Quelles difficultés institutionnelles de l’Union européenne ont-elles été mises à jour par l’épidémie de Covid-19 ? Théo Verdier, expert associé à la Fondation Jean-Jaurès, a interrogé le député européen Raphaël Glucksmann (groupe S&D), qui plaide pour que la réponse à la crise n’occulte pas la question des compétences et des moyens alloués à l’Union, à travers de véritables ressources propres.
Théo Verdier : Quel regard portez-vous sur la réponse européenne à la crise ?
Raphaël Glucksmann : Un enjeu qui n’est jamais abordé actuellement, et qui me semble important, c’est l’enjeu institutionnel. Je pense à la « conférence sur l’avenir de l’Europe », une idée qu’Emmanuel Macron a lancée, et dont on ne sait pas encore quelle forme elle prendra. À mon avis, il faut transformer cet événement en « conférence sur la sortie de crise ». Nous devons clarifier qui est responsable de quoi entre les États et l’Union européenne.
Aujourd’hui, l’Union paie pour une crise dont elle n’est pas responsable. Elle n’a pas la compétence de santé. Elle est pourtant jugée responsable et permet aux États de se défausser. Le résultat, c’est quoi ? 50% des Italiens souhaitent sortir de l’Union. Ils ont l’impression que l’Europe est responsable de la crise.
Le commentaire qu’on peut faire des mesures annoncées par l’Eurogoupe et le Conseil européen sera toujours un « Et en même temps ». On constate certaines avancées. La première c’est qu’on a, espérons-le, jeté dans la poubelle de l’histoire le dogme des 3%. Même Angela Merkel évolue sur la question budgétaire. Mais en même temps, ce n’est pas assez. On n’a pas évoqué des propositions innovantes, comme la monnaie hélicoptère, ni même une réelle solidarité entre les États. Et, admettons qu’on ait ce type de politique cohérente, nous serions tout de même face à un blocage institutionnel sérieux. Si l’on veut que l’Europe se relance dans cette crise, il va falloir poser la question de qui fait quoi en Europe. Aujourd’hui, chaque niveau d’autorité peut se défausser sur un autre.
On voit par exemple aux États-Unis que la coordination entre États fédérés et structure fédérale n’est jamais simple en tant de crise. N’est-ce pas la même chose en Europe ?
Ce sont les crises qui permettent de faire évoluer les institutions. Notre rôle est donc d’analyser celle déclenchée par le coronavirus. Et de rendre clair un fonctionnement communautaire qui a jusque-là failli lorsque l’épidémie a démarré.
Généralement, lors d’une crise, c’est le niveau fédéral qui se renforce aux États-Unis. Sauf qu’on n’a pas le même niveau d’intégration. Il n’y a aucun élément qui permette d’affirmer que l’échelle européenne soit ici renforcée. Le premier mouvement qu’on a pu observer sur le continent, ce sont des vols de matériel médical entre États membres. Ce qu’on a réussi à mettre en place, c’est tout au plus une coordination. Il y a la conscience qu’il faut une réponse européenne, car 27 nations sont plus fortes qu’une seule. Nous avons cependant une difficulté institutionnelle à la mettre en œuvre.
La question institutionnelle est majeure. Et elle est pourtant totalement mise de côté. On peut le comprendre car il y a une urgence sanitaire puis économique et donc sociale. Le problème étant que ce débat n’est jamais urgent. Quand l’urgence arrive, nous sommes nus. Pourquoi ? Parce qu’on n’a jamais posé la question fondamentale des compétences et des moyens accordés à l’Union. Pour moi, c’est un test immense pour l’avenir de l’UE.
Face à l’ampleur des mesures annoncées au niveau européen, le Parlement a dû se prononcer sur des enjeux que l’on pourrait considérer comme résiduels (déblocage de 37 milliards d’euros de fonds européens, feu vert à la suspension des règles en vigueur pour les compagnies aériennes, etc.). Quel est le rôle du Parlement face à la crise ?
Le Parlement européen fait face à deux problématiques. En premier lieu, un problème institutionnel. Le Parlement donne son avis sur tout, mais ne se montre décisionnaire que sur très peu de choses. Ce qui constitue un paradoxe. C’est l’institution la plus démocratique de l’Union mais elle n’est pas souveraine. Le Parlement n’exerce pas de pouvoir réel. Enfin il a simplement le pouvoir de dire « non ». Historiquement, les Parlements se sont constitués pour décider de la levée de l’impôt et du budget. L’assemblée européenne ne dispose pas de ces compétences.
Le Parlement européen est certainement la plus démocratique des assemblées parlementaires dans son fonctionnement. Mais il a peu de pouvoirs. Ce qui est également vrai pour la Commission. On le voit en temps de crise, quand il faut prendre des décisions de manière urgente, c’est le Conseil qui prime, et donc la rivalité entre les États.
En parallèle, il y a aussi une forme de résignation politique. Je me suis abstenu sur la résolution votée la semaine passée. Je n’étais pas en désaccord avec le texte, mais il n’était pas au niveau quand on connaît l’envergure de la crise. Ce n’est qu’une liste de principes. Le Parlement européen est d’autant plus faible qu’il renonce à être puissant.
Il ne faut pas s’exonérer en tant que parlementaire du caractère inaudible du Parlement européen. Si l’on produit un texte avec des injonctions claires, ce sera plus audible. Le texte actuel n’est pas scandaleux, mais il manque d’ambition, tout comme la position du Conseil. La crise n’en est qu’à son commencement, elle sera plus profonde, plus grave et plus longue que celle de 2008. Les conséquences économiques, sociales et politiques seront vraisemblablement sans précédent. Nous devons être à la hauteur de ce moment historique. Nous ne pouvons, une fois de plus, manquer la discussion centrale et déterminante sur le budget. Car le Parlement européen a un pouvoir, c’est celui de refuser le budget.
Ne craignez-vous pas que l’urgence et les difficultés qu’ont les États à parvenir à un compromis restreignent la capacité des parlementaires à peser sur le futur budget européen ?
Il y aura des gens au Parlement européen pour nous expliquer qu’il faut être responsable et ne pas discuter. Car la proposition transmise aura été dure à formuler. Et il ne faut pas que nous nous opposions par principe.
Néanmoins, on est tout de même arrivé à un moment où, avant l’épidémie, on a réduit le budget européen. Donc on demande plus à l’UE sans lui donner de moyens supplémentaires. Cela pose les questions des ressources propres. Il n’y a aucun avenir possible pour l’Union si elle n’a a pas de ressources propres. C’est une question fondamentale. On peut imaginer une taxe commune sur les importations carbonées ou encore sur les produits financiers. Si l’on n’a pas de ressources propres, on se résout à l’intergouvernementalité ad vitam aeternam.
À ce titre, le Conseil tend à relever à 2% du revenu national brut (RNB) le plafond des ressources propres du budget européen pour permettre de financer par la dette les coûts liés à la crise. Est-ce une réponse adéquate ?
Relever le plafond des dépenses ne constitue pas une véritable ressource propre. Ce n’est pas inutile, mais ce n’est pas suffisant. Ce qu’il nous faut, ce sont des ressources propres, pas des emprunts. Cela peut être une taxe européenne. On peut discuter de ce sur quoi on commence. On peut aussi envisager un impôt européen sur les sociétés qui permet des ressources propres et de lutter contre le dumping fiscal. Il y a plusieurs options sur la table. Le problème serait qu’il n’y ait pas de table. Je comprends très bien qu’on ne souhaite pas se poser la question car c’est la plus difficile de toutes. Mais si on ne la pose pas, on met un sparadrap sur une plaie béante.
Je ne critique pas en tant que telles les propositions de l’Eurogroupe. C’était évident qu’une réunion des ministres des Finances n’allait pas régler ce problème. Je dis par contre qu’il est urgent que nous ayons ce débat. C’est en cela que la « conférence sur le futur de l’Europe » pourrait nous aider, même si l’on a un conflit de temporalité, puisque le budget européen doit être adopté avant la fin de l’année.
Cette conférence est présentée comme l’occasion d’une refondation. Mais si cela doit seulement aboutir à la création de listes transnationales, nous ne contrerons jamais les partisans d’un « Italexit » et leurs alliés en Europe. La seule manière d’inverser le cours de l’histoire, c’est de montrer que l’Union européenne est la juste échelle pour réguler le commerce international, ou encore agir sur la crise climatique. Si l’on veut se donner ce type d’objectifs, il faut que l’UE ait des moyens conséquents.
La discussion sur le budget est une des clés. Puisque refuser le budget est le seul levier politique du Parlement européen, utilisons-le pour obliger les autres institutions à poser ce débat. Il y a des pays qui ne sont pas contre. Même si l’argument qui nous sera opposé est de dire que nous sommes dans l’urgence, que le compromis a été difficile à atteindre et que ce n’est pas le moment de poser des questions ultra complexes. C’est un moment de vérité pour le Parlement européen – sur ce qu’on veut être et comment on conçoit notre mandature. Quel est notre rôle ? Sommes-nous les facilitateurs du Conseil ou les porteurs d’une ambition différente pour l’avenir de l’Europe ?