent pas que des poursuites soient engagées pour des faits révélés dès le lendemain de la nomination, comme le confirme ce cas de Damien Abad ou, en 2017, la situation de François Bayrou et des ministres issus du MoDem.
Ce n’est donc pas tant le délai qui pose problème que l’empressement dans l’empressement : cette pression politique – et médiatique – pour que les nominations aient lieu dans le délai le plus bref, alors qu’aucune raison ne vient le justifier.
Au contraire, il serait raisonnable d’institutionnaliser ces questions de calendrier.
D’une part, on a déjà pu le défendre, regrouper l’élection présidentielle et les élections législatives permettrait de renforcer la légitimité propre des députés.
D’autre part, il serait judicieux que la prise de fonction effective soit plus largement déconnectée de l’élection, laissant s’écouler le délai d’un ou deux mois, comme c’est le cas aux États-Unis ou dans de nombreux pays du continent américain. Ce délai permettrait de composer les équipes, d’opérer les vérifications requises, de préparer les dossiers prioritaires, bref de s’organiser en vue d’une mise en route pleine et entière lorsque débute la nouvelle législature, à une date qui serait ainsi institutionnalisée.
On éviterait alors ces attentes, ces incertitudes, ces hésitations, ce gouvernement de transition dont les effets ne sont pas des plus bénéfiques pour la sérénité démocratique et institutionnelle à laquelle notre régime peut légitimement aspirer ; tout en rappelant, dans notre démocratie de l’urgent et de l’immédiat, que le temps long n’est pas l’ennemi du bon gouvernement.